Michel Tournier, des limbes à la vie sauvage

Eléments pour une comparaison entre Vendredi et les limbes du pacifique et Vendredi ou la vie sauvage, de Michel Tournier.

par Jean-Michel Maulpoix

 

Michel Tournier


 


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L'auteur de cette étude :

Jean-Michel Maulpoix


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La plupart des romans de Michel Tournier mettent en scène des personnages venus tout droit des plus anciens livres d'images de l'enfance: I'ogre du Roi des Aulnes, les frères jumeaux des Météores, le Robinson de Vendredi ou les Limbes du Pacifique... Certains de ses contes, en outre, tel Amandine ou les deux jardins, ont été édités, illustrés, dans des collections enfantines...

Mais il est un fait plus marquant qui conduit à méditer la signification que prend chez ce romancier cette relation privilégiée à l'enfance, c'est la reécriture, à l'intention de la jeunesse, de son premier roman, sous le titre Vendredi ou la vie sauvage.

L'essence de la création litteraire de Michel Tournier est éclairée par cette métamorphose. Il ne s'agit pas là de deux versions d'une même histoire, dont l'une serait plus édulcorée que l'autre, mais d'un pas décisif qui satisfait une quête personnelle profonde, d'un véritable aboutissement de l'écriture.

Tournier affirme qu'une « œuvre ne peut aller à un jeune public que si elle est parfaite. Toute défaillance la ravale au niveau des seuls adultes. L'écrivain qui prend la plume en visant aussi haut obéit donc a une ambition sans mesure. » On verra volontiers dans ces phrases quelque provocation ou paradoxe: la littérature destinée aux enfants apparaît en effet d'habitude comme une forme mineure ou dégradée de « La Littérature ». L'auteur de Vendredi prend cette opinion à rebours. Il s'agit maintenant d'expliquer sa gageure.

 

L'ART DE L'EPURE

 

"Une vague déferla, courut sur la grève humide et lécha les pieds de Robinson qui gisait face contre sable. A demi inconscient encore, il se ramassa sur lui-même et rampa de quelques mètres vers la plage. Puis il se laissa rouler sur le dos. Des mouettes noires et blanches tournoyaient en gémissant dans le ciel céruléen ou une trame blanchâtre qui s'effilochait vers le levant était tout ce qui restait de la tempête de la veille. Robinson fit un effort pour s'asseoir et éprouva aussitdt une douleur fulgurante à l'épaule gauche. La grève était jonchée de poissons éventrés, de crustacés fracturés et de touffes de varech brunâtre, tel qu il n'en existe qu'à une certaine profondeur. Au nord et à l'est, I'horizon s'ouvrait librement vers le large, mals à l'ouest il était barré par une falaise rocheuse qui s'avançait dans la mer et semblait s'y prolonger par une chaîne de récifs. C'était là, à deux encablures environ, que se dressait au milieu des brisants la silhouette tragique et ridicule de la Virginie dont les mats mutilés et les haubans flottant dans le vent clamaient silencieusement la détresse."
(Vendredi ou les Limbes du Pacifique)

« Lorsque Robinson reprit connaissance, il était couché, la figure dans le sable. Une vague déferla sur la grève mouillée et vint lui lécher les pieds. Il se laissa rouler sur le dos Des mouettes noires et blanches tournoyaient dans le ciel redevenu bleu après la tempête. Robinson s'assit avec effort et ressentit une vive douleur a l'épaule gauche. La plage était jonchée de poissons morts, de coquillages brisés et d'algues noires rejetés par les flots. A l'ouest, une falaise rocheuse s'avançait dans la mer et se prolongeait par une chaîne de récifs. C'était là que se dressait la silhouette de La Virginie avec ses mats arrachés et ses cordages flottant dans le vent".

(Vendredi ou la vie sauvage)

Les deux ouvrages ne commencent pas de la même manière. Dans Les Limbes du Pacifique, les prophéties du capitaine Van Deyssel et le naufrage de La Virginie forment une sorte d'ouverture symbolique qui se place en avant, à part du roman, comme une préface; le chapitre premier débute ensuite, avec le texte ci-dessus. Tandis que dans La vie sauvage, qui n'est pas divisé en chapitres mais en séquences non numérotées, l'histoire est entamée sans préambule. Les prolégomènes initiatiques ont disparu; c'est l'événement et non plus quelque spéculation mythique qui inaugure le texte:

«A la fin de l'après-midi du 29 septembre 1759, le ciel noircit tout à coup dans la région de l'archipel Juan Fernandez, à six cents kilomètres environ au large des côtes du Chili. "

L'imaginaire se donne d'emblée comme réel. Le public enfantin, accueillant par nature aux histoires, veut partir tout de suite en voyage.

En comparant les premières pages des deux Vendredi, on perçoit d'emblée une évidente différence stylistique. Le texte destiné aux enfants est plus direct, plus vif. Les phrases se raccourcissent: relatives, conjonctives, métaphores, termes nobles ou expressifs disparaissent. L'écriture se simplifie La plupart des descriptions ou des commentaires se résorbent (s'affinent, se musclent) afin de céder la place à un univers plus allègre, au contour très sûr. Le roman se désépaissit, il redevient le pur récit d'une aventure.

Cependant, malgré sa vivacité et sa brièveté, il ne « tourne » pas au conte: L'histoire, la géographie sont présentes, tout est donné à la fois comme réel et vraisemblable, la fiction n'est jamais exhibée comme telle... Le Robinson de La vie sauvage, nullement prédestiné, peut même paraître plus adulte que celui des Limbes du Pacifique qui n'est d'abord, dans le jeu de cartes du capitaine Van Deyssel et jusque dans l'imaginaire de ses lecteurs, qu'une figure attendue, reconnue, objet d'un divertissement littéraire et philosophique à la fois.

Certes, il s'agissait d'abord pour Tournier d'adapter son écriture aux exigences propres de la sensibilité des enfants et au rythme particulier de leur lecture, à la fois plus lente, précautionneuse, et plus soucieuse d'atteindre son but. Mais ce procédé met ainsi en valeur l'attention que porte le romancier a la personnalité de son public: il ne s'agit ni d'abâtardir, ni d'infantiliser le texte, mais de le distiller, l'épurer... Il y a là une discipline et comme un amour, non pas une soumission mais une éducation de soi. Cette écriture est une éthique.

Un MONDE VITAL ET CONCRET

 

Deux autres faits caractéristiques permettent de préciser la différence entre le monde des ~ limbes ~ et celui de " la vie sauvage ": dans le second roman, le log-book de Robinson disparaît, tandis que surgit un nouveau personnage, la petite chèvre Anda que Vendredi recueille et soigne, dont il tombe amoureux, pour qui il affronte en duel le bouc Andoar, avec qui enfin il s'évade au terme du roman...

La suppression du log-book traduit la volonté de restreindre la part de l'abstraction. La réflexion intime, tout comme les métaphores, doit se muer ici en narration. L'imagination enfantine travaille sur le concret; elle veut des situations précises, des détails exacts, des événements certains, clairement interprétés. C'est pourquoi le texte qui lui est destiné se prête naturellement à l'illustration. Celle ci commente et prolonge l'action ou l'émotion. Elle rend l'univers plus naïf (c'est-à-dire naturel, naissant, au sens étymologique) à force de simplicité, de précision et de présence. La vie sauvage est un livre de leçons de choses la où Les Limbes du Pacifique sont un ouvrage spéculatif.

La disparition du log-book amène en outre des modifications importantes dans la structure de la deuxième moitié du roman. Les angoisses de Robinson ne peuvent s'y exprimer aussi directement que dans la confidence du journal intime: elles disparaissent, tandis que s'affirment l'évidence de la métamorphose et la suprématie de Vendredi

Le champ de la subjectivité et de la démarche intellectuelle se rétrécit, tandis que s'élargit, avec la chèvre de Vendredi, celui de la nature et de l'amour. Le log-book représentait le lieu littéraire et narcissique par excellence, il installait dans l'île l'écrivain occidental, sa culture et sa bibliothèque. Le romancier, par procuration, encombrait le roman de ses propres méditations. Une telle autobiographie eût lassé le public enfantin et fait perdre au texte sa vertu première: apparaître comme un lieu vital, poétique, double immédiat de Speranza, et non comme la scène d'une « aventure cérébrale ~.

Quant à la chevrette Anda, elle figure dans les bras de Vendredi une image parfaitement sensuelle de l'amour:

"Vendredi et Anda étaient inséparables. La nuit, Vendredi se couvrait de la fourrure chaude et vivante d'Anda, étendue sur lui. Le jour, elle ne le quittait pas d'un mètre.

Tu verras, disait-il à Robinson. Plus tard, quand elle aura du lait, je ne la trairai pas, comme nous faisions autrefois, non I Je la téterai dlrectement, comme une petite maman.

Ce rêve de chaleur, cette expression d'une bienheureuse satisfaction, de l'ordre de la sexualité pré-génitale, comblent les plus secrets désirs de l'enfant. Ici l'écriture est don, pure offrande de douceurs rêvées. Dans La vie sauvage, la sensualité même est tendresse. C'est là une autre définition de la netteté de ce livre: les grands épisodes symboliques des Limbes (la grotte, la souille, le combat de Vendredi et d'Andoar...) y sont préservées et gagnent une simplicité, une évidence, semblables a celles des anciens mythes. Dans ces images vient s'investir sans retenue toute la sensibilité de l'enfance.

 

L'ACCOMPLISSEMENT' DU TEXTE SAUVAGE

 

Débarrassé des atours de la rhétorique, rendu à sa nudité première, le texte destiné aux enfants est bien un texte sauvage. Il est aux Limbes du Pacifique ce que Vendredi est à Robinson, ou ce que le Crusoé accompli est au naufrage débutant... La réécriture a valeur initiatique. Le récit désaffublé extrait le mythe des limbes du roman.

C'est pourquoi l'aventure de Robinson pourrait être lue comme celle du romancier même: d'abord jeté par quelque impérieux destin sur cette île errante qu'est la page blanche, il commence par y entasser quantité de matériaux hétéroclites afin d'organiser au mieux sa subsistance en établissant sur ceux-ci une parodie de pouvoir; puis, de l'édifice chancelant et complexe du roman naît par explosion le pur monument du récit.

Sous la pression des divers imaginaires qui s'y entassent, les limbes éclatent, pour libérer dans l'épure du récit la vraie vie sauvage, la vérité toute neuve de la narration et des images.

L'initiation romanesque conduit donc à un accomplissement à la fois esthétique et moral, puisque le texte enfantin accède à sa véritable nature au terme de cette décisive métamorphose.

Un détail, pour peu que l'on caricature sa portée, illustre cet aboutissement: à la fin de La vie sauvage, le jeune mousse Jean Neljpaev -qui partagera désormais l'existence de Robinson, n'est plus baptisé "Jeudi", mais "Dimanche" par celui-ci, comme si la création de ce monde imaginaire qu'est Speranza était cette fois pour de bon achevée, laissant enfin la place à ce moment de jubilation et de repos qu'est la lecture; le romancier s'étant assujetti lui-même par amour à un royaume dont les enfants seraient les princes:

Robinson sentait la vie et la joie qui entraient en lui et le regonflaient. Vendredi lui avait enseigné la vie sauvage, puis il était parti. Mais Robinson n'était pas seul. Il avait maintenant ce petit frère dont les cheveux ( aussi rouges que les siens ) commençaient à flamboyer au soleil. Ils inventeraient de nouveaux jeux, de nouvelles aventures, de nouvelles victoires. Une vie toute neuve allait commencer, aussi belle que l'île qui s'éveillait dans la brume a leurs pieds.

Ce point ultime, et quasiment religieux, de la double réécriture des aventures de Robinson, marque l'accession définitive à l'enfance comme apaisement, retrouvailles avec l'origine, manière de vivre et d'être en posant sur la terre plus légèrement le pied... Robinson, après avoir été le héros de la solitude, voit enfin disparaître le temps, et l'espace ouvrir devant lui les horizons d'un commencement perpétuel. La vie sauvage offre ainsi, au moment de se conclure, une parfaite illustration du mythe du bon sauvage dans sa signification la plus profonde: Le mythe du bon sauvage ne fit que relayer et prolonger le mythe de l'âge d'or, c'est-à-dire de la perfection des commencements ~ « Sauvage ~ et « enfance ~ doivent être entendus des lors comme des termes a peu près synonymes. Speranza est elle-même comme une enfance de la terre, une toute petite terre ronde cernée d'eau bleue, vêtue d'arbres et d'oiseaux. Elle est sans doute le héros ultime des deux ouvrages.

 

LE ROYAUME DU MYTHE

 

Cet achèvement consacre également le mythe même de Robinson, comme élément constitutif de l'âme de l'homme occidental . Dans La vie sauvage le héros est rendu à sa vocation première: fascination, émerveillement. Chez Defoe, Robinson représentait une incarnation militante de l'isolationnisme britannique (le même thème est traité dans Le Journal de l'année de la peste). Dans Les limbes du Pacifique, Tournier ne pouvait se priver de dévoyer par quantité de spéculations philosophiques l'imaginaire naïf de ce héros cosmique. La vie sauvage rend a Robinson sa véritable disponibilité poétique.

Ce Robinson pour les enfants est plus sympathique que l'autre, car moins tracassé par lui-même et donc plus ouvert. Il se laisse porter par les événements avec de moindres résistances. L'auteur n'est plus présent en lui comme un double, un écart, ou un chien de garde. Robinson n'est plus un prétexte, il est devenu pour de bon son propre mythe: à la fois un être et une image. La vie sauvage raconte sa véritable histoire.

Mais ce Robinson là est rendu possible par l'autre, le réel, le trop humain, le déchiré, demeuré solitaire de bout en bout de son aventure, voué aux limbes à tout jamais...

Parce qu'il représente, par-delà le vécu, un inestimable et irréel apaisement, Vendredi ou la vie sauvage est bien le conte d'un mythe, tandis que Les Limbes étaient son roman Toute incertitude ayant disparu, seule demeure la fable, récitée par cœur (par amour, par nostalgie) pour la joie des enfants qui pourront y entendre des choses graves et importantes sans que leur précarité soit jamais mise en péril puisque tout dans ce livre leur ressemble.

L'univers enfantin, plus mince, mais musculeux et solide, a fait de l'île une forteresse, lieu de résistance et de cristallisation à la fois de l'imaginaire. Son royaume.

Il y aurait ainsi chez Michel Tournier un double mouvement, spécifiquement lyrique, d'expansion et de repli, dont l'île de Robinson porte témoignage. Lieu utopique, elle est à la fois très close et ouverte sur l'immensité maritime (comme La Maison du berger de Vigny, la Thélème de Rabelais, le Clarens de Rousseau... etc.), portant ainsi à la fois le risque de la folie et l'exaltation d'une transparence. Considérant les autres œuvres du romancier, on distinguera entre la verve abondante des textes adultes amplement ouverts sur l'espace (quoique parsemés d'inquiétants lieux clos et écartés), et l'aphorisme nerveux du conte, la provocante écriture "enfantasque".

Il faut au romancier épuiser tout d'abord une énorme masse de matière mi-vivante, mi-morte, avant de parvenir la saisissante nudité du conte. Les romans sont donc les brouillons, c'est-à-dire les charniers et les souilles, lieux contradictoires d'expériences multiples et paradoxales, lieux baroques où beaucoup de vie vient mourir et se métamorphoser afin que naisse enfin cette plante unique, belle et précise, l'enfant-mandragore, le texte-royaume.


© Jean-Michel MAULPOIX.