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(poésie, prose, peinture...)

 

Guy Goffette

Guy Goffette et Pierre Oster, Paris 2001


La vraie vie est-elle absente?

 

- Guy Goffette, La vie promise, Gallimard éd., 128 p.

- Mariana Portugaise, Le Temps qu'il fait, 64 p.

- Guy Goffette, Bernard Noël, dessins de Colette Deblé, Chemin des roses, L'Apprentypographe.

 

par Jean-Michel Maulpoix


Faute de jamais élaborer le programme de la "vraie vie", la poésie doit se contenter d'en répéter obstinément le désir et d'en ébaucher çà et là les traits. Faute de jamais s'y installer toute - à moins de déserter ce monde pour un autre- elle articule le possible et l'impossible, elle célèbre les noces du réel et de la chimère, elle dresse le cruel bilan de l'amour. Elle est cet espace atopique de la langue où ce qui est vient se cogner contre ce qui pourrait être, où le futur convoque devant soi le passé, où le présent dessine tant bien que mal la figure d'un autre jour.

 

"Je me disais aussi : vivre est autre chose

que cet oubli du temps qui passe et des ravages

de l'amour, et de l'usure (...)"

 

Sur cet entre-deux qu'est le poème, le poète ne règne pas. Aussi rigoureuse que soit la forme de son chant, il assiste comme un soldat désarmé, ou comme un territoire dévasté, à l'intime affrontement du réel et du rêve duquel seul un peu d'encre sortira victorieux. Face à son papier, il clignote à la façon d'un luminaire, ou d'un oeil qui tantôt s'éclaire d'un espoir et tantôt s'obscurcit d'un chagrin. Il essaie, il aspire, il attend. En poésie, exister est chose imminente...

Les poèmes de La Vie promise modulent cette attente et cette souffrance, tout comme les cinq "lettres" que Guy Goffette a composées en hommage à Mariana Portugaise dont il célèbre la figure de femme brisée, admirable d'humanité et de passion. Il s'enferme dans "l'alcôve mentale" de l'inconsolée, épouse sa condition de recluse et d'abandonnée, et prête une nouvelle voix à celle qui naguère souffrit le martyre pour avoir cru l'amour possible et s'être livrée tout un été à cette espèce maudite de croyance que l'on appelle la Vie.

Vivre sera-t-il toujours "autre chose"? Le poème est ce lieu où l'infini patiente, cette robe de bure où le corps souffre, où l'âme attend son heure. Où le temps fait ses comptes, où l'amour dresse ses bilans et signe ses quittances : "On vide les tiroirs,/ on balaye et par la porte ouverte la lumière/ un instant se fait chair et frissonne." C'est pourquoi on y doit tenir sa langue, compter ses syllabes, ajuster ses rythmes, et "monter au sonnet" comme d'autres escaladent des montagnes. Ainsi seulement l'on tient promesse. L'on offre à la "vie vraie" un lieu où se loger. L'encre est la bile noire de l'espérance, mais elle est aussi ce carrefour par lequel les désirs et les chagrins transitent. Une sorte de gare de triage où remettre la vie sur ses rails.

 

Curieux flâneur que le poète d'aujourd'hui qui tantôt "soudoie les anges" afin que le couvercle du temps ne se referme pas trop tôt sur lui, et tantôt serre entre ses dents son désir de partir, "ramasse ses morts", et descend avec eux au coeur de l'infortune. Il se couche alors contre la langue comme au plus près de cette étendue blanche qu'est le corps d'une gisante. Il fait l'amour à une morte, avec des gestes attentionnés et très doux. Il creuse aussi bien dans la figure d'autrui sa propre folie, il se ligote sur un bûcher pour y brûler tout vif, et cependant il trouve en ces souffrances, comme Mariana brisée dans sa cellule, l'oubli des promesses non tenues.

Le poète est ce singulier mortel qui dans le langage dispose d'un simulacre d'infini et connaît par coeur sa propre précarité à force de la disposer en bouquets. Il en sait trop sur ce qui l'attend pour espérer autre chose que flâner encore un peu dans la lumière et dans la beauté. Il sait qu'il va mourir. Il ne sait peut-être que cela, à quoi se reconnaît la vraie vie qui n'est ni réalité ni chimère, ni naissance ni mouroir, mais l' intervalle qui les sépare et les unit.

Faute de pouvoir se loger dans cet interstice que ses vingt ans trouvaient trop étroit, l'ardennais que l'on célèbre aujourd'hui s'en est allé naguère. Cent ans après, il le paie cher : le départ se vend bien quand il a une gueule d'ange et des mains de fermier. Guy Goffette quant à lui a dépassé la quarantaine, il travaille dans un coin de Belgique où Rimbaud naguère aurait pu traîner ses "semelles de vent". Il sait le "dur devoir" et la "réalité rugueuse". Il n'ira pas chercher de l'or sous les tropiques. Vivre, dit-il, n'est pas ailleurs. Mais le présent, hors de portée. Et le "déchirant bonheur d'être nu parmi les ronces".

 

 

© J.M.Maulpoix