LA LECON D'ARTHUR RIMBAUD...
Essai extrait de La poésie malgré
tout (Mercure de France, 1996) - par J.M.Maulpoix
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Un siècle
après sa mort, nous ne sommes toujours pas
parvenus à fixer Arthur Rimbaud. Nous devons nous
contenter de saluer sa prodigieuse vitesse. Une existence
littéraire d'environ quarante-deux mois a suffi au
jeune ardennais pour épuiser en une centaine de
pages tous les possibles de la poésie.
Après lui, rien de neuf, rien de plus à
dire, tout à recommencer. Telle est sa principale
leçon : il démontre, une fois pour toutes,
que la poésie ça n'est jamais ça.. En épuisant très vite et tour
à tour quantité d'énergies et de
formes, Arthur Rimbaud nous prouve que la langue de
poésie est une langue où il y a du
jeu: entre les différents sens d'un
même mot, dans l'emboîtement des mots entre
eux, dans la figuration et dans l'identité... Son
oeuvre se présente comme une exténuante
circulation et comme une distribution
généreuse de sens et de sons nouveaux. Sa
parole allègre et rapide, qui procède toute
par fulgurances, courts-circuits, palinodies et
contre-pieds, dépense sans compter des
énergies fabuleuses. Rimbaud, de son propre aveu,
se donne à lire, "littéralement et dans
tous les sens."
C'est cette
surabondance inouïe de trouvailles que le
poète épuisé par sa propre vitesse
finira par solder:
"A
vendre les Corps sans prix, hors de toute race, de tout
monde, de tout sexe, de toute descendance! Les richesses
jaillissant à chaque démarche! Solde de
diamants sans contrôle! (...)
A
vendre les applications de calcul et les sauts d'harmonie
inouïs. Les trouvailles et les termes non
soupçonnés, possession immédiate
(...)
A
vendre les Corps, les voix, l'immense opulence inquestionnable, ce qu'on ne vendra
jamais."
Cette enthousiaste
liquidation du poème "Solde" confond en une
même ardeur la merveille de l'écriture et
son désastre. Il apparaît en effet avec
Rimbaud que le désastre est dans la nature
même de la poésie. Il s'avère que
celle-ci, pour demeurer "poésie" et ne pas devenir
"littérature", doit se détruire et
succomber. Il est dans sa vocation de passer
outre, y compris à elle-même et à
ses outrances. Il est en fin de compte dans la nature
de la poésie de se dégager toujours de la
poésie, car elle est de toutes les eaux
courantes, selon le mot de René Char, "celle qui
s'attarde le moins aux reflets de ses ponts". Ainsi que
l'écrira Paul Celan dans "le Méridien", "le
poème aujourd'hui (...) montre, à
l'évidence, une forte propension à se
taire." Or le poème tend à s'imposer
silence quand "il est au fort de lui-même",
c'est-à-dire rivé à sa
possibilité la plus propre, au plus près de
son identité de poème, à laquelle,
précisément, il ne peut se tenir "qu'en
s'arrachant sans cesse de son déjà plus
vers son encore."
***
Selon la
leçon rimbaldienne, écrire implique tout
d'abord de se rendre attentif et présent à
tout ce qui existe. Cela veut dire aller "par la Nature,
-heureux comme avec une femme", marcher "sous les
tilleuls verts de la promenade", contempler les "sujets
naïfs" de la tapisserie et les yeux vifs de la
serveuse du "Cabaret-vert", observer intensément
les "Assis" qui font tresse avec leur siège,
être là, s'imprégner de
tout.
Mais
écrire, c'est aussi voir beaucoup plus que ce que
l'oeil est capable d'appréhender. C'est convoiter
toujours davantage que ce qu'il est possible de saisir.
C'est faire dans ce qui est l'expérience de ce qui
n'est pas. C'est provoquer ce que Michaux appelle une
"crise de la dimension". C'est donc développer
de prodigieux "il y a" imaginaires :
"Au
bois il y a un oiseau, son chant vous arrête et
vous fait rougir.
Il
y a une horloge qui ne sonne pas.
Il
y a une fondrière avec un nid de bêtes
blanches.
Il
y a une cathédrale qui descend et un lac qui
monte.
Il
y a une petite voiture abandonnée dans le taillis,
ou qui descend le sentier en courant, enrubannée.
Il
y a une troupe de petits comédiens en costumes,
aperçus sur la route à travers la
lisière du bois.
Il
y a enfin, quand l'on a faim et soif, quelqu'un qui vous
chasse."
Cette
troisième section d'"Enfance"
est curieusement suivie d'une quatrième où
se multiplient les "je suis" comme autant
d'autodéfinitions:
"Je
suis le saint, en prière sur la terrasse, -comme
les bêtes pacifiques paissent jusqu'à la mer
de Palestine.
Je
suis le savant au fauteuil sombre. Les branches et la
pluie se jettent à la croisée de la
bibliothèque.
Je
suis le piéton de la grand'route par les bois
nains; la rumeur des écluses couvre mes pas. Je
vois longtemps la mélancolique lessive d'or du
couchant.
Je
serais bien l'enfant abandonné sur la jetée
partie à la haute mer, le petit valet suivant
l'allée dont le front touche le
ciel."
"Il y a" ouvre
ainsi la voie du "je suis". Et la devise du poète
pourrait être "il y a, donc je suis". Il y a
ce qui est, il y a ce qui n'est pas, donc je suis un
autre. Ma propre identité est aussi innombrable
que celle de la réalité qui m'entoure ou
m'habite. Je suis tout ce que je puis être, tant
que les mots veulent bien de moi.
Il faut au
poète toujours en passer par le monde pour
atteindre sa propre figure. La conscience qu'il prend de
soi n'est pas séparable de l'appréhension
de ce qui est, non plus que de la constitution de ce qui
n'est pas en réalité. L'identité est
tributaire de la désignation. René Char
répète cela à sa manière :
"En
poésie, c'est seulement à partir de la communication et de la libre disposition des choses
entre elles à travers nous que nous nous trouvons
à même d'obtenir notre forme originale et
nos propriétés
probatoires."
La poésie,
en effet, est relation. Elle consiste en ce
travail de figuration qui conjoint les objets
épars du monde et établit leur
identité "au nom d'une centrale pureté".
Elle multiplie les cordes, guirlandes ou chaînes
d'or que tend dans "Phrases" le funambule Rimbaud
entre les clochers, les fenêtres et les
étoiles avant de se mettre à
danser.
Vouée
à dire le singulier par le détour de
l'altérité, la poésie constitue donc
à la fois le langage le plus familier et le plus
étrange. Elle fait à travers le plus proche
l'expérience du lointain. Le bizarre, l'insolite
et l'inquiétant que recherchait déjà
Baudelaire deviennent avec Rimbaud et ses successeurs
modernes, tels Celan, Rilke,
ou Hölderlin, une véritable expérience
de l'altérité : l'épreuve de cette
étrangeté que le sujet est à
lui-même. Dès lors, ce qui est senti comme
radicalement étrange n'est autre que l'humain.
Ainsi que l'écrit Martin Heidegger, "la
poésie ouvre l'existence à son
être-en-question(s) sans réponses." Elle est
le lieu où l'homme demande à toutes les
choses du monde qui il est, le lieu aussi où, dans
la langue, les choses demandent à l'homme qui
elles sont. "Au bois il y a un oiseau, son chant vous
arrête et vous fait rougir" écrit encore
Rimbaud dans "Enfance".
La poésie est l'espace d'une demande d'être,
en même temps que le lieu des réponses les
plus singulières.
Aussi ne
saurons-nous jamais qui fut Arthur Rimbaud, hormis ces
poèmes qu'il nous laisse.
Gérard
Macé écrit à ce propos dans
Ex-Libris :
"Quel
lecteur passionné de Rimbaud, devant les quelques
photographies et portraits que nous avons de lui, n'a
interrogé longuement ce regard qui n'est pas
tourné vers nous, pour lui dérober,
à défaut d'un secret, au moins une
présence; et n'a senti à la fin (aussi
douloureusement que si sa propre image
s'évanouissait au miroir) que nous ne saurons
jamais qui fut Rimbaud? Nous sommes devant luiu comme
devant le criminel ou l'être aimé; il ne
nous reste plus qu'à vouloir dormir dans son
sommeil, rêver dans ses rêves pour comprendre
davantage."
L'énigme
d'Arthur Rimbaud nous renvoie à la nôtre.
Dès lors que la figure de l'écrivain est
plus que tout autre imaginaire et hasardeuse, nous ne
pouvons rien y reconnaître de plus frappant que
l'incertitude de nos propres traits. N'étant rien,
il nous intime d'être. De même, n'ayant pas
de lieu, il nous offre une demeure. Sa partance nous
convie à nous établir dans notre propre
transitivité, notre finitude singulière.
© Jean-Michel Maulpoix & Mercure de France,
1996.