pour la revue La
Sape N°43/44, fait à Paris le
mardi 21 Mai 1996
Michel Méresse : Si je
n'avais encore rien lu de vous, par
quel livre me conseilleriez-vous de
commencer, et pourquoi?
Jean-Michel
Maulpoix : "Une
histoire de bleu" est
sans doute le livre à la fois le plus
immédiatement accessible et le plus au
coeur du travail que j'ai effectué
depuis un certain nombre d'années. Il
exerce ce que j'appellerais à présent
un lyrisme critique: il exprime une
subjectivité, et développe en
contrepoint une critique des poncifs
ou des stéréotypes que le sujet traîne
avec soi. Tout ceci s'effectue à
travers l'analyse d'une couleur,
puisque ce livre est tout entier
consacré au bleu considéré comme une
couleur-valise dans laquelle vient se
loger aussi bien ce qui est de l'ordre
du sentiment que ce qui relève de la
croyance C'est la couleur des lettres
d'amour, celle des rubans qu'Emma
Bovary achète aux camelots de passage,
des stores de toile de la carriole
dans laquelle elle rêve de partir avec
Rodolphe. C'est la couleur de la mer,
et de la Vierge Marie... C'est donc, à
la différence du jaune par exemple ou
de l'orangé qui seraient les couleurs
de l'Orient, la couleur-clef de
l'intériorité occidentale... J'ai pris
comme point de départ de ce livre la
question silencieuse que pose le face
à face de l'homme et de la mer.
Pourquoi donc restons-nous si
longtemps à regarder la mer quand il
n'y a à proprement parler rien de
précis à voir? Que regardons-nous
alors? Quelle est cette espèce de
puissance d'attraction ou
d'aimantation, qui nous tient sur le
rivage? C'est cette étrange force-là
que j'ai voulu exprimer dans de
petites proses et analyser, passer au
crible d'une écriture, en étant à la
fois celui qui contemple la mer et
celui qui observe ce contemplateur,
dedans et dehors simultanément,
marchant moi-même sur cette espèce de
rivage ou d'entre deux qui me semble
la posture fondamentale de l'écriture.
J'ajouterai encore une chose à propos
de ce livre : ayant à considérer une
substance extrêmement fuyante, j'ai
fait l'effort de cadrer mes textes,
c'est-à-dire de procéder page après
page par petites proses très
organisées qui reproduisent
graphiquement le face-à-face font
elles rendent compte. Aussi bien sur
le plan formel que sur le plan de sa
substance, ce livre fut un moment
décisif. C'est d'ailleurs celui qui,
d'un seul coup, a élargi mon public,
et c'est à la faveur de ce (relatif)
succès que j'ai pu vérifier l'étonnant
pouvoir d'attraction de cette couleur.
Michel Méresse : ...
attraction ou même fascination qu'on
retrouve d'ailleurs dans d'autres
formes d'expression et en particulier
évidemment dans la peinture. On pense
tout de suite au fameux bleu d'Yves
Klein par exemple...
Jean-Michel
Maulpoix : Oui, d'ailleurs le point de
départ vient de là. Je me souviens
d'une lettre de
Rilke à Clara où il disait avoir
songé, au Louvre, face aux bleus de La
Tour ou de Chardin, aux étonnantes
filiations et variations de cette
couleur dans l'art, depuis les
peintures pompéiennes jusqu'à Cézanne,
et imaginé que quelqu'un écrivît une
histoire du bleu. Je n'ai pas écrit
une histoire du bleu, mais une
histoire de bleu, comme on dit une
histoire d'argent, une affaire de
coeur...
Michel Méresse : En 18
ans de 1978 à 1996 vous avez publié
près de 25 livres, soit plus d'un
livre par an. C'est à la fois peu et
beaucoup. " Normal " pour un
littérateur, mais peut-être moins
courant pour un poète. Qu'en
pensez-vous? Est-il important (et en
quoi? Sur quel plan?) de publier
beaucoup ou régulièrement? Pour
prolonger cette question un peu
anecdotique (ou d'ordre sociologique)
vers quelque chose d'un peu plus
essentiel : qu'est-ce qui déclenche
chez vous la pulsion d'écriture?
Diriez-vous (forme contemporaine de la
fureur poétique?) que vous n'écrivez
que dans une certaine urgence et comme
pour répondre à une certaine nécessité
ou plutôt -même si l'on ne sait de
quoi l'on va écrire- qu'écrire
commence par un acte volontaire?
J.-M.M.
: Je pourrais expliquer cet important
volume de publications par le fait que
je suis moins quelqu'un qui écrit des
poèmes, que quelqu'un qui écrit
autour, ou en direction, du poétique.
Mon travail rôde aux abords d'un
territoire ou d'une notion en les
questionnant. Je dis parfois à propos
de mes propres textes que c'est de la
prose qui s'inquiète de la poésie.
C'est dire que la poésie est pour moi
objet de recherche et d'inquiétude.
Cela explique à la fois le fait que je
publie des essais, des travaux
critiques, mais également que
j'établisse toujours mes livres sur
des frontières ou des marges. Autre
élément de réponse : je travaille
beaucoup, j'écris dans une espèce
d'urgence, de précipitation ou de
fièvre. Même si, avec l'âge, cette
effervescence cède peu à peu àla place
à des processus d'élaboration plus
lents. Il me faut construire, relier
et creuser. Je crois que c'est quelque
chose que chacun connaît dans son
vieillissement. Une certaine forme de
maturité se reconnaît précisément à
cette façon de retourner les
questions, d'essayer de saisir au plus
près, d'articuler d'avantage et
d'interroger plus radicalement.
Michel Méresse:
Bouillonnement et effervescence de la
jeunesse dites-vous et creusement
radical de la maturité. Alors
justement, depuis votre premier livre
Locturnes (paru en 1978) avez-vous
l'impression d'une avancée vers
quelque chose (comme une sorte de
progrès qu'il soit éthique ou
esthétique) ou chaque livre
repose-t-il toujours différemment les
mêmes questions? Avancée et/ou
ressassement?
J.-M.M.
: Ces deux phénomènes entrent en
tension l'un avec l'autre. Chacun doit
découvrir et articuler avant de mourir
sa petite phrase. La reprise des mêmes
obsédantes questions organise le
travail, tandis que s'opère peu à
quelque chose comme une clarification,
une vérification. La vie humaine est
dans l'écriture une affaire obscure
qui se tire au clair. Une chose m'est
apparue de plus en plus certaine, (une
évidence bien simple, mais c'est comme
s'il avait fallu écrire tous ces
livres pour qu'enfin elle s'impose),
c'est que nous sommes fondamentalement
langage. Cela nous définit en propre
en tant qu'être humain. Doués de
langage, nous sommes capable
d'articulation. Le travail de
l'écriture poétique, en tant qu'il
porte précisément sur le langage, met
en valeur et en cause cette capacité
d'articulation. Il manifeste et
interroge notre capacité de lier les
choses, les êtres et les mots entre
eux. C'est ainsi le cœur de l'humain
que découvre l'aventure de l'écriture
poétique: l'interrogation de cette
énigme et de cette évidence que nous
sommes. La poésie est la langue des
correspondances, des images et des
transports métaphoriques, c'est-à-dire
de la multiplication des réseaux de
rapports et de liens. Cette manière
d'établir des conjonctions -Michel
Deguy dirait
des conjonctions-disjonctions- entre
les êtres et les éléments du monde,
c'est véritablement ce que fait la
poésie à l'intérieur de la langue. Je
ne cesse de vérifier cela à mesure que
les livres s'additionnent les uns aux
autres. C'est au point d'ailleurs que
mon écriture actuelle -avec plus de
détermination encore- va dans ce sens,
vers une articulation généralisée en
quelque sorte. Comme si le tout était
de tout dire, et de tout dire
ensemble, de tout faire tenir
ensemble, etc.
Michel Méresse : "
Tout dire. Le tout est de tout dire et
je manque de mots " etc. (je cite de
mémoire) c'est un poème d'Eluard,
poète de la clarté s'il en fut. Juste
avant vous citiez un poète comme
Michel Deguy dont l'oeuvre n'est pas
toujours d'un accès facile. Vous me
fournissez une bonne transition pour
aborder avec vous le problème des
rapports entre modernité et
lisibilité. Par rapport à la plupart
des poètes contemporains l'abord de
votre écriture est plus aisée, plus
immédiate. En quoi cette lisibilité
première (qui est peut-être un
faux-semblant, vous allez nous le
dire) en quoi cette accessibilité
est-elle délibérée, ou en quoi
participe-t-elle à votre projet?
J.-M.M.
: J'écris sans doute ce que j'aurais
envie de lire, une voix que j'aimerais
entendre et que je sais absente... Par
ailleurs, j'aime la clarté et sa
vigilance. C'est une des vertus
cardinales de notre langue. Philippe
Jaccottet dit : Juste de vie, juste de
voix. Cette idée d'une voix juste,
faute d'une vie vraiment juste -jamais
bien ajustée- m'importe beaucoup car
elle signifie aussi bien la justesse
de ce qui est exprimé que celle de ce
vers quoi l'on appelle. Par ailleurs
les recherches formalistes ne
m'intéressent guère. Elles m'ennuient.
Je ne suis pas persuadé qu'il faille
toucher à la langue pour lui faire
rendre des sons nouveaux ou dire des
choses nouvelles. De ce côté-là tant
d'expérimentations ont été tentées que
nous nous trouvons dans une situation
d'héritiers. Quand l'extrémité du
minimalisme et de la littéralité ont
été atteintes, que reste-t-il encore à
faire sinon à tout reprendre en
ré-articulant précisément les enjeux
du poétique, en essayant de le saisir
et de dire le monde qui nous entoure.
Le travail du poète n'est rien d'autre
que d'essayer d'articuler et
d'analyser ce qui est à la lumière de
ce qui n'est pas ou de ce qui pourrait
être.
Michel Méresse :
Dans " confession " le texte
introductif au Précis
de Théologie à l'usage des
anges publié chez Fata Morgana, vous
dites avec un certain humour " Ce
recueil d'impertinences pieuses doit
être lu à voix haute lors des
obsèques d'un papillon, [...] " etc.
Cette injonction " Lire à voix haute
", est-ce une injonction que vous
élargireriez à l'ensemble de ce que
vous écrivez? Quelle place tient
l'oralité dans l'élaboration de
votre écriture et dans son horizon
de lecture?
J.-M.M.
: Elle tient une grande place. L'une
de mes références majeures reste
Flaubert: l'association entre un
travail rigoureux, voire castrateur du
style (une sorte de réduction du
pathos dans le style) et d'autre part
les poussées lyriques qui se
manifestent dans cette lecture à haute
voix que l'on a envie de faire de ses
textes, le moment où on se les
réapproprie. Je fais subir à mes
textes l'épreuve du gueuloir. Je les
lis, je les relis à voix haute. C'est
d'ailleurs souvent après qu'un livre a
été publié, quand on m'invite quelque
part à lire le texte en public, que je
me mets vraiment à le percevoir. Il se
produit alors un effet de retour.
Tout-à-coup, je vois les mots en
trop... je ne sais pas ce que je
pourrais dire de plus ...
Michel Méresse : Eh
bien -même si évidemment ce n'est pas
à l'horizon de votre travail- que
pensez-vous de ceux qui comme Henri
Chopin poussent très loin cette
logique de l'oralité jusqu'à la
défense et l'illustration d'une poésie
uniquement sonore ou encore -mise en
scène du corps du poète faisant
résonner en lui la langue (?)- des "
performances " de quelqu'un comme
Julien Blaine par exemple?
J.-M.M.
: Ces différentes démarches "
modernistes " poésie sonore ou, à
l'inverse, poésie uniquement visuelle
comme le spatialisme, poussent à son
paroxysme une des composantes de
l'écriture poétique, alors que ce qui
m'intéresse c'est l'articulation,
c'est-à-dire comment faire jouer et
tenir ensemble tous ces éléments,
quasiment jusqu'à faire disparaître
cette dimension formelle, en
définitive absorbée dans une langue ou
un style. La voix, de même que le
spatialisme, sont actifs dans
l'écriture poétique. Les tentatives
formalistes qui survalorisent une des
composante de l'écriture présentent en
définitive un intérêt anecdotique. Je
me situe dans une toute autre
perspective ...
Michel Méresse :... au
delà de la curiosité que peuvent
susciter ces expériences singulières,
au-delà de tout l'enseignement que
l'on peut tirer de ces expériences
limites, il m'a toujours semblé
dommageable de se priver de la
totalité de l'expérience poétique qui
est à la fois sonore, visuelle, mais
qui en plus a à voir avec la pensée,
avec le corps, et bien d'autres choses
encore comme l'expression des
sentiments. Plutôt que de travailler
sur une base extrêmement étroite comme
souvent le font -et ce dans tous les
domaines artistiques- certains
artistes d'aujourd'hui (je pense en
peinture à des mouvements comme
support-surface : sortir ou ne pas
sortir du cadre) plutôt que de se
priver de toute la richesse qu'il y
avait dans la poésie classique, il
vaut mieux effectivement essayer de
tenir tout cela à bras le corps (si je
puis dire) en tenant compte des
changements du monde...
J.-M.M.
:...oui,je partage ce sentiment.
J'aime la notion d'enchevêtrement. Un
être humain, quel qu'il soit, est une
créature très enchevêtrée, dans
laquelle coexistent les pulsions et
les idées les plus contradictoires.
Michaux a un mot trèsjuste : On n'est
pas seul dans sa peau. Il est vrai que
l'Etat-Civil, la loi sociale, nous
réduisent à une carte d'identité, une
seule, avec laquelle chacun fait tant
bien que mal son chemin. On a un
métier, un statut, alors qu'on reste
fondamentalement plusieurs. Le langage
poétique est tout de même cet espace
dans lequel chacun garde la chance
d'être plusieurs...
Michel Méresse :...
c'est le lieu de l'altérité par
excellence ...
J.-M.M.
: ... oui, c'est le lieu où peuvent
tenir ensemble ces morceaux plus ou
moins bien ajointés qui composent un
être. Je ne peux donc pas envisager la
poésie autrement qu'essayant de dire,
du plus près possible, ces
contradictions, ces paradoxes, cet
enchevêtrement, ce réseau de relations
qui nous constituent et qui font notre
existence commune -j'insiste sur ce
mot-. Avant de disparaître, l'écrivain
a cette tâche-là à effectuer: tirer un
peu au clair, ou tirer un peu les fils
de cet écheveau, ne serait-ce que pour
y faire des noeuds.
Michel Méresse : Ce
que vous venez de dire répond par
avance à la question que je voulais
vous poser maintenant, une question
difficile parce que simple et
fondamentale : pourquoi écrivez-vous?
Qu'attendez-vous de l'écriture? Que
peut-on attendre de l'écriture? Etc.
J.-M.M.
: Quitte à paraître me réfugier
derrière une formule trop connue, je
reprendrai ce mot de St John Perse qui
disait que la meilleure réponse à
cette question serait toujours la plus
simple : pour mieux vivre. Mais mieux
vivre ce n'est pas améliorer la
qualité de la vie, c'est essayer
d'entrer plus profondément dans les
contradictions dont nous sommes faits.
Il y a aujourd'hui un procès qui est
intenté -toujours un peu le même- au
lyrisme et aux lyriques. Quelqu'un
comme Christian Prigent par exemple
parle de "béance baveuse du moi". De
tels partis-pris critiques à l'endroit
du lyrisme sont injustes, car ils
nient l'une des parts dominantes de
l'existence individuelle et
abandonnent aux seules sucreries
médiatiques le soin de son commerce.
La poésie me paraît au contraire avoir
à faire très subtilement avec cela.
Elle est ce geste singulier dans la
langue qui tout à la fois dit les
choses, les interroge, les met en
cause : c'est-à-dire un geste
d'intelligence en fin de compte. Cela,
la chansonnette ne le fera pas. Elle
se contentera de pleurer : ah!
Pourquoi es-tu parti? Pourquoi tu es
parti?... en restant la plupart du
temps au degré zéro de l'expression
sentimentale. Alors que le texte
poétique est un texte qui tout à la
fois peut exprimer la bêtise et la
fragilité que l'on a en soi; et puis
en même temps travailler au
renforcement de la conscience. Prendre
la mesure des choses, voilà tout, au
gré de détours par la démesure. C'est
pour cela que je me trouve dans une
position décalée par rapport à nombre
de choses que j'entends affirmer
péremptoirement aujourd'hui à ce
sujet.
Michel Méresse : En
vous posant cette question " Pourquoi
écrire ", je pensais à une idée assez
répandue, à savoir qu'écrire libère,
que lorsqu'on a écrit un livre, on
s'est délesté de quelque chose, on
s'est délivré de quelque chose et l'on
se sent mieux. Cela correspond-t-il à
quelque chose que vous vivez ou pas ?
J.-M.M.
: Oui et non. Cela fonctionne dans les
deux sens : l'écriture est à la fois
un exorcisme et un engrangement. Elle
fait apparaître la substance
inconsciente ou subconsciente qu'on
porte en soi, elle la projette sur le
devant de la scène et jette la
perturbation dans l'existence même de
celui qui la révèle. Elle déstabilise
autant qu'elle libère. Je ne suis pas
féru de psychanalyse, mais je conçois
moins l'écriture poétique comme une
issue que comme un accroissement de la
conscience et de sa souffrance.
Michel Méresse : Eh
bien enchaînons et surenchérissons sur
la souffrance. A cause de
l'omniprésence du thème de la mort
dans votre travail on a déjà dû vous
accuser de complaisance morbide.
D'ailleurs vous même dans Ne cherchez
plus mon coeur (p. 128) vous y
répondez par avance en mettant en
scène un " il " à qui on fait ce même
reproche. Lui répond qu'il n'y peut
rien et " [qu'] Il s'étonne que nul ne
devine combien cette angoisse est
salutaire. ". Au-delà de cette
fonction " catharsistique "
pouvez-vous nous en dire plus de ce
lien entre écriture et ce que vous
nommez " anticipation du désastre "?
J-M.M.-
Il y a là deux phénomènes distincts et
complémentaires. Il y a tout d'abord
la part d'angoisse dont s'alimente
toute écriture, peut-être en partie à
cause du décentrement et de la mise en
cause de la temporalité qui s'y
opèrent. On se projette dans le futur,
on y revient sur le passé, la mémoire
travaille, le sentiment de la perte
s'exaspère, bref la sensibilité même à
la disparition s'aiguise. Mais à
l'inverse, ce qui apparaît évident
également, c'est que la posture
lyrique du poète n'est pas simplement
de déplorer la disparition, elle
consiste aussi à prendre la mesure de
la finitude et fonder sur la
disparition-même le sentiment de la
merveille. C'est-à-dire de prendre
tout simplement conscience que s'il
n'y avait pas cette énorme obscurité,
ou cette énorme absurdité qu'est la
mort, il n'y aurait ni perception de
la beauté, ni attention aux autres, ni
présence du monde sensible. Un
renversement s'opère donc à
l'intérieur même de ce travail,
renversement que chacun doit pouvoir
opérer à un moment ou à un autre dans
sa conscience, mais que l'écriture ne
cesse d'effectuer chaque fois qu'un
texte se met en place et en forme.
Renversement qui conduit précisément à
une réclamation : on porte plainte, on
dépose une réclamation devant l'absolu
en disant : ce n'est pas possible que
l'on mette au monde une créature
mentalement si sophistiquée pour la
faire disparaître, il y a là quelque
chose d'incompréhensible. Et puis en
même temps, il y a la compréhension à
l'évidence que là commencent le
travail des signes, l'intelligence, la
sensibilité et l'amour, à cause de
cette précarité et de cette finitude.
Michel Deguy a là-dessus une
expression que j'aime bien : il parle
de l'effort que chacun doit faire pour
se proportionner à son néant. Dans le
dernier livre qu'il a consacré au
souvenir de sa femme disparue, il
parle de la Disproportion. Se
proportionner à la Disproportion en
quelque sorte. Je considère pour ma
part le travail de l'écriture poétique
comme un travail de proportion.
Prendre la mesure de ce qui est, y
compris la démesure, y compris ce qui
est hors mesure. Se situer face à
cela. Voilà comment la mort vient
occuper une place insistante. Né au
mois de novembre, je suis peut-être
d'un tempérament mélancolique ...
Michel Méresse : Eh
bien justement, vous dites cela en
souriant, mais à côté ou en plus de
tout ce que vous venez de développer,
de ce compagnonnage obligé et exacerbé
que l'écriture induit, à côté ou en
plus d'une certaine sensibilité
d'époque dûe à une situation de
l'individu dans le monde à un moment
donné, de l'écrivain dans le monde à
un moment donné de l'Histoire, à côté
ou en plus de cette posture que le
travail de Maurice Blanchot résumerait
bien, ne peut-on pas considérer cette
question en la retournant? Pourquoi
certains individus sont-ils plus
particulièrement attirés par
l'écriture, par ce travail de deuil et
de décentrement dont vous parliez?
Est-ce qu'il n'y aurait pas chez eux
une histoire intime, quelque chose
d'ordre personnel pour le coup qui
pourraît expliquer cette
prédisposition à la mélancolie de
l'encre? Est-ce que chez vous il n'y a
pas aussi cette dimension-là?
J.-M.M.
: Sûrement. Des images apparaissent,
des regrets, des souvenirs d'enfance,
le songe d'une unité forte, d'une
stabilité propre au temps de l'enfance
qui n'était pas encore un âge décousu,
mais plutôt un temps simple, lesté de
peu de mémoire, disposant d'une
capacité de présence et d'imagination
très fortes. La perte de ce temps-là,
le deuil de ce temps-là, c'est aussi
une nourriture. Je souffre et je tire
bénéfice d'un défaut de racines. Je
n'ai guère été installé dans un
arrière-pays natal. Je suis né dans un
couloir entre Vosges et Jura. Mon père
était journaliste, j'avais ainsi déjà
vocation à l'entre-deux. Je n'ai
jamais connu de point d'ancrage tel
que je puisse le constituer en espace
où ma propre figure serait venue
s'inscrire presque naturellement dans
un cercle protecteur...
Michel Méresse : Vous
venez d'évoquer ce temps si
particulier de l'enfance dont on ne
peut qu'avoir la nostalgie. Gombrowicz
lui disait que " l'homme est cousu
d'enfant ", ce à quoi on peut ajouter
que le poète est peut-être celui qui
parle ces liens, en tout cas qui les
explore, qui les interroge, qui
travaille avec. Nostalgie du " vert
paradis des amours enfantines " dont
témoignent nombre de vos proses ayant
le souci du poème comme vous dites si
justement. Diriez-vous que cette
nostalgie est une composante
essentielle du lyrisme telle que vous
le concevez?
J.-M.M.
: J'ai peine à identifier la nature de
cette nostalgie. Elle est personnelle,
certainement, il faudrait en faire la
généalogie en entrant dans mon
histoire intime, mais seuls mes livres
peuvent y parvenir... Cette nostalgie
est-elle collective? Sans doute. Nous
sommes les citoyens d'une fin de
millénaire. Cette nostalgie est-elle
liée à une certaine situation de la
poésie d'aujourd'hui? C'est également
possible. J'ai beaucoup de mal à
démêler ces éléments...
Michel Méresse : Eh
bien encore plus généralement, est-ce
qu'une écriture sans nostalgie est
quelque chose de concevable, de
possible?
J.-M.M.
: J'ai l'impression que non. Il y a
toujours du deuil dans l'écriture.
C'est un travail au noir. On n'écrit
pas avec de l'encre des mers du Sud.
C'est une façon de regarder le monde
qui nous entoure, les autres êtres, et
le langage lui-même à partir d'un
regard d'enfant perdu, du regard
d'enfant qu'on a perdu, dont on sait
qu'on l'a perdu; c'est-à-dire dans la
mémoire peut-être de ce qu'espérait ou
de ce qu'exigeait ce regard-là, et
dans le deuil précisément de ce qu'il
n'a pas pu voir. C'est pour cela que
ce rapport à l'enfant dont vous
parliez en citant Gombrowicz, n'est
pas simplement un rapport nostalgique,
c'est aussi un rapport fiévreux aussi,
voire nerveux, en quelque sorte une
espèce d'impatience, de désir, dont
l'enfant resterait en nous l'emblème
lointain ou le foyer...
Michel Méresse :... ce
qui serait à rapprocher du titre d'un
de vos livres Papiers froissés dans
l'impatience, livre dont vous dites
dans l'introduction -si je me souviens
bien- que c'est une sorte de
biographie justement ou plutôt une
sorte d'impatience d'élans voire
d'élancements biographiques. Livre
travaillé par cette impatience, qui
travaille cette impatience, ce désir
commun à l'enfant et au poète. Mais
pour compléter ma question précédente,
je me demande s'il n'y aurait pas une
contradiction entre le nécessaire
en-avant du poème et ce sentiment tout
aussi nécessaire de la nostalgie.
Peut-on concilier ces deux nécessités,
les relier?
J.-M.M.
: Je pense à l'image de l'arc ou de la
lyre, à ces pôles contraires, ces deux
extrémités entre lesquelles sont
tendues les cordes. C'est une image à
laquelle je tiens beaucoup. Il y a un
vieux mot grec qui désignait l'art du
jeter juste pour les lanceurs de
javelots, c'est la stochastique, l'art
de viser juste. On dit parfois du
peintre qu'il a su attraper la couleur
juste, du musicien qu'il a su attraper
la note juste, du poète qu'il a trouvé
le mot juste. Mais cette justesse à
quoi tient-elle, sinon à la bonne
tension de l'instrument. Qu'il
s'agisse de la lyre ou de l'arc, elle
repose sur cette tension des
contraires. C'est pour ça qu'il y a
douleur. On dit parfois ironiquement
qu'une sorte de mythologie de la
douleur est attachée à la création
poétique. Je la crois liée à l'épreuve
d'une contradiction, à une tension
entre la force de déploration et la
force de célébration, entre la volonté
d'adhérer, de faire acte de présence
-parce qu'on en a besoin pour exister
tout simplement, pour être là, dans
son corps, au moment présent, dans sa
vie et sa langue aussi bien- et puis
en même temps de se retourner
inévitablement sur le passé, sur la
mélancolie. A l'heure actuelle je
travaille plutôt avec la volonté de
tordre le cou à l'élégiaque,
c'est-à-dire à brutaliser ces
puissances de mélancolie en les
confrontant avec un espace, une
vitesse d'écriture autre, qui les
mette à mal. Mais je vois à quel point
fait retour, malgré tout, le sentiment
élégiaque toujours, toujours, pour
alimenter cette espèce de fabrique
intérieure de l'écriture.
Michel Méresse : Que
l'on fasse ou non (consciemment ou
non) la part plus ou moins belle à la
nostalgie ou à l'en-avant du poème, à
l'échappée belle du poème, quelque
chose revient très souvent chez vous
c'est le souci, l'inquiétude, le désir
du perpétuel commencement que serait
l'écriture poétique. Comme c'est aussi
quelque chose qui me tient à coeur et
que je crois très important,
pourriez-vous nous préciser la part
que cette notion de geste augural, de
décision augurale occupe dans votre
travail.
J.-M.M.
: C'est effectivement une idée
importante. Un
dimanche après-midi dans la tête s'ouvre
par "C'est toujours le commencement,
la même aventure incertaine. Un peu
plus tard, Ne cherchez plus mon coeur,
commence par "Cela qui s'aventure ne
porte pas de nom". Dans les deux cas
un démonstratif neutre ouvre le livre.
Dans les deux cas, le geste inaugural
de l'écriture est d'aller vers
l'indéterminé. En republiant Un
dimanche après-midi dans la tête, sous
sa forme remaniée, recomposée, je me
suis aperçu à quel point ce livre
devenait celui du deuil des origines
et de la répétition des commencements.
C'est-à-dire le livre qui, dans ma
mythologie personnelle, maintenant, à
ce stade, installe, pose la scène même
de l'écriture, en trace les contours.
C'est le livre dans lequel il est le
plus question du rapport à
l'originaire par l'évocation, par
exemple, de la grand-mère. Ou plutôt
de mes deux grand-mère : celle qui
était institutrice en Franche-Comté et
qui m'a appris à écrire, l'autre qui
vivait à la campagne en Lorraine et
qui a pu incarner une chimère du pays
natal. Le livre accompagne ces figures
du deuil, il feuillette des images de
l'enfance, et il fait entrer dans ce
processus de répétition indéfinie des
commencements qu'est l'aventure de
l'écriture. Recommencer, reprendre.
Ecrire, c'est toujours recommencer. Le
travail de recouvrement et de rature
des signes vient se substituer en
quelque sorte à cette espèce de
chimère de l'origine que chacun porte
en soi. Parce que l'origine, c'est
précisément ce que l'on ne peut pas
atteindre. J'ai ainsi laissé le
dernier mot, à la fin du livre en
contre-épigraphe à une citation de
Valéry : J'ai l'idée d'un maximum
d'origine cachée qui attend toujours
en moi. Cette source obscure de
l'origine, de l'originaire
-indémêlable autant que prodigue-
alimente l'écriture.
Michel Méresse : Selon
les éditeurs, on note dans votre
bibliographie une certaine hésitation
dans le classement de vos livres entre
prose poésie ou mélanges. Par exemple
" Locturnes " est parfois classé dans
Mélanges, parfois non. Vous-mêmes vous
rassemblez intentionnellement tous vos
livres qui ne sont ni des essais ni
des Mélanges sous la double
dénomination de prose et de poésie, ce
qui est significatif. A l'évidence
rejoignant en cela Michaux (" Les
genres sont des ennemis qui ne vous
ratent pas si vous les ratez
vous-mêmes ") et la plupart des
contemporains, la frontière qui
séparait traditionnellement les genres
littéraires n'est plus pour vous
pertinente. Pour autant, n'y aurait-il
donc plus aucune ligne de partage
entre prose et poésie?
J.-M.M.
: Pour revenir à ce que je disais
tout-à-l'heure, c'est là l'objet même
de mes interrogations. Si la poésie
existe, il devrait exister quelque
chose qui s'appelle le poétique et qui
permette de l'identifier. Or, je ne
sais toujours pas -je cherche- ce que
peut bien être le poétique. La
deuxième observation que je ferais,
qui apporterait une tentative de
réponse à la question, c'est
d'interprêter en terme de vitesse la
différence entre prose et poésie.
C'est-à-dire que la poésie commence là
où la prose s'accélère ou se ralentit
énormément. Quand la prose s'accélère,
c'est comme le moteur d'une voiture
qui tournerait à sur-régime ou comme
un cheval emballé. A ce moment, le
sujet est assailli par trop de choses
contradictoires à dire en même temps,
trop de paradoxes, trop de sensations
ou de postulations qui se bousculent
en lui : il ne peut donc plus
articuler de la même manière. A
l'inverse, la poésie peut être aussi
un extraordinaire ralentissement et je
pense à La Ralentie de Michaux, ce
poème qui dit précisément une espèce
de dépression et tout à coup le pouls
de la vie bat plus lentement. Voilà,
ce serait en terme de rythme que je
ferais la distinction - faute de mieux
pour l'instant.
Michel Méresse : Pour
prolonger la question précédente,
admettons que je ne sache rien de
vous. J'ouvre votre livre " L'Ecrivain
imaginaire " au hasard, j'en lis
quelques phrases. Je me crois sinon
dans un roman au moins dans un récit,
et puis très vite je m'aperçois qu'il
n'y a pas à proprement parler de trame
narrative Comment définir la poétique
de ce livre, quel rapport
entretient-il d'une part avec le
fictionnel et d'autre part avec le
genre autobiographique? Quel était
votre projet en écrivant ce livre?
J.-M.M.
: D'abord une observation générale. Il
y a dans mes livres des moments de
poésie et des moments de prose. Dans
l'écriture j'aime beaucoup la
variabilité des régimes, comme on le
dirait d'un moteur. Il y a des moments
où la vitesse s'accélère, des moments
où elle ralentit, des moments où elle
se stabilise. En ce qui concerne
L'Ecrivain imaginaire plus
précisément, ce livre approche tout
près de l'autobiographie, voire de la
confession parfois. Son écriture
essaye à la fois d'entrer dans les
dédales du sujet et d'entreprendre une
espèce d'inventaire de ce que pourrait
être un écrivain. J'ai essayé de faire
le portrait imaginaire de cette
créature qui n'existe pas :
l'écrivain. On peut montrer ou donner
à lire des écrivains, mais l'écrivain
en soi n'existe pas, c'est une
fonction ou une notion. J'ai voulu
entrer dans le portrait d'une notion
en quelque sorte. Donc, je l'ai conçu
cousu de plusieurs, bricolant une
espèce d'auto-biographie imaginaire
dans laquelle se sont faufilés mes
propres traits. Et en même temps que
s'opérait cette espèce de passage au
scanner de la figure imaginaire de
l'écrivain si je puis dire, j'essayais
de saisir ce qui pouvait faire la
substance même d'une existence
d'écrivain, c'est-à-dire une écriture
dans sa conjonction la plus étroite
avec une existence. Il y a donc dans
ce texte des petits moments de poésie
-des flashes- ce sont des endroits par
où l'écriture entre dans l'écrivain en
quelque sorte : des entrées, des
sorties, des déplacements. Un pour
mettre au monde cette créature que
dans une première partie je m'étais
efforcé de fabriquer tant bien que
mal, de dessiner, en mêlant mes
propres traits à d'autres et qui
ensuite dans une deuxième partie se
déplace, va à droite et à gauche,
appréhende des fragments de réalité,
ce que j'appelle mes photographies et
cartes postales. Et là l'écriture
change, c'est-à-dire qu'on n'est pas
dans un roman, on n'est pas dans un
récit, on n'est pas dans une
auto-biographie, on est dans ce que
dans les années soixante-dix on
appelait un texte, qui est fait de
plusieurs modalités d'écritures
conjointes et qui travaillent
ensemble.
Michel Méresse : Pour
enchaîner, une question plus générale
sur les rapports que vous entretenez
avec le genre du roman. D'abord deux
remarques empruntées à votre livre Les
abeilles de l'invisible : dans la
dernière partie Le dictionnaire abrégé
de l'infini, vous dites l'avoir établi
à " l'intention des personnages de
roman que je n'écrirai pas "; puis au
mot roman vous reprenez le célèbre et
ironique commencement de Valéry " La
marquise sortit à 5 heures. ". Alors,
vous refusez vous au roman par
parti-pris, comme l'ont prétendu au
moins au début les surréalistes, ou le
roman se refuse-t-il à vous?
J.-M.M.
: C'est plutôt le roman qui se refuse
à moi. Je ne sais pas raconter
d'histoires, j'ai une vision bien
faible du roman, j'en ai trop peu lus
surtout parmi les contemporains pour
connaître un petit peu les réponses à
cet inévitable problème que posait à
Valéry et que pose à toute personne
qui écrit des vers l'histoire des
marquises qui sortent à cinq heures et
qu'on ne sait plus comment faire
rentrer. Comment se débrouiller avec
ces phrases-là, ces phrases outils?
Michel Méresse :...
oui, sauf que dans En lisant, en
écrivant, Julien Gracq qui revient
souvent sur ce problème des rapports
entre la poésie et le roman, a -comme
vous le savez- fait lui-même une
critique de l'analyse de Valéry qui ne
manque pas de pertinence...
J.-M.M.
:...oui, tout à fait. Mais disons
qu'en ce qui me concerne, il y a
plusieurs choses : je ne sais pas
raconter d'histoires, je ne sais pas
comment me débrouiller avec ces
phrases-là et puis je vis sans doute
dans une temporalité trop décousue -le
roman implique de la continuité, un
temps de travail ou un mode de travail
qui n'est pas le mien- et puis
j'ajouterai sans doute que c'est ma
formule, ma vitesse de prose qui
s'accommode mal du roman.
Michel Méresse : On le
sait, vous l'avez vous-même répété,
depuis Baudelaire le poète moderne se
double d'un critique. Ce souci, lui
aussi très contemporain, fait de vous
un essayiste, un critique, mais
surtout ne vous quitte jamais ni dans
vos poèmes ni dans vos proses.
Finalement ce désir de lucidité sur
les tenants et les aboutissants du
poème, ce questionnement sur le
poétique lui-même, est-ce que cela ne
risque pas d'émousser le désir tout
court du poème? Comment ressentez-vous
cela personnellement?
J.-M.M.
: Si j'en juge par le type de textes
que j'écris à présent -et dont un
extrait paraîtra dans ce numéro- ce
souci critique n'émousse pas en moi
l'appétit poétique. Simplement, cela
épargne à mon écriture une certaine
forme d'innocence et une certaine
forme de prétention aussi bien.
C'est-à-dire que cela réévalue
constamment ce qu'il est ou non
souhaitable de faire. Cela fonctionne
à la manière d'une jauge, en tout cas
d'une inquiétude qui s'exerce
vis-à-vis du travail même de
l'écriture. Cela m'épargne notamment
peut-être de tomber dans certains
partis-pris formalistes par exemple,
parce que je pense que la lecture,
l'étude que je fais des oeuvres des
autres poètes me conduit à me rendre
compte que pratiquer tel type de
poésie plutôt que tel autre n'a pas
beaucoup de sens...
Michel Méresse :...que
cela relativise...
J.-M.M.
: Voilà. Cela relativise le travail et
cela me conduit à être dans un
processus d'articulation plus global
en quelque sorte : ne rien laisser de
côté, ne pas prendre parti pour une
forme plutôt que pour une autre,
rester dans l'inquiétude même du
langage en quelque sorte.
Michel Méresse : A
propos de vos essais critiques, si on
comprend bien que vous vous soyez
intéressé à Michaux ou à Jacques Réda,
moins attendue est votre dernière
parution : le commentaire de
Fureur et mystère de René Char
paru dans la collection foliothèque.
J.-M.M.
: C'est vrai que c'était une commande,
c'était un défi que j'ai voulu
relever, mais en même temps cela fait
partie de cet intérêt, de cette
curiosité globale que je peux avoir
vis-à-vis de la poésie moderne. Ceci
dit je n'écrirais pas forcément sur
tous les auteurs. Si je voulais être
plus précis, j'ajouterais que j'ai eu
ma période CHAR, quand j'étais
étudiant dans les années soixante-dix,
quand je commençais tout juste mes
études supérieures. C'est une
découverte importante quand on a
arrêté sa culture à Apollinaire. D'un
seul coup (à part Prévert que j'avais
un peu lu) je sautais d'Apollinaire à
Char qui représentait une langue, un
type de rapport à la métaphore que je
ne connaissais absolument pas, dont je
n'avais eu aucune idée dans mes
études; donc j'ai été profondément
ébranlé par ça. Aussi retravailler
dessus il y a un an, c'était aussi une
occasion de retravailler sur la
lecture que j'avais pu faire quand
j'étais plus jeune, de réévaluer un
peu tout cela...
Michel Méresse :... et
alors, après cette relecture, quel
jugement portez-vous sur cette oeuvre
aujourd'hui? Est-il toujours le
même?...
J.-M.M.
: ...je ne me permettrai pas de juger,
parce qu'il y a eu trop de critiques
faciles sur Char. Je pense que c'est
une poésie très forte. Une poésie où
me gênait avant tout la crispation,
une espèce d'autorité, de
mandat-éthique du poète, avec lequel
je me sentais largement en
porte-à-faux. Or, en le lisant,
derrière ses a priori, cette image un
peu statufiée que l'on a de Char, j'ai
plutôt retrouvé la part de
l'incertitude, de la fragilité. C'est
ce qui m'a permis de mener ce livre
jusqu'à son terme sans être
tout-à-coup pris d'écœurement ou de
lassitude face à cette œuvre. Il reste
pour moi l'un des grands poètes du
siècle. C'est comme Saint John Perse,
si l'on me proposait de faire un Saint
John Perse, même si je n'en ai pas
spécialement envie car j'ai trop
choses à faire, je dirais oui pour
refaire le point sur ce que c'est que
Saint John Perse.
Michel Méresse : Dans
l'étude consacrée à Jacques REDA, vous
montrez bien quelle est la voie qu'il
a choisi, comment -prenant le parti de
la chair- cette voix s'oppose à ceux
qui évident, qui creusent jusqu'à
l'os; combien son ambition -et de plus
en plus- est de " Faire parvenir le
vers ou la prose à leur pleine
vitalité musicale ". Or jusqu'à
maintenant me semble-t-il, vous avez
surtout exploré une autre direction :
ni l'écriture blanche avec ses
immenses écarts ses immenses blancs
entre les mots, ni non plus une
volonté aussi forte que Jacques Réda
de " musiquer " la langue, plutôt une
prose volontairement assourdie quant à
ses effets sonores (qui serait
mélodiquement plus proche du récitatif
que du morceau de bravoure) et
syntaxiquement atone. Parlez-nous de
cette autre voie.
J.-M.M.
: Oui, ce serait la prose comme
exercice d'un lyrisme critique,
c'est-à-dire à la fois lieu
d'articulation d'expression d'un
certain type de contenu, pas seulement
affectif, mais substance morale,
substance éthique, substance
imaginaire, donc toutes ces substances
à la fois, qui ont besoin de trouver à
se distribuer sur des images, sur des
figures, sur des objets, et puis en
même temps un retour critique sur
cette expression. Mais de ce point de
vue-là, je ne suis pas très éloigné de
Reda, simplement lui choisira la forme
quasiment du discours en vers français
pour développer cela, moi-même c'est
plutôt un travail de prose : il s'agit
de déplier davantage, d'entrer plus
résolument encore dans le prosaïque de
cette substance individuelle,
vis-à-vis de laquelle il y a un double
travail à faire, un travail de mise à
nu et un travail de mise à sac. Je dis
dans L'Ecrivain
imaginaire "il y a
dans tout écrivain un cœur de
midinette". Cette substance-là, sur
laquelle ironise quelqu'un comme
Prigent, etc, ce côté extrêmement
subjectif, sentimentalo-élégiaque,
etc. de la littérature, ça me semble
toujours avoir droit de cité d'une
manière ou d'une autre dans
l'écriture. La question étant celle de
savoir de quel traitement ça va faire
l'objet. Aux prises avec quoi cela va
être mis?
Michel Méresse :
Restons encore un peu sur cette
question du prosaïsme qui me semble
importante. Lors d'un entretien,
Jacques Roubaud, après avoir rappelé
que " Les manières formelles dont se
marque la distinction entre ce qui est
poésie et ce qui ne l'est pas varient
avec le temps et les lieux. ", Jacques
Roubaud affirme la nécessité " qu'il y
ait deux ordres distincts " puis il
ajoute " Le choix des marques de la
séparation est l'affaire des poètes.
La seule recommandation qu'on peut
leur faire, c'est de ne pas prendre la
posture du renoncement à la poésie, de
son effacement, de son enfermement
dans la prose. ". Que vous inspire
cette réflexion par rapport à ce que
vous venez de nous dire et par rapport
à votre propre cheminement?
J.-M.M.
: Je lui répondrais que la poésie est
dans prose, que la poésie bouge par la
prose, que la poésie est une vitesse
de la prose, que je ne peux pas
concevoir la poésie hors d'un rapport
extrêmement conflictuel, vivant,
changeant, mobile à la prose. Je joue
volontairement sur la confusion entre
les deux sens : le prosaïque
c'est-à-dire les objets du monde, la
substance de l'histoire, ce qui
arrive, ce qui se passe, c'est de la
prose. La prose elle est dans les
journaux comme dit l'autre. Je me dis
d'ailleurs que dans les mois qui
viennent je vais adopter une nouvelle
technique. J'ai vu hier soir le film
Journal intime de Moretti et j'en ai
retenu l'idée qu'il faudrait que je me
balade moi aussi avec des coupures de
journaux ...
Michel Méresse :...
pas en scooter tout de même...(rires)
J.-M.M.
: ... pas en scooter (rires) mais je
vais me mettre plus résolument aux
coupures de journaux. La prose elle
est là. Et puis la prose c'est aussi
(dixit Molière) ce qui n'est pas en
vers. Alors je joue sur la confusion
de ces deux termes : le degré zéro du
langage pré-formalisé au maximum et
puis le degré zéro de ce qui arrive.
C'est là que se joue le littéral pour
moi, dans toute cette substance
ordinaire des choses et des mots
mêlés. Or, à partir de là viennent
jouer (comme je le disais tout à
l'heure) des vitesses, des urgences,
des précipités, des cristallisations
qui font que ,par moment, c'est dans
la vitesse du vers que tout ça va
déboucher, alors que dans d'autres
moments, c'est ce processus de
réflexivité qui va l'emporter. Il y a
un mot que j'aimerais citer là, c'est
un mot du peintre Eugène Leroi, qui
disait qu'il y avait deux sortes
d'artistes : "les artistes de la vitre
et les artistes du miroir". Ce qui est
de l'ordre du miroir c'est tout ce qui
est de l'ordre de la réflexivité,
réflexivité du sujet ou réflexivité du
langage qui se regarde lui-même, qui
regarde ses reflets. C'est une
dimension de la littérature, c'est une
dimension de notre rapport au langage.
Le langage c'est ce qui nous permet la
réflexivité. Mais en même temps la
vitre (et je dirais, la porte, la
fenêtre) c'est ce qui permet d'aller
vers l'extérieur, de saisir,
d'attraper tout ce qui se passe, tout
ce qui arrive et de le faire rentrer,
lui donner droit de cité dans le poème
-de le faire peut-être ensuite
travailler au miroir... Voilà, moi je
me tiens dans cette tension-là, entre
le miroir et la vitre.
Je
ne sais pas si en disant tout cela je
réponds véritablement à la question
que vous posez, mais encore une fois
mes choix formels ne sont jamais a
priori. Si une forme arrive, doit
arriver, c'est à partir de ce
triangle: un sujet, un monde, un
langage et de l'évolution de leurs
rapports.
Michel Méresse : Je
pense que derrière cette réflexion de
Roubaud il y a toute sa conception de
la poésie et sa manière de travailler
en mathématicien-poète extrêmement
formaliste ...
J.-M.M.
: Oui il y a quand même chez lui
fondamentalement une Défense et
illustration du vers. C'est un homme
de la tradition. Il est beaucoup plus
traditionaliste que moi. Il a
travaillé sur les troubadours, il
croit en la poésie, je n'y crois pas
spécialement. Je ne sais pas ce que
c'est que la poésie, je n'ai pas de
poésie à défendre. C'est pour cela
qu'à la limite la poésie aille se
perdre dans la prose, s'y défaire, si
elle doit s'y défaire, de toute façon
ce n'est pas nous qui allons le
décider. Nous ne faisons
qu'accompagner le mouvement de
l'Histoire. Tout ce qui est
proposition théorique voulant en
quelque sorte infléchir dans une
direction ou une autre me semble
ridicule.
Michel Méresse : On
sait que ce n'est jamais comme cela
que ça se passe.
J.-M.M.
: Vous me parliez tout à l'heure du
sentiment critique et de ce qu'il
pouvait développer en moi. Il
développe en moi le sentiment que nous
ne produisons pas la littérature
véritablement dans la gamme de ses
formes pour faire des choix, réunir
des oeuvres, etc. Avant tout c'est
l'histoire dans laquelle nous vivons
qui fait que nous écrivons comme ça à
un moment donné. Valéry dit quelque
part la fatigue des sens crée etc.
tout crée hormis celui qui signe et
qui endosse l'oeuvre. Cette espèce de
pessimiste-là ou de mise à distance de
la figure du poète, je le ferais mien
assez volontiers. Je n'ai pas
spécialement envie de sauver la figure
du poète. Qu'est-ce qu'il pèse dans la
réalité, dans l'histoire de ce temps
le poète? Qu'est-ce qu'il pèse au
juste? On ne le sait pas.
Michel Méresse : Tout
à l'heure parlant de René Char vous
nous avez dit vous être
particulièrement intéressé à son
oeuvre quand vous étiez étudiant dans
les années soixante-dix, quand vous
commenciez tout juste vos études
supérieures. A l'instant vous venez
d'insister sur le poids de l'époque
dans laquelle on vit quant à la
production littéraire. Alors
justement, même si le procès que se
fait la poésie à elle-même ne date pas
d'hier il n'en reste pas moins que
l'hégémonie des sciences humaines sur
le champ du savoir et la prégnance des
modèles linguistiques et formalistes
des années 1960-1970 ont radicalisé la
suspicion que le poète porte à
l'exercice du poème. Comment
personnellement avez-vous traversé
cette période que je qualifierai de
Tel-Quellienne pour simplifier?
J.-M.M.
: J'ai traversé cela en écrivant une
thèse sur le lyrisme, dans un temps où
c'était loin d'être à la mode. J'ai
écrit cette thèse très précisément
entre 1976 (date de mon agrégation) et
1986. Ecrire une thèse sur le lyrisme
ne voulait pas dire me lancer dans une
Défense et illustration du lyrisme,
mais étudier une notion que personne
n'avait pris soin d'étudier et à
rebours d'une quantité de
préoccupations qui pouvaient être
encore celles de ce temps-là même si
c'était déjà le moment où on sortait.
De ces années-là, je n'en pas retenu
grand-chose. J'étais étudiant dans une
institution relativement classique,
l'E.N.S, et ensuite j'enseignais dans
un collège, dans un lycée technique,
j'ai vu ça d'assez loin. Beaucoup de
livres me sont plus ou moins tombés
des mains, que j'ai essayé de lire.
Denis Roche ne m'a jamais spécialement
intéressé. Marcelin Pleynet si,
certaines choses. Dans ces années là
j'ai fait de la critique quand même.
J'ai travaillé à La Quinzaine
régulièrement. Donc j'ai lu des
contemporains. J'ai découvert les uns
après les autres des gens comme Hoquard, comme
Claude
Royet-Journoud, j'ai
écrit pas mal d'articles sur Jabès. Là
on est sorti des structuralistes et on
est retourné chez les poètes. Ces
œuvres-là, ces œuvres très modernistes
(quoique le terme ne signifie pas
grand-chose) ces oeuvres qui ont été
le plus en pointe dans l'évolution,
dans l'histoire de la poésie récente,
je m'y suis intéressé. Pour le reste,
j'avoue que le travail de Tel Quel ne
me paraissait pas spécialement
concerner la poésie.
Michel Méresse : Donc
pendant ces années-là, originale
manière de répondre au courant
dominant de l'époque, vous écrivez une
thèse sur le lyrisme, thèse qui -si
j'ai bien lu La matinée à l'anglaise
puis La voix d'Orphée- d'une certaine
façon prend aussi en compte certains
aspects de la modernité de ce
moment-là. Parce que le lyrisme tel
que vous l'analysez c'est en fait une
notion très large, accueillante,
ouverte, poreuse même pourrait-on
dire...
J.-M.M.
:... absolument...
Michel Méresse :... on
en vient même à se demander si le
lyrisme tel que vous le concevez ce
n'est pas un peu comme une définition
de la poésie, une non-définition en
définitive...
J.-M.M.
: ...absolument. Ce qui m'a intéressé
justement c'est de travailler sur un
concept qui n'avait aucune pertinence
scientifique, absolument suspect,
absolument désuet, absolument
inqualifiable. C'est-à-dire de
travailler -et là pour le coup,
j'étais à la pointe par rapport à tous
ces discours-là- de travailler sur une
non-notion qui était le seul type de
notion qui me semblait susceptible de
pouvoir convenir d'une certaine
manière à un discours sur la poésie.
Et dans le mot lyrisme je trouvais la
tension maximale s'opérer entre
l'originaire (la lyre) l'instrument
emblématique et puis le néologisme
(néologisme tardif, puisqu'il
n'apparaît qu'au XIXe siècle dans
notre langue) et tout ça pour désigner
un principe actif dans toute aventure
poétique -qu'elle se définisse haut,
qu'elle se définisse court, peu
importe- et qui en est le noyau.
Michel Méresse : Autre
notion qui peut-être difficile à
définir et autre noyau peut-être de
toute aventure poétique, je pense à la
notion de sacré, qui peut-être aussi
bien la notion d'infini, de mystère,
de ce qui échappe, nous échappe ...
Pour vous l'écriture, vous nous le
faites savoir à maintes reprises, est
peut-être le seul lieu possible
aujourd'hui -sinon du sacré- de la
nostalgie du sacré. Doit-on considérer
la poésie comme une religion sans
Dieu?
J.-M.M.
: Sans Dieu, sans évangiles, sans
saints, sans... Une église incertaine de
son dieu disait Cioran.
Michel Méresse : Vous
avez écrit aussi un essai sur Léon
ZACK Cet instinct de ciel ...
J.-M.M.
:... formule de Mallarmé...
Michel Méresse :
notion donc d'un ailleurs, de quelque
chose qui demande à être comblé comme
on comble un manque. Est-ce que la
poésie est possible sans ce mouvement
vers, sans cette aspiration vers
l'infini, sans cet arrière-plan du
sacré? Autrement dit est-ce qu'une
écriture matérialiste de la poésie
serait possible?
J.-M.M.
: Je ne sais pas très bien... Je ne
sais même pas du tout! (rires) Je me
demande si le texte poétique ne
ré-instaure pas, d'une manière ou
d'une autre -et en disant ça je pense
à des textes comme ceux de Guillevic
qu'on pourrait considérer comme de
petits poèmes matérialistes ou encore
ceux de Ponge- ne ré-instaure pas une
certaine forme de religion qu'à chaque
fois elle profane. Religion simplement
entendue en son sens étymologique
"relié à " -une sorte de religion
élémentaire- c'est-à-dire relié à un
arrière-plan, à un arrière-monde en
quelque sorte,une manière de creuser
toujours -dans la présentation même de
l'objet le plus ordinaire, le plus
familier même- de creuser jusqu'à le
placer sur un horizon d'arrière-monde,
ou donner à travers lui un sentiment
d'arrière-monde. De ce point de vue
là, il y aurait quelque chose comme du
sacré ou du religieux. Du sacré parce
que comme l'animal que l'on destine au
sacrifice et qu'on écarte du troupeau,
cet objet est isolé tout à coup de la
réalité ordinaire et prend un relief
qu'on ne lui connaissait pas et qu'il
laisse entrevoir un irrationnel...
Mais ça c'est une manière de poser la
question. Moi je prendrais plutôt les
choses à l'envers, en disant que
quelle que soit l'incroyance ou
l'agnosticisme qui est le nôtre, il
est clair que nous avons à faire en
même temps qu'au langage et avec le
langage à cette question posée de
l'existé lui-même, de l'absence de
sens de l'existence, cette énigme que
l'on est, là, présentement; et la
poésie en tant qu'elle vise le langage
et notre être dans le langage elle
pose cette question, elle interroge
cet espace-là. Je ne la vois pas du
tout apportant des réponses. Je ne la
vois pas du tout dessinant des figures
sacrées ou distribuant des lots de
consolation. Je la vois au contraire
comme radicalisant le questionnement
qui est le nôtre, sur le vide même
dans lequel on se trouve. Et on ne
peut pas empêcher en nous, par moment,
le langage de réclamer son dû. C'est
cette puissance étonnante qui fait que
les mots peuvent dire ce qui n'est
pas. Par les mots nous avons accès à
ce qui n'est pas. Quand Rimbaud dit :
J'ai tendu des chaînes d'or entre les
étoiles, même avec une navette
spatiale, c'est extrêmement difficile!
Le langage permet de formuler ça. Il
nous permet de dire : table, chaise,
cuillère..., il nous permet de dire
des mots d'amour, il nous permet de
donner des informations, mais il nous
permet aussi de dire ce qui n'est pas,
d'inventer ce qui n'est pas. Il a à
faire avec cette dimension-là
fondamentalement. Et donc la poésie
est le lieu où vient se déposer cette
force d'interrogation, de réclamation.
On vient, si je puis dire, déposer sa
plainte comme au commissariat, parce
qu'il y a eu vol quelque part (: vol
du sacré, vol de Dieu, de n'importe
quoi. Peu importe qui a volé! S'il
n'est pas parti tout seul! S'il a
jamais existé!) Il y a quelque part le
sentiment d'un vol : vol de l'enfance,
vol de l'unité, vol de l'origine, je
ne sais pas. On vient déposer la
plainte dans le langage et en même
temps on engage le procès. On a toute
la procédure qui se met en route selon
l'écriture et il faut qu'un verdict
tombe quelque part. Ce verdict c'est
quoi? C'est le texte, et puis après ça
recommence, etc. C'est comme ça que je
vois un peu la chose. Je ne sais pas
si la métaphore que je choisis-là est
la bonne. Mais je veux dire qu'il y a
une dimension en nous qui est,
quoiqu'en disent tous les tenants de
telle ou telle solution poétique ou de
tel ou tel parti pris : il y a ça, il
y a ça aussi. Sans quoi, la vie n'a
pas grand sens. Je ne sais pas ce qui
alimente plus fortement le désir
d'écrire, soit ce besoin de suturer ce
qui est brisé, soit d'exaspérer,
d'aller remuer le couteau dans la
plaie de ce qui est déchiré.
Michel Méresse : Vous
connaissez le mot de Cocteau : " Je
suis un mensonge qui dit la vérité " ;
ou encore le " Il était une fois la
réalité " d'Aragon dans le Paysan de
Paris. Comment vous situez vous par
rapport à ces deux propos qui vont
dans le même sens?
J.-M.M.
: J'ai beaucoup de respect pour des
poètes comme Yves Bonnefoy ou comme
Philippe Jaccottet qui se situent dans
la vérité de parole...
Michel
Méresse :... oui vérité de parole et
même vérité morale, vérité du poète se
situant dans le monde...
J.-M.M.
: Voilà. Je me séparerai d'eux sur ce
point, revendiquant pour la poésie le
droit de dire n'importe quoi (ce qui
n'est pas évident). Droit d'une
certaine forme de langage exorbitant,
empressé, précipité, ayant ses
faiblesses... Pour reprendre mes
métaphores de la conduite, je dirais
que c'est une curieuse histoire de
dérapage contrôlé, c'est-à-dire qu'il
y a une histoire d'abandon et de
ressaisissement, de vaporisation et de
concentration. Il suffit d'avoir un
peu écrit soi-même pour savoir que
l'écriture est faite autant de volonté
que d'abandon au langage. On cède à
des facilités, on se trouve emporté
par des appels d'air, puis on se
ressaisit, on rééxamine, on reprend :
c'est comme une façon de faire patiner
l'embrayage, de déraper... La vérité
de parole, c'est pour moi une manière
d'entrer, de se baigner complètement
dans le flux de tout ce que le langage
peut charrier de contradictions, de
paradoxes, d'approximations. C'est
pour cela que je lève l'embargo sur le
lyrique, que je lève l'embargo sur
l'image, sur la prose, sur le
sentiment, sur tout ça. Je voudrais
que tout ça rentre dans le poème et y
ramène de la substance, y ramène de
l'air, y ramène du conflit, pour qu'il
puisse s'y passer à nouveau des
choses. Je le vois comme un lieu
romanesque et dramatique à la fois. Le
maximum de substance, le maximum de
personnages. Je parle là depuis un
lieu curieux, parce que seuls ceux qui
ont lu les deux trois extraits de
l'énorme texte auquel je travaille en
ce moment peuvent savoir de quoi je
parle. Mais je pense à des gens comme
Whiltman, comme Pound, beaucoup de
poètes américains...
Michel
Méresse : En quoi cette nouvelle
manière vous permet-elle véritablement
" de tout dire "?
J.-M.M.
: Domaine public, le texte auquel je
travaille, est -comme son titre
l'indique- ouvert autant qu'on peut
l'être à tout ce qui se passe, à tout
ce qui se dit, à tout ce que je sens,
à tout ce que je vois, à tout ce qui
traverse comme ça la rue devant moi.
Ce qui suppose aussi un dépassement
relatif de l'auteur, une espèce de
plaisir à rejoindre le monde. Je me
rends compte que dans un texte comme
ça, avec la forme que j'ai choisie,
tout est possible. Je laisse proférer
" l'immense opulence inquestionnable "
comme disait l'autre. Je mets à sac la
poésie. Je crois que là, pour le coup,
dans un certains sens, je lui règle
son compte -au moins pour moi-même-
c'est le sac du Palais d'hiver... Je
ne peux pas concevoir maintenant
l'exercice de la poésie autrement
qu'en me fixant de grands projets.
Michel
Méresse : Et pourquoi? Pour avoir trop
pratiqué des formes courtes?
J.-M.M.
: Oui, peut-être...
Michel
Méresse : Pour sortir d'une écriture
du fragment dont vous vous êtes
réclamé?
J.-M.M.
: Voilà. Je suis sorti de cette
période-là qui était quand même ma
période mélancolique. Le fragment a
quelque chose de foncièrement
mélancolique.
Michel
Méresse :...de mélancolique? Pourtant,
comme vous le dites vous-même quelque
part, le fragment c'est un
commencement, un recommencement
perpétuel...
J.-M.M.
: Oui, mais Domaine
public ce
poème dont je parle est en même temps
un accélérateur de particules. Il y
est dit par exemple " les
photographies de femmes nues sont des
avions de chasse "; c'est une
particule ou " il n'est pas sûr que la
puce qui vit sur la souris craint le
chat " (Rires). C'est drôle. C'est un
texte qui se veut " rigolo " par
moments, mais s'enchaînant dans la
vitesse. Imaginez un gymnaste qui
fasse des roulades, après sa roulade
une roue, enfin des trucs comme ça,.
C'est une question d'enchaînements, de
fondus enchaînés et de voir comment
tout ça tient ensemble. Encore une
fois, ce n'est pas une recherche
formaliste, c'est simplement les
choses telles qu'elles m'arrivent, les
signaux tels qu'ils m'arrivent, c'est
mon "W.E.B." à moi, ma toile. " Mes
métaphores en bandes armées font des
photocopies ", j'ai montré ça hier à
ma fille. Elle a éclaté de rire en me
disant tu fais vraiment n'importe quoi
maintenant. (Rires). " Le poète est un
colleur d'affiche ". Ce sont des
fragments. On pourrait les isoler ou
en faire des titres, mais ça
s'enchaîne, ça s'enchaîne d'une
certaine façon.
Michel
Méresse : Je vais enchaîner moi aussi.
Vous venez de dire : " on pourrait les
isoler ou en faire des titres ". A ce
propos j'ai cru chez vous remarquer
deux choses qui ont à voir avec cela.
Vous allez me dire si mon intuition,
si mon analyse est bonne ou
mauvaise...
J.-M.M.
: Je la vois venir et je sais qu'elle
est bonne...
Michel
Méresse :... Première chose : lisant
dans "Portrait
d'un éphémère" le
premier ensemble " Ce pourraît être
sur une plage... " quelque chose que
j'avais déjà pressenti avant m'est
tout à coup apparu très clairement :
souvent chaque texte commence par une
(ou deux ou trois) phrase(s)
d'ouverture(s) en général très
courte(s), très basique(s)
(sujet-verbe-complément) qui sont
comme l'exposition d'un thème sur
lequel ensuite (pour chaque page le
reste du texte) vous développez des
variations. Deuxième chose que j'ai
cru remarquer, c'est qu'il y a chez
vous une certaine tendance à
l'aphorisme.
J.-M.M.
: En ce qui concerne votre première
remarque, c'est quelque chose que j'ai
choisi de systématiser même dans "Une
histoire de Bleu". Nous connaissons
par oui-dire l'existence de l'amour,
puis ensuite hop! je développe, comme
s'il y avait un tableau mais dont le
titre était au-dessus et non pas en
dessous. Cest une manière d'illustrer
la proposition de Valéry selon lequel
le lyrisme est le développement d'une
exclamation liminaire et le
développement qui suit. Simplement, là
où je vous voyais venir, et votre
analyse est totalement juste, c'est
qu'en effet j'ai de plus en plus le
sentiment que le lyrisme tend vers la
sentence car c'en est le transport, le
point de cristallisation. Il s'agit de
localiser une cible, en quelque sorte
dans un indéterminé, dans cet espace
extraordinairement fluctuant et un peu
virturel qu'est l'espace du poétique.
J'ai l'impression que le travail de
l'écriture consiste très largement à
localiser les signes, à les saisir. Il
y a ce verbe de Michaux que j'aime
beaucoup : saisir. Et la sentence,
elle tombe, elle fait tomber aussi
souvent les énergies. On lance des
fusées et puis ça retombe. C'est une
chute, peut-être une chute
mélancolique, c'est le caillot qui
tombe. Et en même temps la sentence,
c'est le point de concrétisation,
c'est tout ce qui a été cherché en
tatonnant qui -d'un seul coup- vient
s'inscrire.
Michel
Méresse : Mais cette tendance à
l'aphorisme, est-ce que ce n'est pas
un peu contradictoire avec la vitesse
requise par la poésie dont vous
parliez tout à l'heure, avec son
caractère de précipitation? La
sentence c'est quand même une vérité
morale ou autre qui tend à une
certaine intemporalité...
J.-M.M.
: Oui, une vérité intemporelle, mais
qui est placée dans un tel contexte,
qui vient dans un tel entourage en
quelque sorte, qu'elle se trouve
infiniment relativisée. On a
l'impression que l'homme est un
multiplicateur de vérité. L'espace, le
processus dans lequel je travaille en
ce moment aboutit à une telle
accumulation de sentences de ce type
que c'est un peu comme les tranches de
savoir de Michaux. Alors que de ça
,par delà le sentiment de la
relativité des choses, puisse être
retiré une espèce de morale de
l'énergie ou quelque chose de ce type,
c'est une possibilité. Je ne sais vers
quoi ça va, si c'est simplement de
l'ordre de la mise à sac ou si ça
s'oriente vers une positivité
véritable. En tout cas, on citait Char
tout à l'heure, c'est bien loin de sa
logique de l'aphorisme, lui voudrait
poser des vérités : le poème est
l'amour réalisé du désir demeuré
désir.
Michel
Méresse : Oui, de toute façon chez
Char il y a un côté profération...
J.-M.M.
:...oui, profération. Là, au
contraire, c'est un prophète fou, il y
a un côté plus désespéré...
Michel
Méresse : Changeons de sujet.
Tout-à-l'heure vous évoquiez le film
de Moretti " Journal intime ".
Personnellement je garde de ce film un
très bon souvenir, surtout des deux
premiers mouvements ...
J.-M.M.
: Oui la promenade en Vespa dans Rome
puis l'Odyssée revue et corrigée à
travers les îles...
Michel
Méresse : parce qu'ensuite dans la
troisième partie, celle où il évoque
ironiquement sa maladie, je trouve que
le film perd un peu de sa fantaisie et
de son caractère d'universalité. Mais
ma question ne porte évidemment pas
sur ce film en particulier elle porte
sur les images en général, celles
véhiculées par le cinéma et la
télévision et autres moyens
audiovisuels d'aujourd'hui. Si
j'aborde cette question, c'est que
lisant la première page de "
Portrait d'un éphémère ", j'ai
été frappé par la prégnance et la
netteté du cadre mis en place, même si
le mode utilisé est le conditionnel.
On a l'impression d'un décor de
théatre ou d'un extérieur
cinématographique d'une rare
précision, même si c'est plus celle
d'un rêve qu'une mise en place
réaliste. Donc voici ma question :
quelle influence peut avoir sur
l'imaginaire des poètes contemporains
et chez vous en particulier,
l'impérialisme des images
cinématographiques ou télévisuelles?
J.-M.M.
: Je fais partie d'une génération qui
a assisté à la naissance de la
télévision. Je fréquente assez peu le
cinéma faute de temps, mais chaque
fois que j'y vais, je suis toujours
très très marqué par les images
cinématographiques. Je suis très bon
public. Alors cette présence assidue
des images par le biais de la
télévision ou du cinéma, ça a dû
produire -comme sans doute chez
beaucoup de gens de ma génération- un
effet de banalisation très fort de mon
rapport à l'image. Quand on vit dans
un tel système négatif, il n'y a pas
de possibilité d'élection d'icônes.
C'est la raison pour laquelle je ne
peux pas penser l'image, poser la
question de l'image comme la pose Yves
BONNEFOY par exemple. Lui s'en défie
en la pensant par rapport à une
logique surréaliste. Si on a une image
face à laquelle on doive se situer,
c'est les affiches qu'on voit dans la
rue, c'est les images qu'on voit à la
télévision, c'est pas les images
telles que l'ont pratiqué les
surréalistes. Donc on est dans une
logique totalement autre, l'image
vient par la prose, par le prosaïque
si je puis dire. Elle fait partie à
part entière du commerce quotidien de
notre existence, des sollicitations
dans lesquelles on est, donc ça me
conduit certainement à " cadrer " et à
" figurer " dans cette logique
contemporaine. C'est-à-dire à la fois
de séduire avec des images, de
déchirer des images, de les faire se
substituer les unes aux autres très
rapidement, mais de ne pas me fixer,
sinon dans ces petites métaphores
filées mais qui sont plutôt
incongrues; de ne pas me fixer, de ne
pas me polariser sur des objets
imaginaires prenant tout à coup statut
d'icônes, dans lesquelles viendrait se
loger ma représentation du monde ou
mon rapport au sens.
Michel Méresse : Et
pourtant -même si cela ne prend pas
l'aspect éthique et passionnel du
rapport à l'icônique comme celui
qu'entretient Yves
Bonnefoy avec
certains peintres- dans la mesure où
quelque soit leur mode d'être les
images dévalorisées de notre
quotidien entrent dans le poème,
elles sont en cela même
questionnées, soumises à examen, à
critique...
J.-M.M.
: En ce qui me concerne, j'ai moins un
rapport de type muséal ou littéraire à
la question de l'image, qu'un rapport
quodidien, banalisé, de l'ordre de : "
quelle relation au stéréotype? Quel
usage du stéréotype? ". C'est ça qui
est pour moi la vraie question
d'aujourd'hui.
Michel Méresse
:...au-delà même du problème de
l'image, celle déjà que se posait
Flaubert. La vraie question du monde
moderne, celle d'une civilisation des
mass-medias ...
J.-M.M.
: Absolument. Les stéréotypes
culturels m'intéressent beaucoup parce
que je suis un consommateur d'images
comme tous mes contemporains. Que nous
le voulions ou non nous sommes des
consommateurs d'images. Quand je dis :
les photographies de femmes nues sont
des avions de chasse arrêtés aux feux
rouges, c'est exactement ça. Il suffit
de conduire sa voiture pour se
retrouver face au soutien-gorge Lou.
Les images elles sont là, elles
viennent nous chercher qu'on le
veuille ou non. Alors quelle place
vont-elles trouver dans l'écriture?
Elles peuvent bien entrer en force
pourvu qu'on leur ouvre la porte,
elles ne demandent qu'à se précipiter
là et à s'inscrire sur le papier;
ensuite c'est le travail du sens,
c'est le travail de la réflexivité.
Comme je le disais tout à-l'heure, il
y a cette dialectique de la vitre et
du miroir : par la vitre entrent les
choses, des sons, des couleurs, des
objets et puis ensuite il y a le
travail de l'écriture qui est un
travail de réflexivité là-dessus.
C'est le travail du sujet aussi, tel
qu'il se situe face à toute cette
substance à laquelle il a à faire.
C'est l'écriture ça, mais c'est la
poésie quand ça prend sa forme avec
brutalité, avec vitesse. C'est là que
je fais le lien...
Michel Méresse :
Pour terminer, une question un peu
impertinente : vous avez mis en
épigraphe d'"Emondes" la
fameuse citation de Michaux : " Avec
tes défauts, pas de hâte. Ne va pas
à la légère les corriger.
Qu'irais-tu mettre à la place? ".
Quels étaient ou quels sont d'après
vous sinon vos défauts les
penchants, les facilités, les
tendances que vous combattez ou
croyez devoir combattre?
J.-M.M.
: Quand d'un côté je pense à des
œuvres comme celle d'Yves Bonnefoy, de
Philippe Jaccottet, de René Char, de
Saint-John-Perse qui me renvoient de
grandes images du poète et de sa
mission, de son devoir, de son
éthique, quand de l'autre je vois mon
travail (et de plus en plus) tellement
pris dans le contemporain, essayant de
le répercuter plutôt que de s'en
démarquer, quand je pense à tout cela,
je dirais : un manque de sérieux.
J'appartiens à une génération (celle
des médias) tout à fait autre que
celle des poètes que je viens de
citer. Et -c'est ça la véritable
difficulté- il me faut faire quelque
chose qui tout à la fois soit vraiment
inscrit dans notre époque, qui pour
moi ait du sens (c'est-à-dire m'aide à
me situer dans ce temps et puis à
correspondre avec autrui par le biais
des livres que j'écris) et puis en
même temps engage une espèce de
travail critique. Oui c'est ça la
véritable difficulté.