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J'aime les nuages...
(A propos de Charles Baudelaire)
"Les poètes, les
artistes et toute la race humaine seraient bien malheureux, si l'idéal,
cette absurdité, cette impossibilité, était trouvé. Qu'est-ce que
chacun ferait désormais de son pauvre moi, de sa ligne brisée ?"
Charles Baudelaire
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Autre essai : Dans les rues de la ville : essai sur la situation du poète dans la ville
moderne, estrait du "Poète perplexe" (Corti,
2002)
La
modernité, c'est le sujet pris dans l'histoire. L'homme qui naît, qui
souffre et qui meurt. Avec ses affections, ses vices, tribu payé au
temps et à autrui. Les avatars singuliers d'une disparition, rien de
plus. A chacun, comme le souhaitait Henri Michaux, de s'en
tenir à "son transitoire". Sur la terre, l'homme est en transit. Aussi
lui appartient-il d'assurer quantité de transitions, d'être un lieu de
passage autant qu'un passager, et parfois de se consoler un peu de sa
finitude en permettant au fini de transiter sur le papier vers une
apparence d'infini.
Comme
le sujet même qui l'arpente, la modernité est mobile et discontinue. Le
"rôdeur parisien" s'inscrit dans une économie aléatoire de relations
horizontales, de visages à visages, celle-là même que suppose la grande
ville, en lieu et place de l'idéale économie romantique des relations
verticales, qui privilégiaient le "pâtre-promontoire" et son mouvement
inspiré vers quelque transcendance. Quand se retrouve, chez Baudelaire,
ce mouvement d'élévation, c'est par excellence ou par défaut dans la
solitude de la chambre, "à une heure du matin", lorsque l'artiste
retranché loin de ses semblables endormis appelle à lui la grâce de
quelques beaux vers. Le reste du temps, la verticalité est barrée,
étouffée d'un "couvercle", ou tout juste entrouverte par le parfum
d'une chevelure dans laquelle s'enfouit le visage.
Ce n'est pas par hasard que se répète dans la poésie de la seconde moitié du XIXe siècle, avec Baudelaire puis
Mallarmé,
l'image de la fenêtre et de son vertical écran transparent, lieu de
voyance et d'aspiration, mais aussi bien écran de séparation que l'on
ne saurait franchir. La fenêtre figure elle aussi le transitoire, ou
l'impossible transition : on ne peut que donner sur, donner sur autrui,
donner sur le monde, donner sur l'Azur. L'accès transparent est fermé.
La transparence même fait écran. Celui qui troue "dans le mur de toile
une fenêtre" ne sera que "pitre châtié", ayant trahi la loi de l'Art
qui ne saurait être autre chose qu'un simulacre, un effet de miroir. Au
lieu de permettre au sujet de s'échapper vers le céleste ou vers le
monde, la fenêtre poétique -qui est aussi bien la page blanche peu à
peu noircie- lui renvoie indéfiniment sa propre image. Elle devient ce
ténébreux lieu de voyance où le "je" vit et souffre "dans d'autres que
lui-même". Elle participe à la dépersonnalisation et à la pluralisation
du "moi" qui ne peut plus s'identifier que dans une kyrielle de "je
suis" : "Je suis un cimetière", "je suis un vieux boudoir". "Je" est le
lieu où se recueillent les dépouilles de la vie d'autrui. Poème et
poète sont un même sépulcre.
La fugacité fiévreuse du "Peintre de la vie moderne" anime le premier Petit Poème en Prose du Spleen de Paris,
texte rapide, allègre, mobile où l'on questionne l'étranger, homme de
passage et sans attaches, sur ce qu'il aime le mieux. Après avoir
écarté la famille, les amis, la patrie, la beauté ou la richesse, il
affirme: "J'aime les nuages... les nuages qui passent... là-bas... les merveilleux nuages!".
Amour du fugace et de l'insaisissable, autant dire amour de rien
d'autre que du mouvement même et de ses plus légères concrétions;
amour, dans le présent, de ce qui s'en échappe, amour d'une aspiration
indéfinie, merveilleuse en ce qu'elle allège, élève, et dégage des
"miasmes morbides" pour emporter dans les "espaces limpides". Ce que le
poème "Élévation" des Fleurs du mal formule comme un
programme mystique, avec une certaine grandiloquence, "L'Étranger" le
répète sur le mode mineur, d'une manière plus moderne, en inventant la
forme volatile de la légèreté et la fugacité qu'il évoque.
Ces
nuages circulent au-dessus de la ville qui est, chez Baudelaire, le
paysage moral de cette indéfinie transitivité. "Avec son absence de
végétation, sa laideur, son asphalte, sa lumière artificielle, ses
effondrements de pierres, ses péchés, sa solitude dans les tourbillons
humains" , avec son électricité, son gaz, son goudron, son charbon et
ses machines à vapeur, elle concentre en soi le moderne qui se
caractérise par "une diminution progressive de l'âme et une domination
progressive de la matière". C'est le lieu de l'actuel et de
l'hétérogène, de la discordance, du télescopage, de la surprise, de la
bizarrerie. C'est le royaume de l'artifice et l'envers de la nature.
Tout le contraire des lacs, des vallons protecteurs et autres bosquets
lyriques. Un lieu d'"atrophie de l'esprit", d'emportement et de
divertissement, qui menace l'intégrité du sujet. L'expérience limite de
la ville est en effet la déréliction: une chute perpétuelle dans le
"sans-fond" de la modernité. "Hôpital, lupanars, purgatoire, enfer,
bagne", la ville devient alors chez Baudelaire une accumulation de
lieux maudits, ou plus simplement de "mauvais lieux". Elle se
personnifie sous les traits d'une "énorme catin". Elle fascine et
horrifie à la fois en jetant au visage "l'horreur de la face humaine" .
Baudelaire décrit ce puissant répulsif comme un Enfer, mais il y
reconnaît aussi un fantastique lieu de connaissance, un prodigieux
excitant. L'Enfer est autrement plus intéressant qu'Honfleur...
Devenu
"peintre de la vie moderne", le poète est "ce solitaire doué d'une
imagination active, toujours voyageant à travers le grand désert
d'hommes." La grande ville, en effet, s'offre telle un lieu où rôder.
Baudelaire avait songé à intituler les Petits Poèmes en Prose
"Le promeneur solitaire, ou le Rôdeur parisien ", ce qui n'est pas la
même chose, car ces deux formulations impliquent deux univers, deux
types de déplacements, deux solitudes et deux figures du sujet
différentes. Le promeneur solitaire, c'est par excellence Jean-Jacques
Rousseau: l'homme de la Nature, dont la marche même tend vers
l'élévation d'une prière, et qui se purifie pour se réunir à lui-même
et à Dieu. Au contraire, le rôdeur, comme son écriture, a "mauvais
genre": cette créature urbaine autrement précaire et isolée, menaçante
et menacée, traverse un univers d'artifice, se heurte à ses propres
reflets, et ne peut rejoindre le giron d'aucune transcendance. Ainsi
que l'écrit Claude Mouchard, "le rôdeur est en proie à soi" autant qu'à
la cité où il rôde . Lieu de la multitude et de la solitude, la grande
ville est cet endroit où la question de l'être de l'homme est le plus
cruellement posée. On s'y reconnaît hors de soi, égaré dans la misère
du visage d'autrui. La foule est ainsi pour le poète un lieu de
souffrance et de jouissance, la vaste chambre des plaisirs et des
tortures de l'Héautontimorouménos. Le poète y jouit de sa propre
dépersonnalisation, comme de sa projection imaginaire en autrui et de
l'inventaire patient de ses vices. : "Celui-là qui épouse facilement la
foule connaît des jouissances fiévreuses, dont seront éternellement
privés l'égoïste, fermé comme un coffre, et le paresseux, interné comme
un mollusque."
La
ville est ouverte comme un gouffre et comme un livre. Telle une figure
de la conscience même, fascinée par le double appel du vide et du sens.
C'est, dans la ville, le vide même qui signifie en sollicitant tous les
sens. Dans ce plein d'êtres, ce plein d'objets qui n'est en réalité que
néant, il y a quelque chose à lire, une série de signes, ou de
simulacres : l'Ennui, le Péché, la Lésine, l'Hypocrisie, tout le
catalogue des vices et des douleurs incarnées. Comme sur les catalogues
des Grands magasins, ces divers habillements de l'âme humaine ont leurs
mannequins: le pauvre, la petite vieille, Mlle Bistouri, le fou, la
Vénus, le chien, le vitrier. C'est cela le réel, quand il vient pousser
sa prose jusque dans le poème : un album de profils furtifs, une
galerie de glace déformantes, un bottin de demi-mondaines, une bible
profane de la mythologie moderne. Telle est la ville avec ses
hiéroglyphes et ses allégories. Le poète en est à la fois le guide, le
témoin, le passant et l'herméneute. Il rôde, il témoigne, il souffre,
il déchiffre. Il épingle les spécimens les plus curieux. Il devient un
amateur maniaque du bizarre. Il fait collection de nuages.
© Mercure de France, 1998. Tous droits de reproduction réservés.