La
rencontre
Pour saluer Antoni
Tàpies
La galerie Chantal
Mélanson à Annecy mène depuis 5 ans
un travail militant en faveur de la peinture de la
sculpture et de la littérature. Avec peu de moyens
mais beaucoup de passion elle défend un certain
nombre d'artistes localement, nationalement ou
internationalement connus qui, malgré leurs
différences, ont incontestablement un air de
famille. L'exposition d'estampes, de lithographies et
d'oeuvres originales d'Antoni Tàpies,
rigoureusement choisies et mises en valeur qu'elle
présente du 11 septembre au 13 novembre donne la
mesure de l'exigence et de l'ambition dont elle ne cesse
de faire preuve.
Même dans une
casserole, on peut trouver Dieu.
Thérèse
d'Avila
La richesse du travail
d'Antoni Tàpies est dans son apparente
pauvreté: pauvreté de couleurs, de formes,
de matières. Paradoxe qui relève d'un
double et indissoluble mouvement de destruction et de
création.
On perçoit
d'abord, très nettement, dans cette oeuvre qui
couvre maintenant plus de cinquante ans, le désir
commun à toute une génération
d'artistes du milieu du siècle de faire table rase
c'est-à-dire de détruire cette image toute
faite que nous avons dans les yeux quand nous croyons
voir le monde et que nous nommons
"réalité". Image si tôt confondue
à notre vision que nous la prenons pour le monde
lui-même. Alors qu'elle n'en est qu'une
représentation. C'est donc contre cette
description apprise -- ce mot d'ordre perceptif -- que
commence par se construire, comme tout art
véritable, l'art de Tàpies. Afin, dit-il,
de "changer la vision que les gens ont du monde".
D'où la valeur emblématique des
râtures, griffonnages, gommages, et autres
barbouillages, griffures et grattages. Alors, l'image
vacille, sombre, disparaît. Elle cède
l'initiative à la surface peinte...
On sait depuis Manet, au
moins, que la peinture n'est que peinture et rien de
plus. Rien de moins, non plus. Un univers plastique qui
s'édifie sur les ruines de l'autre -- motif,
modèle, référent,
réalité comme on voudra -- et qui, depuis
la fin du XIXè sècle a conscience d'avoir
peu à peu conquis sa propre cohérence,
comme la poésie à peu près à
la même époque. C'est pourquoi Francis Ponge
pourra écrire que dans tout art, il y a "quelque
chose à obtenir et non quelque chose à
exprimer." Cette visée, c'est l'oeuvre, bien
sûr -- tableau, poème, sonate, sculpture
etc.. Mais à en rester là -- le tableau
pour le tableau, le texte pour le texte --, le
résultat serait bien pauvre. Beaucoup
d'épigones, d'ailleurs, s'en sont
contentés, pensant y trouver le nec plus ultra de
la modernité. Or, l'art de Tàpies est aux
antipodes d'un pareil formalisme -- de cette abstraction
(mot absurde mais consacré) à laquelle on a
souvent voulu le réduire sans le comprendre. Il
est, au contraire, profondément concret, puisqu'il
entretient avec le monde une relation directe,
c'est-à-dire non médiatisée par la
représentation ou l'image. Ces surfaces
maculées, rayées ou, au contraire vacantes;
ces gris, ces ocres, ces bruns, ces couleurs sales; ces
croix, flèches, lettres ou vagues figures:
n'est-ce pas ce qu'à chaque pas nous
découvrons autour de nous sur les murs de nos
villes, nos trottoirs, nos portes, dans cette
décharge de gestes, d'objets, de matières
insignifiants qui sont notre quotidien et que cette
peinture nous conduit à voir comme pour la
première fois.
Car, du même
mouvement qu'il oblitère, râture ou gomme la
réalité, Tàpies nous offre les
balbutiements, les prémices d'un monde à
l'état naissant: griffonnages d'enfant, alphabets
indéchiffrables, rayures, taches, empreintes de
pieds, de mains comme aux origines de la création
et, soudain, surgissant de ce chaos vivant, une lettre,
une autre, obsessionnellement
répétées. La croix du T, d'abord, la
lettre de l'unité faite de la rencontre et de
l'unification de deux forces contraires. Le A, ensuite,
celle du commencement. Valeurs qui, outre leur
référence insistante à l'Ars
combinatoria de Ramón Lull, savant, sage et
mystique catalan du XIIè siècle
admiré depuis la jeunesse, viennent s'ajouter
à leur statut d'initiales du nom du peintre
(Antoni Tàpies), lesquelles réclament
nécessairement un support à leur
inscription, ce mur que l'artiste trouvera
également dans son patronyme, Tàpies
signifiant "mur" en catalan. Rare, pour ne pas dire seul
cas d'un usage aussi plastique et créateur de son
propre nom par un peintre. Un monde est là, en
germe, dans cette signature dont Tàpies a toujours
défendu le principe, parce qu'elle est non pas le
signe d'on ne sait quelle vanité egolâtre,
mais un principe d'unité dans une production
multiple et apparemment éclatée.
On a beaucoup
commenté le goût de Tàpies pour les
matières pauvres, élémentaires
où viennent s'incarner et se confondre, dans une
unité qui les englobe, celles de la naissance et
de la vie (terre,boue, paille, bois...) et celles de la
dégradation et de la mort (poussière,
détritus, coulures, excréments...). Mais,
ces matières ne sont pas statiques,
déposées là, telles quelles, dans le
hasard de leur rencontre. Elles sont mises en mouvement
par un geste et transfigurées par un regard. Si le
geste est la présence directe du corps dans les
traces qu'il laisse dans la matière -- une
signature organique, en quelque sorte --, le regard en
est la présence différée. Par le
travail spéculaire-spéculatif qu'il suppose
-- un travail de pensée --, il élabore tout
un vocabulaire figuratif (pied, bouche, main oeil,
crâne, corps) qui ne représente rien mais
fait signe, nous interrogeant inlassablement sur
nous-mêmes, sur ces objets qui nous entourent
(chaise, lit, porte, chaussette...) ou sur les
éléments du monde (sable, feuille, herbe,
paille...) tous mêlées inextricablement dans
une vaste unité.
Oui, au fond, ce que vise
l'oeuvre de Tàpies, c'est toujours une rencontre.
Et pas seulement celle de son corps et de la
matière mais, à travers elle, celle du
spectateur De ce spectateur devenu soudain acteur --
"Observateur-participant" -- et de l'énigme du
monde. Cet inconnu à l'état naissant qui
n'est pas différent de la réalité
mais qui la fonde et la déborde en même
temps: le réel.
En ce sens on pourrait
dire que Tàpies n'est pas réaliste mais
réeliste. Il nous fait entrevoir ce fond sans fond
qui n'est, à proprement parler, rien et qui est au
fondement de tout. D'où sa proximité avec
les mystiques qu'elles soient occidentales ou orientales.
Car, ce que son oeuvre entière cherche à
nous offrir, c'est, finalement, un espace de
méditation. Un fragile support pour un pas qui
vacille et s'égare un instant dans le sans
chemin.
Jacques ANCET