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J'aime les nuages...

(A propos de Charles Baudelaire)

par Jean-Michel Maulpoix Extrait de La poésie comme l'amour. Mercure de France, 1998.


"Les poètes, les artistes et toute la race humaine seraient bien malheureux, si l'idéal, cette absurdité, cette impossibilité, était trouvé. Qu'est-ce que chacun ferait désormais de son pauvre moi, de sa ligne brisée ?"

Charles Baudelaire



Autre essai : Dans les rues de la ville : essai sur la situation du poète dans la ville moderne, estrait du "Poète perplexe" (Corti, 2002)


La modernité, c'est le sujet pris dans l'histoire. L'homme qui naît, qui souffre et qui meurt. Avec ses affections, ses vices, tribu payé au temps et à autrui. Les avatars singuliers d'une disparition, rien de plus. A chacun, comme le souhaitait Henri Michaux, de s'en tenir à "son transitoire". Sur la terre, l'homme est en transit. Aussi lui appartient-il d'assurer quantité de transitions, d'être un lieu de passage autant qu'un passager, et parfois de se consoler un peu de sa finitude en permettant au fini de transiter sur le papier vers une apparence d'infini.

Comme le sujet même qui l'arpente, la modernité est mobile et discontinue. Le "rôdeur parisien" s'inscrit dans une économie aléatoire de relations horizontales, de visages à visages, celle-là même que suppose la grande ville, en lieu et place de l'idéale économie romantique des relations verticales, qui privilégiaient le "pâtre-promontoire" et son mouvement inspiré vers quelque transcendance. Quand se retrouve, chez Baudelaire, ce mouvement d'élévation, c'est par excellence ou par défaut dans la solitude de la chambre, "à une heure du matin", lorsque l'artiste retranché loin de ses semblables endormis appelle à lui la grâce de quelques beaux vers. Le reste du temps, la verticalité est barrée, étouffée d'un "couvercle", ou tout juste entrouverte par le parfum d'une chevelure dans laquelle s'enfouit le visage.

Ce n'est pas par hasard que se répète dans la poésie de la seconde moitié du XIXe siècle, avec Baudelaire puis Mallarmé, l'image de la fenêtre et de son vertical écran transparent, lieu de voyance et d'aspiration, mais aussi bien écran de séparation que l'on ne saurait franchir. La fenêtre figure elle aussi le transitoire, ou l'impossible transition : on ne peut que donner sur, donner sur autrui, donner sur le monde, donner sur l'Azur. L'accès transparent est fermé. La transparence même fait écran. Celui qui troue "dans le mur de toile une fenêtre" ne sera que "pitre châtié", ayant trahi la loi de l'Art qui ne saurait être autre chose qu'un simulacre, un effet de miroir. Au lieu de permettre au sujet de s'échapper vers le céleste ou vers le monde, la fenêtre poétique -qui est aussi bien la page blanche peu à peu noircie- lui renvoie indéfiniment sa propre image. Elle devient ce ténébreux lieu de voyance où le "je" vit et souffre "dans d'autres que lui-même". Elle participe à la dépersonnalisation et à la pluralisation du "moi" qui ne peut plus s'identifier que dans une kyrielle de "je suis" : "Je suis un cimetière", "je suis un vieux boudoir". "Je" est le lieu où se recueillent les dépouilles de la vie d'autrui. Poème et poète sont un même sépulcre.

La fugacité fiévreuse du "Peintre de la vie moderne" anime le premier Petit Poème en Prose du Spleen de Paris, texte rapide, allègre, mobile où l'on questionne l'étranger, homme de passage et sans attaches, sur ce qu'il aime le mieux. Après avoir écarté la famille, les amis, la patrie, la beauté ou la richesse, il affirme: "J'aime les nuages... les nuages qui passent... là-bas... les merveilleux nuages!". Amour du fugace et de l'insaisissable, autant dire amour de rien d'autre que du mouvement même et de ses plus légères concrétions; amour, dans le présent, de ce qui s'en échappe, amour d'une aspiration indéfinie, merveilleuse en ce qu'elle allège, élève, et dégage des "miasmes morbides" pour emporter dans les "espaces limpides". Ce que le poème "Élévation" des Fleurs du mal formule comme un programme mystique, avec une certaine grandiloquence, "L'Étranger" le répète sur le mode mineur, d'une manière plus moderne, en inventant la forme volatile de la légèreté et la fugacité qu'il évoque.

Ces nuages circulent au-dessus de la ville qui est, chez Baudelaire, le paysage moral de cette indéfinie transitivité. "Avec son absence de végétation, sa laideur, son asphalte, sa lumière artificielle, ses effondrements de pierres, ses péchés, sa solitude dans les tourbillons humains" , avec son électricité, son gaz, son goudron, son charbon et ses machines à vapeur, elle concentre en soi le moderne qui se caractérise par "une diminution progressive de l'âme et une domination progressive de la matière". C'est le lieu de l'actuel et de l'hétérogène, de la discordance, du télescopage, de la surprise, de la bizarrerie. C'est le royaume de l'artifice et l'envers de la nature. Tout le contraire des lacs, des vallons protecteurs et autres bosquets lyriques. Un lieu d'"atrophie de l'esprit", d'emportement et de divertissement, qui menace l'intégrité du sujet. L'expérience limite de la ville est en effet la déréliction: une chute perpétuelle dans le "sans-fond" de la modernité. "Hôpital, lupanars, purgatoire, enfer, bagne", la ville devient alors chez Baudelaire une accumulation de lieux maudits, ou plus simplement de "mauvais lieux". Elle se personnifie sous les traits d'une "énorme catin". Elle fascine et horrifie à la fois en jetant au visage "l'horreur de la face humaine" . Baudelaire décrit ce puissant répulsif comme un Enfer, mais il y reconnaît aussi un fantastique lieu de connaissance, un prodigieux excitant. L'Enfer est autrement plus intéressant qu'Honfleur...

Devenu "peintre de la vie moderne", le poète est "ce solitaire doué d'une imagination active, toujours voyageant à travers le grand désert d'hommes." La grande ville, en effet, s'offre telle un lieu où rôder. Baudelaire avait songé à intituler les Petits Poèmes en Prose "Le promeneur solitaire, ou le Rôdeur parisien ", ce qui n'est pas la même chose, car ces deux formulations impliquent deux univers, deux types de déplacements, deux solitudes et deux figures du sujet différentes. Le promeneur solitaire, c'est par excellence Jean-Jacques Rousseau: l'homme de la Nature, dont la marche même tend vers l'élévation d'une prière, et qui se purifie pour se réunir à lui-même et à Dieu. Au contraire, le rôdeur, comme son écriture, a "mauvais genre": cette créature urbaine autrement précaire et isolée, menaçante et menacée, traverse un univers d'artifice, se heurte à ses propres reflets, et ne peut rejoindre le giron d'aucune transcendance. Ainsi que l'écrit Claude Mouchard, "le rôdeur est en proie à soi" autant qu'à la cité où il rôde . Lieu de la multitude et de la solitude, la grande ville est cet endroit où la question de l'être de l'homme est le plus cruellement posée. On s'y reconnaît hors de soi, égaré dans la misère du visage d'autrui. La foule est ainsi pour le poète un lieu de souffrance et de jouissance, la vaste chambre des plaisirs et des tortures de l'Héautontimorouménos. Le poète y jouit de sa propre dépersonnalisation, comme de sa projection imaginaire en autrui et de l'inventaire patient de ses vices. : "Celui-là qui épouse facilement la foule connaît des jouissances fiévreuses, dont seront éternellement privés l'égoïste, fermé comme un coffre, et le paresseux, interné comme un mollusque."

La ville est ouverte comme un gouffre et comme un livre. Telle une figure de la conscience même, fascinée par le double appel du vide et du sens. C'est, dans la ville, le vide même qui signifie en sollicitant tous les sens. Dans ce plein d'êtres, ce plein d'objets qui n'est en réalité que néant, il y a quelque chose à lire, une série de signes, ou de simulacres : l'Ennui, le Péché, la Lésine, l'Hypocrisie, tout le catalogue des vices et des douleurs incarnées. Comme sur les catalogues des Grands magasins, ces divers habillements de l'âme humaine ont leurs mannequins: le pauvre, la petite vieille, Mlle Bistouri, le fou, la Vénus, le chien, le vitrier. C'est cela le réel, quand il vient pousser sa prose jusque dans le poème : un album de profils furtifs, une galerie de glace déformantes, un bottin de demi-mondaines, une bible profane de la mythologie moderne. Telle est la ville avec ses hiéroglyphes et ses allégories. Le poète en est à la fois le guide, le témoin, le passant et l'herméneute. Il rôde, il témoigne, il souffre, il déchiffre. Il épingle les spécimens les plus curieux. Il devient un amateur maniaque du bizarre. Il fait collection de nuages.


© Mercure de France, 1998. Tous droits de reproduction réservés.