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Rainer Maria Rilke

"Nous sommes les abeilles de l'invisible"

« Le travail est lui-même amour, infiniment plus d 'amour que l'individu n 'en peut susciter en autrui. Il est toutes les espèces d'amour. »

« Tout élan de mon esprit commence dans mon sang»


Jean-Michel Maulpoix évoque l'expérience poétique de Rilke sur France culture.
A écouter ici.



Rainer Maria Rilke

Le Testament

 

Traduit de l'allemand par Philippe Jaccottet, éd.du Seuil, 1983, 96 p.


article de Jean-Michel Maulpoix, publié dans La Quinzaine littéraire du 16 juin 1983.

C'est au printemps 1921, après un hiver passé près de Zurich au château de Berg, que Rilke remit à son éditeur, Anton Kippenberg, le texte confidentiel du Testament. Sous ce titre sont rassemblés une soixantaine de feuillets présentant des notes et des projets de lettres. Étrangement, l'ensemble est précédé d'une introduction au style très impersonnel, telle qu'aurait pu la rédiger un ami, un témoin, qui, entré en possession de ces fragments, se serait attaché à en éclaircir l'origine.

Comme le précise Ernst Zinn qui a établi cette édition: "L'anonymat de I'introduction qui pourrait sembler d 'abord déconcertant, sinon affecté ou maniéré" a pour fonction essentielle de détacher l'expérience ainsi communiquée et son interprétation du domaine privé régi par le hasard individuel, pour lui assurer une valeur générale. » Même s'il n'envisageait pas sa publication Rilke souhaitait que ce Testament eût une valeur exemplaire.

On ne saurait pourtant présenter ce texte sans faire d'allusions précises aux circonstances de sa composition et aux échos qu'en répercute la correspondance du poète. Rilke est de ces auteurs qui ont désormais valeur de mythe: leur intimité même s'exalte bien au-delà de leur biographie.

«Pour rendre compréhensible sa situation à l'issue de cet hiver-là, il faut jeter un coup d'œil en arrière, jusqu'à l'été quatorze. Le déclenchement de la funeste guerre qui dénatura le monde pour de nombreuses générations l'empêcha de regagner la ville incomparable à laquelle il devait le meilleur de ses possibilités. »

Le flou périphrastique de ces premières lignes de la présentation rédigée (déguisée) par Rilke lui-même, voile à demi des réalités biographiques précises. La «funeste guerre» franco allemande empêcha le poète de regagner Paris où il avait loué une petite maison et entreposé ses livres; elle ralentit l'élaboration des Élégies où il voyait l'œuvre de sa vie. Mobilisé à Vienne jusqu'en juin 1916, il vécut dans l'insatisfaction et la contrariété, et sa libération ne suffit pas ensuite à lui rendre « la clarté et la liberté intérieure hors desquelles son indescriptible travail ne pouvait aboutir. »

Après nombre d'errances à travers la Suisse, I'ltalie et la France, Rilke accueillit donc avec une joie sans réserve, comme un « événement inestimable », l'offre qui lui fut faite de séjourner au château de Berg: « Une vieille demeure patricienne, loin de tout, fut soudain mise à sa disposition: une gouvernante dévouée et silencieuse l'y attendait; et à peine avait-il passé le seuil (le 12 novembre) que déjà tout ce qui l'entourait lui montrait une prévenance, une convenance qui dépassaient tous ses espoirs. » Le paysage même, doucement vallonné, semble l'accueillir et le protéger. Le poète accoste enfin sur une « île de travail »; tout lui paraît propice à une « retraite absolue », un décisif retour sur lui-même et une création fructueuse. Dans une lettre du 19 novembre 1920 à Marie de la Tour et Taxis, il compare ces nouvel les conditions de vie à celles de Duino.

Et pourtant les fragments du Testament, rédigé durant cet hiver 1920-1921 « dénoncent un échec, une perte cruelle, déconcertante ». Rilke conclut son allusive et discrète introduction en justifiant ainsi son titre:

« Si l'auteur a réuni ces feuillets épars (après coup manifestement) sous le titre de Testament, c'est vraisemblablement que, dans cette exploration de sa fatalité particulière, s'exprime une volonté qui restera la dernière, même si la tâche d 'années nombreuses attend encore son cœur. »

Tel est bien l'un des plus fructueux paradoxes de ce petit livre: parole d'un échec, il est aussi legs et témoignage ultime. Du fond de sa détresse, le poète y signe un pacte décisif avec lui-même.

Cette « fatalité particulière » que Rilke fut contraint d'explorer, revêtit un visage de femme et prit la forme de la plus inévitable contrainte: I'amour. Au moment même où le comblent de très favorables retrouvailles avec la solitude, le poète entre prend de répondre a l'élan amoureux de Madame Baladine Klossowska (grâce à lui mieux connue sous le petit nom de Merline) qui séjournait alors à Genève avec ses deux fils. C'est le déchirement entre les exigences de l'amour et celles de l'art qui est le sujet du Testament. Deux lois, aussi inflexibles l'une que l'autre, s'affrontent, et c'est à un effort inouï de lucidité que le poète applique toutes ses énergies. Il réfléchit plus qu'il ne résiste. Il creuse sa situation, la médite: le partage et la solitude, la demande de l'autre et le repli sur soi, le travail et l'amour, bien plus que des postulations opposées, deviennent ainsi des lignes de force entrant dialectiquement dans la définition de l'être même.

La première question que Rilke se pose est de savoir comment l'amour, qui est « le climat même du destin » a pu l'atteindre, lui qui recherchait une ascèse et se tenait toujours en avant de lui-même... Cet incessant mouvement de son être, cette perpétuelle déréliction n'étaient-ils en fait la plus sûre manière de rester exposé au risque de l'amour ? Les gestes de la plus haute solitude sont les gestes mêmes du désir:

« C'était comme si, à partir de cette orbite que la force de la solitude lui faisait décrire, il avait reconnu sa figure plus parfaitement que personne avant lui. Et de ce savoir, infini, naissait en lui la privation infinie. »

La disponibilité que le poète recherche et pour laquelle il lutte ne saurait être fondée sur un raidissement de son être. Prononcer un « oui libre et définitif au monde », prendre part à l'ouvert, exige un abandon qui ne peut que rendre vulnérable à l'amour. Dans une lettre à Merline, Rilke écrit:

« Tout élan de mon esprit commence dans mon sang»;

dans le Testament il précise:

«Celui qui a un engagement envers les sens, et qui doit tenir l'apparence pour pure et la forme pour vraie sur cette terre, comment serait-il libre de commencer par le refus ! »

La fatalité amoureuse est la seule qui soit juste:

« Exposé comme je le suis, je ne voulais pas l'éviter, elle non plus: mais je rêvais de la traverser ! Qu'elle me fût une fenêtre dans l'espace élargi de I'existence... (non un miroir). »

L'autre, cependant, reste un être de conscience et de chair. La contradiction demeure entre l'appel centrifuge de l'amour et les rigoureuses exigences d'un labeur poétique qui ne tolère aucune désertion et exige du poète de « s'appartenir quelque temps sans partage ». Plus lyriquement que ce Testament, les lettres à Merline en portent témoignage, ainsi cet extrait daté du 22 février 1921:

« Désormais laisse-moi, Chère, laisse-moi mettre de l'ordre dans ma vie et la tirer au clair au cours de ces prochains mois, le temps que me sera accordé ce refuge. (Je ne saurais subsister dans ce trouble qui dure depuis des années !) C'est cela même qui m'importe, et non pas du tout Les Elégies ni une quelconque productivité &emdash; je ne suis pas un auteur qui "fait" des livres ! Même Les Élégies (ou quoi que ce fût qui pût m'être accordé un jour) n'étaient que la suite d'une disposition et d'un progrès intérieurs, d'un devenir plus pur et plus vaste de toute ma nature interrompue et ébranlée.»

L'amour est venu distraire et interrompre trop tôt la convalescence solitaire de l'âme, ce ressaisissement de soi auquel le poète tentait de s'appliquer après des années d'errances et de contrariétés. Il vole à la solitude son innocence et sa discrétion. Il occupe le cœur et il en fait un endroit habité où de pures énergies ne pourront désormais plus être patiemment accueillies.

Cependant, ainsi confrontées à leur plus redoutable adversaire (le plus séduisant et proche), les rigueurs du travail poétique se trouvent exaltées et définies avec une force toute nouvelle. Loin de lui être négative, cette expérience particulière de la fatalité contraint le poète à approfondir sa réflexion et à mesurer l'exacte nécessité de son art. Elle accroît sa lucidité. Elle transforme en méditation ontologique une anecdote de la biographie. L'amour agit comme un acide: il révèle, il fixe, dégageant peu à peu une figure souveraine du poète, résolument émancipé de toute influence ou contrainte: « Je ne suis pas de ceux que l'amour console. Il en va bien ainsi. Qu'est-ce, en effet, qui me serait plus inutile à la fin qu'une vie consolée ? » A la création momentanément retardée par l'amour se substitue l'exaltation du travail, anonyme et fervent:

« Le travail est lui-même amour, infiniment plus d 'amour que l'individu n 'en peut susciter en autrui. Il est toutes les espèces d'amour. »

Dira-t-on assez combien ce petit livre inestimable de Rilke, traduit par Philippe Jaccottet avec une grande sobriété, apporte d'air salubre à toute la poésie de ce temps ?

 

© Jean-Michel Maulpoix