"Travailler
le blanc. Le pousser. Lui donner des mots. Une table. Une main. Des
objets de l'autre clarté. dans la définition. C'est pour toi c'est pour
moi. Bascule. Rien ne tient. Et il finirait par le croire! Mais dans le
seul. Plus loin encore que la solitude. Le seul. Là où nous
marchons toujours à notre propre rencontre. Loin l'un de l'autre. Dans
une voix traversée, chantée, chantante. La voix du seul"
Les objets contiennent l'infini
Un lyrisme objectif...
L'un
des traits du lyrisme moderne est la recherche paradoxale de
l'objectivité lyrique, c'est-à-dire aussi bien d'un lyrisme pour lequel
l'objet prévaut sur le sujet (celui de Ponge par exemple) qu'un lyrisme
ayant pour extrême souci de contrôler et transposer les affects dont il
procède. L'exemple le plus remarquable est offert par l'oeuvre
d'Anne-Marie Albiach :
"C'est
dans le même contexte, me semble-t-il, qu'il faudrait parler du
"lyrisme" spontané d'Anne-Marie Albiach, qui porte sa phrase au chant,
au phrasé, qui la pousse (et de plus en plus à mesure que son œuvre
progresse) à transposer la réaction affective, la "passion" qui
toujours l'anime. Mais là encore, comme pour la tendance "baroque", et
plus encore peut-être, ce lyrisme premier, foncier, s'il est presque
tou jours présent chez elle, fait l'objet d'un rigoureux contrôle, d'un
travail qui vise à l'intégrer en ne le laissant pas dominer,
proliférer, emporter. C'est là sans doute une des caractéristiques les
plus singulières de cette écriture par rapport aux propositions qui lui
sont contemporaines: il s'agit d'une poésie musicale sans musicalité,
personnelle-impersonnelle, lyrique non Iyrique, ou d'une poésie qui
parviendrait à quelque chose comme une neutralité ou objectivité
lyrique. "
(Extrait de Théâtre du poème, de Jean-Marie Gleize, aux éditions Belin)
Nous
reconnaissons d'ordinaire le poème à quelque excessif éclat du langage
qui s'efforce de briller plus que de raison, comme pour nous ravir en
nous faisant croire que le monde est une église où vont s'exaucer tous
nos vœux de pauvre créature. Volontiers, nous nous laissons prendre à
ses manières mielleuses.
Le travail d'Anne-Marie Albiach - comme celui de
Claude Royet-Journoud
- à qui ce livre est dédié -prend un chemin exactement inverse: il
remonte le cours du lyrisme pour défaire le langage poétique de ses
ornements et pour interroger son élaboration, son savoir... L'écriture
même devient ainsi l'objet du poème. Mais c'est encore trop peu dire,
car la réflexion ne régit pas cette pratique sévère; le corps, y est
engagé, et le monde autour avec lui. La langue demeure celle du poème
car elle présente tous les états de son intégrale diversion. Elle ne
gouverne pas d'en haut cette quête, mais s'y projette, s'y disperse se
fond en elle qui ne serait rien sans ce don entier. Mezza voce
est une mise en scène géométrique de la division du geste d'écrire dont
l'urgence même répond à une effroyable tension, un déportement de notre
être, et dont le développement reste contradictoire, suscité qu'il est
à la fois par l'énigme et l'obligation.
Un
tel livre est abrupt, brutal même en ce qu'il ne se laisse aucunement
saisir mais nous repousse avec violence, trop occupé par son obstiné
travail anonyme, n'expliquant rien, n'arrondissant jamais les angles du
langage, transformant cette matière à vains bavardages qui nous est si
chère en un lieu d'arrachement et de négation où le sujet, semble-t-il,
s'étouffe.
Si fermée
et acide, cette poésie n'en constitue pas moins un discours
fondamental, c'est-à-dire une parole qui prend le risque du
recommencement, qui s'étonne, s'enchevêtre et subvertit notre mauvais
savoir paisible.
Et
c'est également là une poésie de la syntaxe, car ce travail de
nettoyage, de dépouillement et de mise à jour permet de retrouver le
sens des coordinations et des césures de la langue. Celle-ci est
devenue sujet, nous pouvons suivre tous ses déplacements. Guillemets,
parenthèses, italiques et capitales, sont ici de la chair et des
parures.
En fin de
compte, ce travail si subversif ne va pas sans plaisir. La langue
dispose de capacités telles que les tentatives les plus audacieuses
pour la contraindre à se rendre toute n'aboutissent jamais qu'à des
livres. L'intérêt principal d'un tel effort tien sans doute à ce qu'il
confond le geste même d'écrire avec celui de fonder à nouveau la littérature, mezzavoce, à I'écart des tapages et par-delà l'épuisement des formes.