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Nathalie Sarraute répétait volontiers navoir « jamais pu tracer de frontières entre roman et poésie ». Pourtant, de telles frontières existent. Ses textes ne sont pas des poèmes ; Nathalie Sarraute le savait. Et je ne crois pas quelle ait jamais prétendu avoir écrit de la poésie. Importe cependant cette apparente difficulté (ou impuissance) à séparer roman et poésie, surtout de la part dun écrivain si habile à discerner, si constamment soucieux de distinction et dajustement lorsque de simples mots sont en cause... De sorte que parler ici de « difficulté » ou dincapacité serait à lévidence se fourvoyer. Il apparaît plutôt que Nathalie Sarraute trouve quelque intérêt ou plaisir à ne pas séparer roman et poésie, à garder flottante cette distinction, sans doute pour sintaller elle-même, avec sa plume et ses papiers, sur cette bordure ou cet estran, là même où lun et lautre se recouvrent et se découvrent, se joignent et se disjoignent, se dissimulent et se révèlent mutuellement. Ne pas « tracer de frontières », cest maintenir roman et poésie dans un même territoire, que lon appellera commodément lécriture, non pour les y confondre ou les y dissoudre, mais afin, tout dabord, que la poésie veille sur le roman et lempêche de se constituer en monde clos, à limaginaire solide, bien établi sur un sujet, des personnages et une intrigue. Car tel est lenjeu de ce rapprochement : la poésie entretient un doute sur le langage dont le roman tout seul fait volontiers léconomie. La poésie considère le langage avec un soin dont le roman la plupart du temps se distrait. La poésie a vis-à-vis de la réalité même des timidités, des précautions ou des pudeurs qui, par comparaison, font paraître grossiers ces romans que lon dit parfois « réalistes ». Et si les tropismes chers à Nathalie Sarraute ne sont pas ces tropes quaffectionnent les poètes, voilà pourtant deux mots qui ont une même racine et qui conduisent à rapprocher des tours et des trouvailles poétiques lobservation de ces « mouvements furtifs et instinctifs » dont lécrivain fait la matière de ses « romans ». On sait que trouveur de tropes, le poète fut aux temps anciens appelé « trouvère » ou « troubadour ». Un inspiré des dieux, des muses, ou simplement des formes. Mais Nathalie Sarraute est plutôt de celles à qui les mots manquent. De celles qui cherchent leurs mots. Au point davoir fait de son uvre la dramatisation de cette parole manquante ou incertaine : une succession de gros plans et de ralentis cinématographiques sur ces situations inquiétantes où les mots nous restent sur le bout de la langue. Poète, Nathalie Sarraute ne lest ni par inspiration ni par goût des figures. Là où le travail du poète tient de la « prouesse de langue », celui de Sarraute retient ou récuse toute prouesse et se réclame plutôt de la défaillance expressive pour évoquer lindicible le je ne sais quoi et le presque rien Il y a chez Nathalie Sarraute comme un double mouvement de désignation et de rétention : elle montre et sarrête sur le bord. De sorte que plutôt que dune poétique de la suggestion, héritée de Mallarmé, il conviendrait à son propos de parler dune poétique de lallusion et de lélision. Une poétique de lindécision. Au commencement est lempêchement : il motive lécriture, est pris en compte par elle, et détermine sa forme. Ainsi, dans le passage dEnfance où elle évoque un extraordinaire moment dextase enfantine, naguère éprouvée au jardin du Luxembourg, face à des espaliers fleuris, après quon venait de lui lire un extrait des Contes dAndersen, elle névoque cette incomparable sensation que pour souligner quaucun mot ne convient pour sen saisir : ni « bonheur », ni « félicité », ni « exaltation », ni « extase », ni même « joie », pourtant modeste et simple, mais incapable de recueillir à lui seul ladmirable vibration de vie qui se trouvait si intense en cet instant
On laura compris : seul un poème, peut-être un chant, mais sûrement pas un mot tout seul, concept ou notion, eût pu essayer de se proportionner à cette vive émotion, den reproduire limpulsion, la représenter, la répercuter peut-être
mais en la métamorphosant. Ce que dès lors viendrait nous dire, plus ou moins à son insu, dans une forme de roman nouveau, Nathalie Sarraute, est à peu de chose près ce pourquoi la poésie existe. Son propre travail de prose désigne soigneusement le vide que recreusent les mots du poème et dans lequel ils se jettent, ce défaut que la poésie rémunère ou aggrave, enchante ou durcit. Tout se passe alors comme si elle appliquait son effort à nous démontrer par le menu la nécessité du poème quelle nécrira pas, préférant continuer de se tenir à lendroit du désir, de son désir, ce lieu tremblant où la ligne décriture voudrait ne coïncider quavec la ligne de vie elle-même. Puisque « vie » est ici, en définitive, le seul mot qui importe, le seul mot juste où viennent se résoudre et séteindre tous les autres : « des ondes de vie, de vie tout court, quel autre mot ? » Peut-être Nathalie Sarraute reste-t-elle en-deçà ou à côté de la poésie tout simplement parce que la nature du différend quil lui faut régler avec le langage lempêche de la rejoindre : perte de contact, main lâchée par la mère, nécessité de vérifier, mesurer et comprendre lécart, de se rendre supportable une insuffisance, de réévaluer donc sans relâche « lusage de la parole ». Là où la poésie impliquerait un abandon à tout le moins une souscription à la force du langage, que celle-ci soit entendue positivement comme emportement vers le chant, ou négativement comme effrayante ouverture de la « bouche dombre » de linconscient, Nathalie Sarraute résiste, observe, écoute et interroge. Elle veut le vrai. Plus fort quelle nest pas le langage, mais le besoin de voir, dentendre et de savoir, de demander et de comprendre, de questionner pour dire ce quil en est de la parole. Plus fort que le langage est ici sa recherche, laquelle ne peut se déployer que dans le soupçon et lespacement même du langage. Il faut examiner. Là se trouve le courant porteur, dans une espèce de curiosité prolongée de petite fille écarquillant les oreilles et les yeux dans un monde encombré dadultes. Lenfant, nest-ce pas, en chacun, celui qui, de longue date, questionne ? Nest-ce pas celui qui déconcerte, là où tout discours « adulte » sefforce de concerter. Celui qui empêche « quon puisse avoir sur lui le dernier mot » Celui dont les mots insolites, « porteurs dinconnu », engendrent chez les parents des « discours flottants, aussi péremptoires que changeants au goût du jour, vite chargés dincertitude et comme usés avant davoir servi. » Là où de paresseux stéréotypes assimilent trop vite la poésie à quelque esprit denfance capable dun inépuisable émerveillement, Nathalie Sarraute pose une figure autrement rigoureuse et radicale denfant-question en qui réclame ce qui reste en souffrance dans la créature, ce qui espère, ignore, désire attend, se cherche. Mais cette inquiétude radicale et si insistante, cest bien dans un régime de prose à vitesse ralentie de prose que Nathalie Sarraute lui donne une forme. Elle confie à des silhouettes et des voix humaines le soin dêtre ce lieu charnel où se joue la complexité et la tension vers la vérité. Simplement parfois quelques phrases, sans cesse menacées descroquerie, ou promptes à se crisper et se gonfler dimportance face au néant qui menace. Des phrases en recherche de dialogue, où la possibilité de léchange est en jeu, la confrontation de soi avec lautre, que cet autre soit en nous ou au-dehors de nous. De ce que le poème éconduit ou surmonte, elle fait un récit ou un drame. Son écriture accentue entre les êtres ces craquelures que le poème recreuse quant à lui à lintérieur même du sujet ou dans lintervalle qui sépare mots et choses. On sait que dans ses derniers livres Nathalie Sarraute en est finalement venue à traiter les mots comme des personnages, « des êtres vivants parfaitement autonomes », qui sont par exemple les protagonistes des drames de Ouvrez. Ici les mots vrais là les mots mensongers, les « contrevérités », les « produits fabriqués de toutes pièces » et les « modèles bien éprouvés » : si lécriture perd de vue la frontière qui sépare roman et poésie, cest pour travailler à dresser des parois, murs ou vitres, entre ce que Sartre appelait lauthentique et linauthentique. Montrer ce qui engendre, falsifie ou fait bifurquer la parole, cest alors projeter au ralenti, avec une grossissante optique, et faire revivre le drame de lexpression . Il ne sagit pas pour Nathalie Sarraute de saligner sur la « rage de lexpression » de Francis Ponge : elle ne cherche ni à surmonter le mutisme ni à « résister aux paroles ». Mais là où Ponge considère attentivement des objets et les convertit en objeux, elle traite les formules figées de notre « parlerie » comme des êtres. Son trajet ne la conduit pas à faire parler le monde muet. Elle ne va pas des choses au langage mais du langage aux êtres. Cest ainsi la parole que Nathalie Sarraute représente : met en représentation. En créant des formes qui sont pour commencer des situations. En passant par les caprices ou les drames de linterlocution pour entendre bouger la langue. Parce que le mot en lui-même importe moins que la façon dont il apparaît, circule puis se retire, non sans avoir lancé ici ou là « une légère décharge ». Tout ce travail de considération de la langue, ces fouilles, ces sapes, ces dramaturgies, nauraient aucun sens si la vie même en sa sensation la plus fine et la plus juste nen constituait lultime objet. Ainsi que le dit nettement la préface dOuvrez, les mots, parfois, ny tenant plus appellent. Et cest à nous faire entendre cet appel que lécrivain travaillle. A discerner la réclamation derrière lappellation. Si le poète, à linstar de Rilke, va dans la langue trouver lOuvert, Nathalie Sarraute reste sur le seuil, frappe à la porte du langage et crie obstinément : « ouvrez » !. |
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