"L'Amérique n'a jamais été aussi fictive qu'en ses débuts oubliés, du temps qu'elle était lune Endymion son roi."
Son
histoire, à peine amorcée, bifurque en 1590, dans le jardin de
Virginie. Six ans après la découverte émerveillée d'un monde dont le
mathématicien Thomas Harriot se fera le scrutateur savant, la colonie
de Roanoke disparaît mystérieusement aux regards de John White,
artiste-peintre et gouverneur. Trente ans plus tard, la "plantation" de
Plymouth imposera son décalque de modèles anciens sur une terre neuve.
Mais fonder l'Amérique sur la vision puritaine, c'est un peu comme
confier la gestion de l'Eldorado au Père Goriot, préparer l'abaissement
du songe en "rêve américain". On n'aura, tous comptes faits, droit
qu'aux Etats-Unis.
Dans
un récit composite qui se voudrait "lavis, aquarelles, aquarêves" et où
se mêlent souvenirs, fictions et événements d'un lointain passé, La
perte de l'Amérique fait de "la Colonie Perdue", oubliée des
chroniques, la métaphore centrale de cette élégie pour une Amérique
évanouie, de ces lettres d'amour et d'adieu au continent du rêve. Une
langue baroque y cherche "des couleurs laissant voir le papier, des
phrases pâles, une parole grise où se détacheraient la moindre des
roseurs, la verdure la moins crue, le plus léger des fards, le bleu
d'une échappée".
Un homme, au rêve habitué, vient ici parler du rêve, qui est mort.
Marc Chénetier :
La perte de l'Amérique - Archéologie d'un amour (Belin)
13,5 x 21,5 cm, 442 pages, ISBN 2-7011-2751-3
Prix : 130 F
Ce livre touffu est construit sur un manque.
Il
conduit, en des effets superposés de lignes parallèles (lesquelles, on
le sait, se rencontrent à l'infini), l'histoire de la colonisation
américaine, à la fin du XVIe siècle (de 1584 à 1587), et celle d'un
homme du XXe siècle découvrant les États-Unis, dans les années
soixante. Dans les deux cas, le rêve des Européens se heurte à la
réalité et l'innocence du Nouveau Monde se révèle surchargée de mythes
anciens. Chacun porte en lui son Amérique, d'Arthur Barlowe envoyé par
la Reine Elizabeth 1ère au narrateur du récit croisé, d'un explorateur
à l'autre, Thomas Harriot, John White, Walter Raleigh, Francis Drake (
une leçon déjà expérimentée par Chateaubriand, parti dans l'espoir de
trouver le fameux passage du Nord-Ouest, revenant en France les yeux
pleins des merveilles vues (et lues, surtout) et devenant écrivain pour
traduire un douloureux sentiment d'absence. Pour Marc Chénetier, ce
n'est pas l'épopée des Natchez et des missionnaires au début du XVIIIe,
mais la découverte de la première colonie anglaise, fondée un siècle et
demi plus tôt, en une région édénique symboliquement dénommée Virginie,
qui sert de cadre à un travail de réflexion sur le réel, et le rapport
du réel au langage, à travers la lente maîtrise de l'algonquin par les
hommes de la Renaissance. Refaisant le parcours dans de nombreux
périples, le narrateur à son tour s'approprie peu à peu la langue
anglaise qui lui devient plus familière que la sienne propre, peut-être
parce que l'étrangeté qu'elle conserve rappelle toujours celle du
monde.
L'œuvre
romanesque est très travaillée, sur plus de quatre cents pages et de
huit années, à partir de sources livresques et de souvenirs (de même,
les récits de William Bartram et Jonathan Carver venant pallier, pour
l'auteur d'Atala et René, les vides des voyages personnels). Les
références sont multiples, volontiers données et non pas gommées de la
surface romanesque, comme pour offrir plus de poids de chair aux
aventures, elles sont décuplées à l'envi par des renvois littéraires,
roman, histoire et poésie enchevêtrés. Parfois, le lecteur étouffe un
peu : il se figure l'écrivain recopiant des chroniques, rêvant sur une
carte, la décrivant minutieusement, détaillant telle gravure pour
donner vie à ces Indiens d'un autre âge qui signifiaient la radicale
altérité, Sauvages magnifiques, reflets imaginaires de l'homme naturel.
Parmi la documentation, on imagine pléthore de dictionnaires : termes
techniques, réalités d'époque, noms propres autochtones, allusions,
dialectes : il faudrait souvent être à la fois marin expérimenté,
historien, géographe, américaniste averti, linguiste, spécialiste à peu
près en tout (ou connaître par cœur des volumes entiers) pour tout
lire. Mais les zones d'ombre ont leur charme : d'abord, on se dit que
tant de sapience est un peu encombrante et que l'auteur lui-même a dû
en oublier depuis, ensuite on comprend qu'on est placé dans une
situation identique à celle des Conquérants qui inventent par bribes un
continent ignoré.
Pourtant
le terme « baroque », utilisé pour qualifier cet ouvrage sur la
quatrième page de couverture et que l'auteur lui-même emploie dans un
beau développement centré sur la métaphore de l'anamorphose (p.191 et
sqq) ne semble pas, ou ne semble plus convenir à mesure qu'on progresse
dans ces vastes solitudes. Il y a bien profusion de mots, de jeux de
mots, de digressions, de phrases enroulées sur elles-mêmes jusqu'au
vertige, de lourdeurs quelquefois et d'envolées lyriques souvent,
d'images, d'images, toujours plus d'images, mais cela ne suffit pas à
rendre baroque le livre. Tout au contraire, il relève d'une esthétique
proprement romantique : car le baroque suppose l'illusion, le mensonge,
le paradoxe, les rapprochements incongrus, l'absence de stabilité, le
mouvement perpétuel, alors que, d'emblée, la narration s'installe dans
la certitude, celle qu'un monde est irrémédiablement perdu. Comme les
Romantiques, l'écrivain cherche à retrouver le passé, il plonge dans
l'enfance et tente de remonter aux origines, en quête d'une pureté,
d'un absolu, qu'il sait irrattrapables. Ce deuil nécessite tout un
apprentissage, celui de la vie. Il faut des années aux premiers Anglais
débarqués pour comprendre que leur chimère d'un Âge d'or était pure
folie : à la place ce sont trocs, combats, exterminations, marchandages
(de terre, d'or, de femmes) ; de même le narrateur apprend peu à peu
que cette Amérique dont les soldats ont sauvé la France lorsqu'il était
petit enfant est aussi celle du clinquant, de la vulgarité, de la
laideur, des injustices, du racisme, et non celle de la nature intacte
et de la liberté. La construction des quatre parties du récit suit la
chronologie, sans faire coïncider la perte de la première colonie,
celle de Roanoke, évanouie mystérieusement, et le renoncement du
narrateur à l'Amérique espérée comme une femme, Reine Vierge et Muse
Souveraine. La béance du temps reste intacte, infranchissable.
L'Histoire des États-Unis supplée à celle de l'Amérique et commence
officiellement avec les Pères Pèlerins quelques années plus tard. Nous
ne remonterons jamais le courant du fleuve Potomac ou Meschacebé.
Aujourd'hui, l'île de Roanoke est un sanctuaire pour les oiseaux, tous
désirs ruinés. Mais la modernité est elle aussi la légende d'un vaste
ensemble d'États qui multiplient les marques d'histoire de l'ancien
temps comme autant d'emblèmes de reconnaissance de leur identité
absente.
On
émerge de la lecture bizarrement rassasié, car l'accumulation se réduit
à un seul signe, celui du rêve mort. Il fait le prix de ce livre-océan
de chagrin : la beauté est dans la déchirure. On peut alors se laisser
happer par la saga de ces guerriers sans royaume, dont l'avancée en
territoire indien prend des allures épiques par moments. Ou bien ne
retenir qu'un paysage, celui des Outer Banks, sur la côte Est, franges
déchiquetées de terre, sable et mer mêlés, dessins instables sans cesse
recomposés, à l'instar de ce Monde perdu qui fait reculer la ligne
d'horizon vers l'Ouest, page blanche raturée de signes illisibles :
c'est encore très loin l'Amérique.