POUR COMMENCER A SALUER ROBERTO JUARROZ
Un essai critique de Martine Broda sur l'oeuvre poétique du poète argentin Roberto Juarroz
Références des ouvrages:
Roberto Juarroz, Poésie verticale I-IV, Talus d'approche, 1996 (traduction de Fernand Verhesen) .
Poésie verticale XIII, José Corti, 1996 (traduction de Roger Munier).
Poésie verticale XIV, José Corti, 1997 (traduction de Sylvia Baron-Supervielle).
Roberto
Juarroz, mort en 1995 dans son pays, l'Argentine, est un des poètes
majeurs de ce temps. Son oeuvre monumentale, grâce aux louables efforts
des traducteurs et des éditeurs, est déjà largement connue en France,
où il compte plus d'un lecteur fervent. J'ai eu le privilège de le
rencontrer et d'être son amie. Je présenterai ici quelques réflexions
autour du mot "vertical", employé dans le titre de ses recueils,
suivies de l' analyse d'un poème, celle d'un texte extrait du volume
qu'a traduit Verhesen.
I VERTICAL
"Aller
vers le haut n'est qu'un peu plus court ou un peu plus long qu'aller
vers le bas." De cette phrase, qui tremble au bord du non-sens comme
saisie de vertige, on ne résoudra pas l'énigme. Mais il est
significatif que Roberto Juarroz la mette justement en relief,
choisissant de l'inscrire en exergue sur la première page de la
première anthologie importante de son oeuvre dans notre langue, parue
dès 1980 chez Fayard, dans les belles traductions de Roger Munier, et
rééditée en 1989 dans une version augmentée. Tous ses recueils,
seulement numérotés de un à quatorze, sont intitulés "poésie
verticale". Ce titre déconcertant, qui fait de l'oeuvre entière un
unique poème ininterrompu, met l'accent sur la cohérence d'une
entreprise obstinément singulière, qui confère à cette oeuvre dont
chaque poème relance un coup de dés son envoûtante monotonie. Et quand
Juarroz écrit des aphorismes, ceux-ci sont encore nommés Fragments
verticaux: "La loi de la pesanteur qui agit sur la poésie engage non
seulement une force vers le bas, mais aussi une attraction vers le haut
(...) Le terme vertical s'y réfère, appliqué à ces fragments et à la
poésie qui l'inclut dans sa désignation." Sans être jamais beaucoup
plus clair sur ce qu'il entend par là, Juarroz inscrit donc la totalité
de son oeuvre sous le signe du "vertical": "une vérité, comme une tour
qui pousserait de sa propre substance ". ou encore: "la dernière tâche:
entre les mains vides, élever une tour de rien au bord de l'abîme ",
"ce métier désolé d'ériger des tours sans échafaudage ". Telle une
subversion de l'horizon, qui peut apparaître dans un poème:
Commencer alors sa conversion
jusqu'à le mettre fermement debout
comme un arbre ou un amour en éveil
et changer l'horizon en verticale
en une fine tour
qui nous sauve au moins le regard,
vers le haut, ou vers le bas .
Il
peut être intéressant de relever les occurrences dans l'oeuvre du mot
"vertical", ou même les contextes qui inscrivent la verticalité sans la
dire. Un poème du début de l'oeuvre parle d'"habits verticaux", que "la
chute de l'homme" "met debout", un autre d'une "porte terriblement
verticale", un autre encore, plus banalement, de "l'histoire verticale
de l'arbre". Un texte plus tardif est entièrement construit autour des
"verticales de la pluie". Je citerai plus longuement un très beau
passage, où l'on retrouve, avec le motif du dépassement de soi, un
mouvement vers le haut, et vers le bas:
La hauteur de la rose n'est pas la hauteur de la pierre,
mais parfois la rose la surpasse en son extase.
La hauteur de l'homme n'est pas la hauteur de la pluie,
mais son regard va plus loin que les nuages.
Et parfois la lumière l'emporte sur l'ombre,
bien que l'ombre ait toujours le dernier mot.
Les hiérarchies sont une distraction de l'infini
ou peut-être un accident.
Les hauteurs se supplantent comme tours qui dansent
mais tout tombe de la même hauteur .
C'est
encore autour d'un axe vertical que se structure un bref poème au sujet
de l'existence, d'un équilibre miraculeux dans son extrême économie de
moyens:
Etre.
Et rien de plus.
Jusqu'à ce que se forme un puits au-dessous.
Ne pas être.
Et rien de plus.
Jusqu'à ce que se forme un puits au-dessus.
Ensuite,
entre ces deux puits,
le vent s'arrêtera un instant .
Ou
encore dans un autre poème, encore plus enrobé de mystère, que je tiens
à citer, car il est un des derniers textes de son auteur: il s'agit du
premier poème, magnifique, de Tryptique vertical, qui clôt le
quatorzième recueil. La fusion du haut et du bas dans le point de
rencontre qui annule jusqu'à l'axe qui les oppose, dans la
concentration immobile de ce qui n'est plus qu'un point, et ensuite un
geste, se concentre ou se résout en épiphanie, que Juarroz dit ailleurs
"explosive". Geste de l'épiphanie: sans doute le geste lyrique par
excellence .
Un geste vers le bas
ne trouve pas toujours
un geste vers le haut.
Mais lorsqu'il le trouve
ils vont tous deux vers le haut
ou tous deux vers le bas.
Ou peut-être les directions disparaissent
et inaugurent dans le point de rencontre
la transfiguration qui les dispense
d'un mouvement quelconque.
Tout geste est une épiphanie
lorsqu'il n'y a plus de différences
entre le haut et le bas .
Dans
la plupart des occurrences que j'ai citées, on doit en premier lieu
constater que la verticalité n'est jamais, comme on pourrait le croire,
le seul mouvement ascensionnel, mais qu'elle est plutôt un axe, puisque
le haut, dans la logique de l'ambivalence si caractéristique de
Juarroz, est sans cesse corrélé à son contraire, le bas, comme à la
chute l'essor, ou à la tour l'abîme . Ces occurences, il fallait bien
les relever, mais on doit se résigner à ce que leurs contextes
n'éclairent pas totalement la verticalité chez Juarroz, qui reste
énigmatique, et excède le plus souvent le sens spatial. Il faut dès
lors se référer à l'ensemble de sa pensée. "Vertical" dit en premier
lieu la transcendance, qui est une dimension essentielle de la poésie
selon Juarroz, étant bien entendu, comme il le dit souvent avec
insistance, qu'il cherche à fonder un sacré en dehors de tout dogme, un
sacré qui échappe à la théologie, sinon, toutefois, à la théologie
négative, par la célébration du rien, du vide, et la prise en compte
d'une inquiétude, qui persiste, du côté d'un dieu qui a "perdu son nom
". La "transcendance", dit-il, est à entendre comme "mystique insertion
dans l'énigme qui nous entoure", ou encore sens de l'infini. "Vertical"
évoque le creusement vertigineux de la "profondeur", cette troisième
dimension dont Juarroz élabore le concept à propos de l'oeuvre de son
ami et maître Porchia, mais qui est le terme le plus approprié pour
qualifier sa vision du monde et son travail poétique. "Vertical" peut
aussi suggérer la sidération du temps linéaire, horizontal, par la
brève illumination poétique, ces "bouffées soudaines d'anti-temps ", ou
encore "ces ilôts de présent qui retombent comme une lucide plombée au
centre de l'être ". Un passage d'Octavio Paz, que Juarroz cite et
commente dans Poésie et création , est à comprendre dans ce sens:
"L'opération poétique consiste en une inversion et une conversion du
flux temporel; le poème n'arrête pas le temps: il le contredit et le
transfigure".
C'est
encore dans sa postface aux aphorismes de Porchia que Juarroz écrit
ceci: "approfondir est la forme la plus radicale et généreuse de
l'héroïsme. C'est être aussi sans références. L'échelle de relation est
désormais l'infini, et la rencontre avec la mort comme expérience
anticipée et paramètre constant du possible". Je vois aussi, et
peut-être même en premier lieu, dans la verticalité une injonction
éthique, un appel à l'insurrection du sujet. Qui peut évoquer le mot
d'ordre que s'était donné, tout au long de son oeuvre, un autre poète,
Paul Celan: stehen, se tenir debout, se tenir. Ce rapprochement n'est
pas artificiel, car comme Celan, dont il était d'ailleurs un lecteur
attentif, Juarroz fait de la poésie, qui n'appartient dès lors plus
tout à fait à la littérature, une affaire d'expérience et de destin, le
plus exigeant des exercices spirituels, lui donnant sa suprême valeur à
partir d'une définition existentielle et éthique. "Contrairement à ce
qui est généralement admis, la poésie, la véritable poésie, est une
manière éminente du dépassement de soi. Avec la poésie naît une
dimension nouvelle, plus haute, un au-delà du soi", écrit-il dans un
des Fragments verticaux .
II IL PLEUT SUR LA PENSÉE
Il pleut sur la pensée.
Et la pensée pleut sur le monde
comme les restes d'un filet décimé
dont les mailles ne parviennent pas à s'assembler.
Il pleut dans la pensée.
Et la pensée déborde et pleut dans le monde,
comblant depuis le centre tous les récipients,
même les mieux gardés et scellés.
Il pleut sous la pensée.
Et la pensée pleut sous le monde,
diluant le soubassement des choses
pour fonder à nouveau l'habitation de l'homme et de la vie.
Il pleut sans la pensée.
Et la pensée
continue de pleuvoir sans le monde,
continue de pleuvoir sans la pluie,
continue de pleuvoir.
(IV,20, traduction personnelle)
Pour
introduire à la manière de Juarroz, je vais tenter de donner une
lecture d'un poème difficile de Poésie verticale IV, 20, dont il existe
deux traductions françaises, celle de Roger Munier et celle de Fernand
Verhesen . Poème qui déconcerte toute logique, alors même qu'il existe,
à l'opposé, beaucoup de poèmes de Juarroz parfaitement limpides, il me
semble caractéristique de la manière de son auteur par le rôle des
anaphores, des antithèses, des paradoxes. Succession de variations sur
un même motif contradictoire, il introduit un rapport entre pluie et
pensée, rapport que souligne, dans les versions françaises, une
allitération initiale qui fait paronomase, mais n'existe pas en
espagnol - la traduction gagnant, comme c'est parfois le cas, sur
l'original. Ces deux mots sont pris ensemble dans un rapport à un
troisième terme qui est "le monde". Ceci est un effet massif de la
structure du poème, Juarroz utilisant, comme il ne le fait pas
toujours, car d'autres textes sont moins sophistiqués, toutes les
ressources de ce que Jakobson aurait appelé la poésie de la grammaire.
En effet, le poème est construit sur l'alternance de strophes d'un seul
vers, et de strophes plus longues. Le schéma de la strophe d'un seul
vers est purement répétitif, seule une préposition variant, de la
première à la dernière occurence, préposition qui dit le rapport entre
pluie et pensée: on a "il pleut sur la pensée", puis "il pleut dans la
pensée", "il pleut sous la pensée", enfin "il pleut sans la pensée". On
remarquera que les trois premières prépositions indiquent un simple
rapport de lieu, alors que la quatrième est privative. Et aussi que le
mystère s'accroît tout au long de la séquence. Au premier vers de la
strophe plus longue (de trois, ou bien quatre vers) qui suit le
monostiche, liée à celui-ci par un "et" initial, vers initial qui
introduit toujours le rapport de la pensée et du monde, constitué par
le "pleuvoir" de celle-ci, la séquence prépositionnelle est la même,
puisque "la pensée pleut sur le monde", "la pensée déborde et pleut
dans le monde" (la fonction de "déborde", tout autant qu'elle est
sémantique, est ici de casser une répétition trop parfaite, qui
risquerait donc d'être perçue comme mécanique), "la pensée pleut sous
le monde". Mais la dernière strophe, qui est sans doute la plus
énigmatique du poème, peut-être parce qu'elle est conclusive, alors
même qu'elle introduit, comme la strophe monostiche ("il pleut sans la
pensée") qui l'avait précédée, la proposition privative "sans",
soulignée, car répétée deux fois, n'a plus du tout la même construction
que les autres strophes longues:
Et la pensée
continue de pleuvoir sans le monde,
continue de pleuvoir sans la pluie,
continue de pleuvoir.
Pour
exprimer d'une autre façon le même fait de structure, dans ce que j'ai
appelé les strophes monostiches, on pourrait dire que la pensée subit
(diversement mais toujours) l'action de la pluie, et qu'en retour, dans
les strophes plus longues qui suivent les monostiches, le trope de
l'inversion étant une des figures maîtresses de Juarroz, la pensée
devient un agent qui exerce son action (pluvieuse) sur le monde. Mais
le retour insistant, à la fin du poème, de la préposition privative
"sans", remplaçant les prépositions de lieu, introduit, comme on l'a
vu, une perturbation dans cette structure.Elle prépare la variante que
constitue la quatrième strophe longue, celle qui suit le dernier
monostiche.
Passons
au niveau sémantique. La pluie n'a qu'une présence assez discrète dans
l'oeuvre de Juarroz, et les contextes assez variés dans lesquels elle
apparaît n'éclairent pas beaucoup le poème que nous commentons. Par
contre, le mot "pensée", qui apparaît dans les poèmes tout autant que
dans les proses poétologiques, est un des mots clefs de toute l'oeuvre
de Juarroz, puisqu'il n'a jamais voulu séparer poésie et pensée, que
dans cette pensée, dite ou non en poésie, réside à ses yeux le propre
de l'être parlant, et, peut-on dire, tout ce qui fait la grandeur de
l'homme. Ce qui, dans le poème qui nous occupe, a presque valeur
d'énigme, est le rapprochement obstinément induit entre pluie et
pensée, la métaphore n'étant rien moins qu' évidente. Enigme qui se
resserre autour de ce que j'ai appelé les strophes monostiches,
purement constatives, seules les strophes plus longues étant assez
développées pour permettre de tenter d'approcher un sens. Avant
d'aborder celui-ci, comme on peut le faire, à tâtons, il faut tout de
même souligner qu'un poème du recueil précédent associait déjà, de
façon certes plus sinueuse, la pensée et la pluie. J'en cite la
première strophe:
La sincérité dissimulée de la nuit
guide les gouttes de la pluie
vers l'exemplaire attention des choses
et une syllabe ancienne,
une goutte d'homme,
humecte les murs poreux de la pensée .
L'association
est encore confirmée par un autre texte, où on peut lire la séquence
suivante: "(...) les particules / qui tombent comme limaille prévue /
lorsque la pensée frôle les choses // Chute aussi naturelle que celle
de la pluie ". Tous ces poèmes, il faut le souligner, appartiennent à
la même période de l'oeuvre de Juarroz, celle du poème commenté, les
troisième ou quatrième recueils. Très proche aussi (à l'évidence, la
parole est ce qui manifeste la pensée) cette occurence de Poésie
verticale II, 38, "ma parole se dépose / comme une pluie interne sur
tout répandue". Mais à la différence des deux vers que je viens de
citer, où la parole est celle du poète, dans le poème que nous
commentons, il est assez frappant que "la pensée" soit prise
absolument, en général. Ni possessif, ni génitif déterminant, mais
l'article défini: la pensée, cet acte du sujet, n'appartient plus à
aucun sujet que le poème permette du moins d'identifier. Cela lui
donne, peut-être, encore plus de force, comme si elle devenait une
substance - ici:la pluie. On est encore dans "la poésie de la
grammaire" et l'effet du tour, fort simple mais subtil, que je viens de
commenter rejoint par ailleurs celui des anaphores, lancinance de la
pensée et de la pluie. Le motif sur lequel je me suis attardée peut
évoquer en outre quelques vers d'un poème beaucoup plus tardif, de
l'avant-dernier recueil publié:
Parfois nous sentons
que toute la pensée est un seul courant
qui pousse la roue
d'un unique moulin .
On
pourrait inscrire ce poème, à cause de ses ellipses qui introduisent
d'étrange lacunes dans le sens sous le signe d'un des aphorismes de
Fragments verticaux:: "qui ne sait pas se taire ne sait pas parler. La
poésie qui ne se tait pas ne sait rien dire." Le poème comporte de
nombreux non-dits, par exemple on ignorera jusqu'au bout si la pluie,
qui n'est jamais qualifiée, du moins par un adjectif, non plus
d'ailleurs que la pensée, est spleenetique ou fécondante. Mais du dire,
il y en a, heureusement, serrons-le de plus près.
Pour
plus de clarté, j'appellerai désormais séquence, de un à quatre, tout
ensemble constitué par le monostiche et la strophe longue qui le suit.
Dans la première séquence, les connotations sont assez claires,
dispersion, échec, pauvreté pitoyable. A cause de la strophe longue qui
a toujours pour fonction de développer un sens. Si la pensée, détrempée
par la pluie ("il pleut sur la pensée"), est "les restes d'un filet
décimé dont les mailles ne parviennent pas à se rejoindre", la pluie
et/ou la pensée est donnée comme éparse. L'image du "filet décimé" est
étrange, au point qu'à la différence de Roger Munier, Fernand Verhesen,
s'écartant du texte espagnol, traduit autrement l'adjectif. L'adjectif
"décimé" introduit l'idée d'un rapport à la mort, ou même, puisqu'on
parle d'armées décimées, celle d'un polémos (entre l'homme et la
nature? la pensée et l'univers? Juarroz parle souvent de la disjonction
entre l'homme et les choses). Le filet aux mailles disjointes, avec sa
connotation d'impuissance, exprime cette idée, somme toute banale, que
la pensée est une grille posée sur le monde, mais qu'il reste toujours
quelque chose qui lui résiste, qu'elle échoue à saisir. Primat du réel,
étant bien entendu qu'il faut toujours, pour Juarroz "ouvrir l'échelle
du réel à l'infini ".
La
deuxième séquence est encore plus obscure. Le sème dominant est celui
du comblement, jusqu'à l'excès ("la pensée déborde"). Puissance de la
pensée, victoire sur le monde, on peut donc dire que la deuxième
séquence est dans un rapport antithétique violent avec la première.
Dans la première séquence, la pensée éparse comme la pluie et lâche
comme un pauvre filet délabré échouait à saisir le tout du monde, ici,
c'est le contraire qui est dit. Juarroz aime juxtaposer les opposés,
sans même toujours les dialectiser, c'est un des traits les plus
constants de son écriture. Il est très difficile de comprendre ce que
sont "ces récipients, même les plus gardés et scellés" que comble la
pensée, à partir du centre. Il s'agit sans doute de la pénétration des
secrets de l'univers, avec dans "gardés et scellés", une connotation
d'ésotérisme, car Juarroz a un rapport à la pensée ésotérique.
Passons
à la troisième séquence, relativement plus claire. Il pleut sous la
pensée // et la pensée pleut sous le monde". La pensée, cette fois
encore, surmonte la pluie, si on n'entend pas "sous" dans un sens
uniquement spatial. Le sème dominant de la séquence est celui d'une
destruction purificatrice, lustrale, qui permet une reconstruction
ultérieure: diluant le soubassement des choses et/ ou leurs fondations.
C'est "pour fonder à nouveau / l'habitation de l'homme et de la vie".
Le dernier vers cité fait bien sûr écho à la célèbre sentence de
Hölderlin, longuement commentée par Heidegger, dont Juarroz ne s'est
jamais caché d'être un lecteur : dichterisch wohnet der Mensch,
"l'homme habite en poète sur cette terre". Mais ce vers, dans son
émouvante simplicité, est débarrassé du pathos qui encombre trop
souvent l'oeuvre du philosophe allemand, et spécialement son
commentaire des poètes, que personnellement j'abomine.
La
fin du poème, la quatrième séquence, constitue une sorte d'apogée, en
ce qu'elle est encore plus énigmatique que le reste, ce qui est
fréquent chez Juarroz. Je veux dire par là que la pointe du poème, sa
clausule, est le plus souvent conclusive et paradoxale à la fois, mais
c'est dans bien des traditions que l'écriture d'un poème est un art de
la pointe, pour reprendre, le détournant de son objet, un titre du
poète Pierre Lartigue . Il vaut mieux citer à nouveau le passage:
Il pleut sans la pensée
Et la pensée
continue de pleuvoir sans le monde,
continue de pleuvoir sans la pluie,
continue de pleuvoir.
Cette
quatrième séquence, je l'ai déjà dit, s'oppose à tout le reste du
poème, et parce que la structure et le rythme varient, et par l'effet
d'étrangeté qu'introduit l'apparition de la privative "sans", qui se
substitue aux prépositions de lieu. Cette préposition "sans" introduit
le motif d'une disjonction, celle de l'homme et de la nature, motif qui
peut apparaître ailleurs dans l'oeuvre. Dans le monostiche, elle donne
d'abord l'impression de faire imploser la métaphore de la pluie-pensée,
mais ce n'est qu'une apparence, puisqu'elle la maintient dans la
strophe longue ("la pensée continue de pleuvoir") - pluie continue,
diluvienne, et d'autant plus lancinante que ceci est répété trois fois,
effet rythmique des anaphores. La pluie ici, et donc finalement, n'est
plus la pluie naturelle (cf"la pensée continue de pleuvoir sans le
monde", "la pensée continue de pleuvoir sans la pluie"). Le paradoxe
violent que constitue le dernier énoncé cité, celui d'un pleuvoir qui
se produit indépendamment de la pluie, n'est qu'apparent. Il existe à
présent deux pluies: la pluie naturelle, et celle que constitue la
pensée, plus forte que tout, même que l'univers. Alors que, je dois le
rappeler, la première séquence l'humiliait. A la fin du poème, la
pensée, qui s'émancipe même du monde, ce monde qui constitue par
ailleurs, avec ses objets, le point de départ de la plupart des poèmes
de Juarroz qui n'en n'est jamais à une contradiction près, reste
absolument seule, victorieuse, mais suspendue dans l'abîme. Le poète,
dans un recueil bien plus tardif, aura cette parole magnifique: "la
solitude infinie de la pensée / terrifie les espaces célestes ". Du
poème commenté, poème infiniment dérangeant, déroutant, qui sait
produire un sens à la manière de la théologie négative, par les défilés
d'une dialectique de l'inconcevable, le tout dernier vers, s'il dit un
processus perpétuel, de même que toutes les anaphores, puisque rien ne
complète plus le segment "continue de pleuvoir", après deux occurences
où il était complété, reste suspendu dans le vide. Le vide: un des mots
clefs de toute l' oeuvre.
MARTINE BRODA