Les doigts
noirs
Rimbaud vu par
Pierre Michon
( à propos
de Rimbaud le fils, de Pierre Michon, Gallimard,
1991)
Par Jean-Michel Maulpoix
Du garçon
aux doigts noirs, aux mains rougies de blanchisseuse -et
c'est déjà, en ces couleurs, un curieux
gamin qui se profile et qui s'échappe- Pierre
Michon ne raconte pas l'histoire : il en observe
l'irruption et l'entourage. Qu'avons-nous encore à
apprendre, aujourd'hui, de l'ardennais, sinon cette
façon qu'il eut de venir, de ne pas attendre, de
demander tout de suite à la poésie son
dû, et de s'en aller? A quel prix des mots
méritent-il de rimer ensemble? Le jeu du langage
en vaut-il jamais la chandelle? Vivre peut-il être
autre chose qu'une erreur?
Michon raconte le
dérangement-Rimbaud. Il n'ajoute pas quelques
chapitres à la Vulgate. Il la commente un peu, il
écrit surtout son propre Evangile. Pour cela, il
se faufile dans la colère du gamin mal commode,
regarde Charleville et Paris avec ses yeux, et comprend
pourquoi ça n'a pas marché bien longtemps,
cette affaire de vers dont on attend des clartés
qui ne s'allumeront pas. Ca devait tourner court, inutile
et insupportable.
Rimbaud porte sur
son visage l'espèce de coeur boudeur qui demeure
incarcéré dans le poème. Sa
physionomie en dépose la réclamation.
Devenue légendaire, sa vie rageuse raconte en
vérité combien on se fatigue à
rêver sa propre existence. Et c'est au bonhomme
mécontent, autant qu'à sa besace de
songeries, que Michon s'intéresse, tel un petit
neveu de province qui pourrait expliquer le destin du
grand oncle en tâtonnant à
l'intérieur de soi plutôt qu'en fouillant
dans les livres.
Car c'est une
histoire bien commune que celle d'Arthur, pour qui a
l'habitude de noircir chez lui du papier: l'histoire
d'une vie en porte-à-faux qui ne trouve pas
à se loger. Fils d'un anathème et d'un
fantôme, Rimbaud ne connut pas la consolation et
grandit en gardant pour soi trop d'amour. C'est pourquoi
sa chronique de maudit vire docilement au mythe: il
incarne les forces qui poussent un homme à
s'emparer d'une plume et à asseoir la
beauté sur ses genoux.
Le raconter, c'est
écrire la genèse de son propre désir
d'écriture. C'est aussi vérifier qu'il ne
faut pas trop en attendre de cette usurière qu'est
la langue. On lui confie un beau jour son trésor
pour courir librement les routes, elle ne le rembourse
jamais. On lui demande le gîte et le couvert, elle
envoie quelqu'un qui vous chasse. On n'est chez elle
jamais chez soi, on ne sort pas indemne de ses doigts
noirs, on y abandonne ce qu'on protégeait de coeur
et de croyance. Toute langue d'amour est une langue de
bois: il faut s'y résigner, et faire mine tant
qu'on peut de n'en point trop souffrir.
Rimbaud offre
l'exemple de celui qui voulut ne pas se laisser rouler
dans la farine par la poésie qui est à la
fois une affaire de solitude et de coteries: difficile de
s'y retrouver entre les battements de coeur et les effets
de manche, difficile de n'y pas laisser, après sa
virginité, sa patience. Michon l'a bien compris :
le plus intéressant, ça n'est pas le
Poète, mais ce qu'il demeure d'homme
précaire et approximatif sous son bel habit
scolaire.
L'ardennais pose
ainsi la question : que peut-on savoir, au juste, de
celui dont on a coutume de magnifier l'identité
sur le grand registre de l'Histoire littéraire, et
de négliger par là même la finitude?
Quelle sorte d'enfance qui doit mourir est en
réalité sa vie? Peut-être existe-t-il
deux sortes de poèmes : ceux que l'on imprime noir
sur blanc, et ceux qui empâtent l'espèce
d'hiéroglyphe que constitue le sort de celui qui
écrit, autrement chiffré, rimant et
craintif. Michon-le-biographe met toute la patience de sa
prose au service de ce poème inaudible qu'est le
bonhomme de chair et de désir aux doigts noirs et
aux mains de blanchisseuse. Il ne lui construit pas de
tombeau : pour lui, il enfle un peu sa voix, puis
s'allonge contre son sommeil.