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Retrouvez l'intégralité de ce texte dans Le poète perplexe, Editions José Corti, février 2002


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(poésie, prose, peinture...)


 

« Dans l'incertitude, j'ai tendu la main »

sur L'Emportement du muet d'André Du Bouchet

Mercure de France éd., 144 p., 85 F.

par Jean-Michel Maulpoix

Article paru dans le numéro 797 de La Quinzaine littéraire


L'Emportement du muet réunit neuf textes, proses ou poèmes, de diverses époques. Deux essais datant des années cinquante, « Orion aveugle à la recherche du soleil levant » et « Baudelaire irrémédiable », y précèdent une suite de poèmes des années 80-90. Mais ici comme là, c'est le même travail réflexif que poursuit l'écriture, la même poursuite mentale, dans la lignée de ce que Mallarmé appelait naguère des « poèmes critiques ».


L'emportement du muet : que désigne ce titre énigmatique ? Une « hauteur atteinte dans la langue », un emportement « dans la matière volatile de la langue », qui n'est nullement le fait de quelque souffle divin, passion soudaine, ou bouffée d'inspiration, mais consiste en un « vouloir excessif », « vouloir débordé », « vouloir en défaut », tentant sur le papier de « s'ajuster à ce qui reste sans mesure ».

Qu'il relise Baudelaire et Leiris, qu'il observe l'art de Poussin ou de Tal-Coat, ou qu'il se mesure physiquement lui-même au paysage dans l'épreuve de la marche, André du Bouchet apparaît conduit et tenu par le constant souci de retrouver l'instant où soudain « un accident rétablit (...) ce rien que nous sommes ». Moins excès que défaut, l'emportement n'engendre pas un afflux de paroles, mais une écriture faite de taches ajourées de trous : les rythmes et les emplacements d'une « parole dans l'inaccompli porteuse de ce qui n'a même pas encore été ». Au sommet du poème est ce point aveugle où la langue se rapproche au plus près de ce qui lui échappe, perce son vêtement familier, et se lave en sa propre défaite. Ainsi le poème offre-t-il à qui l'écrit (ou le lit) la chance de se reconnaître comme le muet de sa langue : non pas son chef d'orchestre, mais son passager ébahi, venu buter sur le silence d'où tous les mots procèdent.

La poésie est une parole en excès dans le langage et qui revient obstinément cogner contre ses limites, ne pouvant par ailleurs ni se soustraire ni se réduire à son travail d'enveloppement, auquel elle participe : une parole contrainte de se regarder, se voir, explicitant éperdument jusqu'au rien sa propre énigme. Tel serait « l'emportement du muet » : à la fois un dessaisissement et la mise en intensité de la perception du réel, l'atteinte d'une évidence brutale : nous sommes cette présence qui ignore, qui questionne; nous sommes cette évidence et cette stupéfaction. La langue creuse en nous le vide qu'elle y remplit.

 

De cette épreuve, André du Bouchet retrouve par exemple la figure dans le fameux tableau de Poussin, Orion aveugle à la recherche du soleil levant : les divins ancrages s'y étant évanouis, il appartient à de « vastes formes telluriques » de souligner aussi bien leur retrait que la désormais tâtonnante avancée de la stature humaine « dans l'immensité de la nature sans nom » où le secret affleure. Le réel est en crue, plus que jamais touffu, prometteur et indifférent, offrant un sol à la fois « stable et incertain » au marcheur qui y doit éprouver sa tenue, sa propre consistance : « Ce n'est rien, j'y suis, j'y suis toujours. »

De même, relisant Baudelaire, André Du Bouchet souligne l'interdépendance des deux postulations contradictoires qui travaillent son oeuvre : « désir de monter » et « joie de descendre ». A chaque pas des Fleurs du Mal, écrit-il, « le progrès est à la fois perte et réparation », de sorte qu'en ce déchirement c'est la vérité du passage terrestre qui elle-même fructifie : « La poésie de Baudelaire porte en elle le moment atterrant où, parvenus au sommet comme au bas de la pente, nous retrouvons, nié par lui, le sol unique, dans la déréliction, et, plus d'une fois, sans être capables de dire pourquoi nous nous sommes mis en route. »

Tel s'avère l'apprentissage propre à cet itinéraire en lignes brisées qu'est le poème : ponctué d'essors et de chutes, il retrouve le réel à proportion de son effort pour y échapper, et il lui faut accepter que le vide aussi soit un sol, ou que l'échec et le défaut de la Beauté sachent seuls autoriser la reconnaissance du vivant : « Baudelaire se sent précipité dans un vide (le vide du vivant) à raison même de la volonté, aussitôt qu'elle cesse de lui apparaître viable, de s'abstraire de sa vie, et de la hauteur à laquelle il a placé l'abstraction. »

L'idéal avorte en poème : telle est la leçon du lyrisme. L'inconnu convoité n'est en définitive rien d'autre que l'existence même. Qui n'a désiré l'impossible a-t-il chance d'être jamais « rendu au sol, avec un devoir à chercher et la réalité rugueuse à étreindre », ainsi que l'écrit l'ardenais ? A-t-il chance de comprendre que l'inconnu et le sol même ne font qu'un, que la question et l'évidence sont une même chose ? Si quelque consolidation (plutôt que consolation) peut être espérée du poème, ce n'est pas par l'ouverture d'une issue idéale permettant d'échapper, ne fût-ce que momentanément, à la certitude de l'irrémédiable, mais par cette réouverture du vide qu'il opère et cette vérité du dénuement qu'il inflige, au plus près de l'évidence même d'être là, mortel : « un poème à son tour n'est que cela : momentanément le vide qui, tout aménagement ayant fait défaut, marque son attenance à l'indicible vie particulière ».

Reconduire chacun au plus ras de ce qu'il est, le remettre au monde comme un nouveau-né qui saurait, voilà ce que le poème accomplit, retranché de son « but divin », en son emportement muet. Alors « mourir reprend, où il le faut, place dans le cours d'une vie ». Aussi est-ce bien à la fois « l'horreur de la vie et l'extase de la vie », indissolublement liées, que fixe obstinément la poésie, en renversant « l'ailleurs attendu en un ici qui prend de court ».

Le réel est le puits dans lequel tombent toutes nos questions : il nous désaltère aussi bien qu'il aiguise notre soif. En ce trou d'ignorance, l'oiseau qui n'en sait rien vient nicher son chant, tandis que l'homme y puise le souffle de sa langue. Ce souffle, il l'adresse et il le partage : en poème, il le publie. C'est dire qu'il n'est là « rien de singulier qui d'une façon ou d'une autre ne se découvre commun, et enfin, c'est-à-dire de nouveau partagé. »

Parce qu'il demeure ignorant, le poème peut tendre la main « pleine de vérité, vide aussi bien que pleine ». Cette « appellation de rencontre » qu'est la poésie, solidaire de ce qui demeure sans nom, répète en direction d'autrui ces mouvements de langue : offrir un fruit ou lancer une pierre (« atteinte à une tête », « atteinte à la parole », « atteinte du vif »), ouvrir ou refermer la main, la tendre dans l'incertitude.

© Jean-Michel Maulpoix