Gérard Noiret
et la dame à la glycine
par JEAN-MICHEL MAULPOIX
Article publié dans le
numéro 788 de La Quinzaine
littéraire
En hommage à la mémoire
d'une simple ouvrière d'autrefois, aussi bien
qu'à la banlieue même où elle a
vécu, Gérard Noiret a composé un
sobre « polyptyque » où le roman
côtoie le poème et où
l'évocation de la vie ordinaire devient geste
d'offrande.
GÉRARD NOIRET
POLYPTYQUE DE LA
DAME À LA GLYCINE
Actes Sud, éd., 96p.,
79FF
«
Elégie », ainsi pourrait être
sous-titré ce volume, si l'on se souvient que le
genre élégiaque mêlait à
l'origine le lyrique et l'épique pour inviter les
vivants à veiller la mémoire et à
poursuivre l'oeuvre des disparus. Encore
l'élément épique se trouverait-il
ici réduit au plus simple, voire à ce qui
pourrait paraître son contraire : la vie de tous
les jours. En banlieue parisienne, à la fin des
années quatre-vingt-dix, du côté de
l'avenue Jules Ferry ou Paul-Vailllant-Couturier, meurt
une vieille femme, Madame Jouanot, qui emporte avec elle
dans la tombe son histoire banale et compliquée
comme sont la plupart des histoires...
Pour ses enfants
qui ne se rencontraient plus mais que sa disparition
rapproche, cette mère pourtant devient une
énigme : sa mort fait remonter à la surface
tous les silences de sa vie. Avec quel fil relier les
scènes éparses du passé, les
photographies étalées sur la table, les
souvenirs de contrariétés,
d'attendrissements ou d'injustices ? Comment, avec de
maigres indices, des phrases tues, des secrets
gardés, des élans, des ratages,
reconstruire quelque chose qui ressemblerait à une
destinée et qui recueillerait cette figure de
femme simple, stabilisant enfin les traits de son visage
et les péripéties de son existence ?
A cette question,
Gérard Noiret apporte une réponse aussi
pudique affectivement que littérairement
très singulière. Prenant pour modèle
un de ces polyptyques qui ornaient naguère les
autels des églises, il offre à la disparue
non pas l'hommage d'un tombeau poétique, mais le
dispositif de sept écritures différentes
qui se juxtaposent ou s'entrecroisent. Deux «
panneaux » de prose constitués par les
récits des enfants, et soutenus par deux «
colonnes » de poèmes, entourent le «
Coeur dit de Marc Jouanot », centre du polyptyque,
où le troisième enfant (double de l'auteur
aux prises avec l'écriture) évoque les
derniers instants de sa mère à
l'hôpital. L'ensemble est cerné par deux
panneaux supplémentaires, dits des « Anges
bavards », où un choeur de voix
&emdash;celles de la banlieue&emdash; commentent...
L'ensemble
s'intitule « roman » en ce qu'il livre la
mémoire d'une vie, distribuée entre divers
personnages dont la destinée est
mêlée à celle de la figure
évoquée. Mais le volume eût aussi
bien pu s'appeller « poème », si l'on
songe à l'importance qu'y revêt la mise en
forme de cette figure d'ouvrière sublimée
en « dame à la glycine ». Et c'est
encore un « drame » tant il appartient au
mélange des langues, à la distribution des
voix et à la succession des scènes de dire
la difficulté à aimer et de tenter
d'articuler la liturgie de l'histoire familiale à
sa nécrologie.
Roman,
élégie, drame, ou poème, si tant de
termes se présentent à la fois pour
caractériser cet étrange polyptyque
à la symétrie rigoureuse, c'est qu'il
s'agit bien de ce que l'on nommait tout simplement
naguère un « texte », autant dire un
travail d'écriture inventant sa forme propre en
fonction de ses nécessités internes. Ce
sont ici celles de l'hommage et de l'offrande profanes,
destinées aussi bien à une disparue qu'au
monde qu'elle emporte avec elle. En vérité,
la construction qui se profile derrière ce
polyptyque est moins un tableau d'autel qu'un simple
pavillon de banlieue où loger tout un attachement,
comme en témoignent les deux « torsades
» de glycine encadrant la partie centrale : le
même texte repris par deux fois dit l'entrelacement
et la floraison, l'apesanteur désirée et
l'obstination de la vie, l'élévation vers
le sublime d'une simple figure d'ouvrière, autant
que la fidélité de l'écrivain
à sa mémoire.