1. Comment
continuer la poésie après la poésie?
La poésie n'a jamais fait autre chose
que sortir de la poésie. Par principe actif, elle passe outre. Il lui
appartient d'aller toujours « plus avant ». C'est cela même qui
l'identifie : l'inquiétude, l'impatience, le souci du langage, c'est-à-dire,
en définitive, le lyrisme.
Le lyrisme n'est pas la complaisance sentimentale, mais le « transport
», l'enthousiasme, le mouvement escaladant qui projette le langage
au-devant de lui-même (et laisse le « moi » sur place, en rade dans
l'incertain). Energie turbulente, le lyrisme fait bouger la langue et
passe au crible ses faiblesses. Il gonfle les baudruches pour les faire
éclater. Il refuse de s'en tenir à ce qui est. Je le conçois comme
une puissance d'insurrection du langage et de mise à sac de la pensée,
capable de se dégager des contraintes formelles, de bousculer l'inertie
et de tordre le cou au sentiment élégiaque.
2. La
question vers / prose
La prose n'est pas la « réserve des
formes poétiques », mais la substance sans cesse renouvelée de cet hétérogène
qui réclame droit de cité dans le langage. La prose est ce à quoi se
mesure la poésie. Ce par quoi elle bouge, s'aventure, se transforme et
se renouvelle. C'est par la prose (ou le prosaïque) que la poésie
existe et change. C'est par elle que le poème garde le contact avec
l'histoire. Le vers n'est rien de plus que l'accélération ou le
ralentissement de la prose. Le pouls de la langue change de rythme,
comme le sujet de gare de triage. Mobile, enchevêtrée, la poésie est
de toutes sortes.
3. « La poésie est une technicité
»
La poésie est technique de pointe. En
avant. Extrémité. Art simultané de l'avancée et du cadrage. Il
s'agit de taper dans le mille de cibles invisibles. L'art poétique est
stochastique. Il impose de viser juste face à l'indéterminé. Il fait
travailler de concert la limite et l'illimité.
Technique de couturier? Technique de close-combat? La poésie est l'art
d'en découdre avec les apparences. Un combat rapproché. La puissance
créatrice du poète se mesure à sa faculté de désagrégation et de
recombinaison de ce qui est donné.
4. Ecrire un poème aujourd'hui
est-ce « s'éclairer à la bougie »?
C'est allumer divers objets : une
cigarette, une lampe à pétrole, un phare à Ouessant, un pétard, des
projecteurs à iode, un briquet, une bougie, les yeux de Marylou, un feu
de paille ou d'artifice, un cierge, un flash, un réacteur...
C'est s'éclairer toujours à la lumière du jour, du désir et de la
pensée.
5. Ecrire un poème aujourd'hui
est-ce rentrer les sièges avant la pluie ?
Oui. Mais aussi bien les sortir sous
l'averse. Détrempe ou brocante. Sauvegarder ou dilapider. Faire
commerce de signes. Gâcher les apparences ou les sauver. Oser de grands
« lâchez-tout ». Le lyrisme ne rechigne pas à la dépense. Célébration
et déploration ne diffèrent guère en vérité.
Depuis un demi-siècle, la poésie française s'est recroquevillée dans
la mauvaise conscience. Elle a fait voeu de pauvreté et n'a cessé de
voir baisser l'étiage de ses eaux. Il m'apparaît à présent que si
quelque vérité ou morale peut être espérée du travail de la langue,
c'est à la condition de laisser jouer librement l'ensemble des
contradictions dont elle est porteuse. C'est seulement en levant
l'embargo éthico-formaliste que la poésie peut faire face au présent.
6. Eprouvez-vous une gêne à être
qualifié de poète?
Oui. Le poète reste en moi
l'adversaire de l'écrivain. Son mauvais genre. L'écrivain se tient
plus près du principe de réalité. Il fait face à une langue moins
amoureuse de ses reflets, ses facilités, ses travers.
Je tiens absolument à garder le contact -simultanément- avec ces deux
bonshommes-là.
7. Crise de la poésie ou crise de
la communication?
Le poème met à mal la notion galvaudée
de « communication ». Il lui substitue celle, plus vivante, de «
relation ». Conjoindre ou disjoindre : une affaire de noces et de
divorces que l'on tire au clair.
8. La voix, la bouche?
Le poème est le lieu où s'articule
une voix. Je le souhaite au plus près du souffle. C'est-à-dire de l'existence-même,
de ses contradictions et sa précarité. Dans la voix, la langue
remue son ménage. Les lèvres se joignent et se disjoignent.
Comme le dit le titre du dernier recueil de Claude Esteban, dans le poème
« quelqu'un commence à parler dans une chambre ». Quelqu'un s'efforce
d'en finir avec le deuil, cherche une orientation hors de la mélancolie,
tente une sortie, veut prendre langue...
9. Traduire?
Le poète est un herméneute. Il
traduit sans cesse. Mais à la manière d'une table de multiplication.
© Jean-Michel Maulpoix, 1998.