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Quelques réflexions complémentaires : "Ethique de la parole critique"



Essais sur des auteurs

Essais généraux



    La liste du sycophante

    par Jean-Michel Maulpoix

    article sur Célébration de la poésie d'Henri Meschonnic (éd. Verdier)


    Il existait dans l’antique Athènes un personnage nommé le sycophante, accusateur professionnel, « dénoncateur livrant aux passions de la foule les citoyens éminents et surtout ceux dont elle redoutait le plus la raison ou la vertu » (Littré). A travers une fiction de débat juridique, le sycophante excellait à changer « la nature et condition de toutes choses, en conformité du venin dont l’estomac lui crevait ». Sachant qu’il ne serait jamais Périclès, il accablait Périclès.

    Dans Célébration de la poésie, Henri Meschonnic remet en valeur l’art du sycophante, lequel est évidemment retors, puisque l’essentiel de son talent consiste à déguiser en débat (là juridique, ici poétique et critique) une radicale entreprise de démolition.
    On ne s’étonnera donc pas que le sycophante commence par affirmer qu’il « serait d’une confusion grossière, et intéressée » de voir dans sa critique de la polémique ou des « règlements de compte ». C’est bien la moindre des précautions oratoires pour qui entreprend de détruire systématiquement, pendant 250 pages, tout ce qui a pu s’écrire à propos de la poésie depuis une vingtaine d’années . « Non, je ne règle pas des comptes » affirme-t-il. Mais alors pourquoi accuser d’autosatifaction rengorgée Yves Bonnefoy et Jacques Roubaud, désignés comme « deux mammouths naturalisés au Museum d’Histoire Naturelle de la poésie contemporaine » ? Est-ce là ce qu’on appelle le langage précis de la pensée ? Pourquoi assimiler Christian Prigent à un apôtre de « la nouvieillerie » ? Est-ce étudier ou se moquer ? Pourquoi réduire André du Bouchet à des « tics », Michel Deguy à des « tours de bonneteau » et Jacques Dupin à mourir d’« amour de la poésie » ? Est-ce là réfléchir, expliquer et argumenter ? Pourquoi ravaler Claude Royet-Journoud à l’état dérisoire d’ « adorateur » du blanc, et pourquoi faire de Philippe Becq (sic) un « pince sans rire qui ne pince pas grand chose » ? Sont-ce là des gracieusetés critiques ? Pourquoi écrire avec autant d’élan que chez Olivier Cadiot « le toc joue à feindre le toqué » dans une « oulipiteuse décalcomanie de dérivés qui font du surplace ». ? Est-ce ainsi que l’on fait parler l’adversaire ? On l’a compris : le sycophante sait le poids des mots. Aussi bien que l’ironie et la pointe, il excelle à pratiquer l’art de l’insulte déguisée en trouvaille. Il prend soin de choisir le mot qui fait mal, le mot qui fait taire, le mot qui empêche de penser. Il vient réduire l’autre au silence.

    Auteur naguère d’un recueil intitulé Combien de noms, Henri Meschonnic a beau dire que « la poésie n’est pas une affaire de liste » mais de « problème poétique » et de « pensée poétique », il dresse avec une impitoyable application sa liste de noms et de citations (son livre, après tout, n’est que cela : une liste — avec ici et là des fautes ou des approximations manifestant son mépris et son ignorance : Philippe Beck devenu Philippe Becq, Dominique Fourcade changé en Rémy Fourcade…) en éludant aussi bien la pensée que le problème… Prétendant ne s’en prendre qu’à des silhouettes emblématiques, il ne cesse en réalité de donner des noms, voire de les répéter, les marteler de page en page, pour s’assurer de leur discrédit. Curieuse « poétique du rythme » que celle-là !

    Loin de débattre à propos des notions et des interprétations proposées par tel ou tel, le sycophante relève comme un pion des formulations présentées comme faiblardes ou ridicules. Il réduit toute proposition critique à l’état de stéréotype. Là où il est passé, inutile de continuer à chercher : le « lyrisme » est à tout jamais un cliché, le contemporain une collection de « vieilles lunes », le signe une illusion, et la philosophie une affreuse « cannibale » dévorant la chair fraîche de la poésie. Ridicule forcé à perpétuité, telle est la sentence prononcée par l’atrabilaire procureur sycophante, une fois dressée à coups de citations tronquées la liste impitoyable des chefs d’accusation.

    Au terme de ce livre qui se prétendait joyeux, ne reste plus qu’un grand désert : de ces poètes que nous admirions ne subsistent que des figures laminées. Yves Bonnefoy, Michel Deguy, Jacques Roubaud, Christian Prigent sont des niais, des ignorants, des imposteurs. Voilà ce que le sycophante tenait à nous apprendre. Pas un mot sur leur écriture, sur leur travail de tant d’années. La poésie c’est lui, le sycophante tout seul, debout sur des dépouilles.

    © Jean-Michel Maulpoix