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Essais sur le lyrisme

éd. J.Corti, 446p. 120F


"les quelques haillons d'azur dans la tête les points enfin morts du coeur"

Samuel Beckett

 


"Mais je vénère comment, par une supercherie, on projette, à quelque élévation défendue et de foudre! le conscient manque chez nous de ce qui là-haut éclate"

Stéphane Mallarmé

 


"oh! que l'homme est la source qu'il cherche"

Stéphane Mallarmé


Autres essais critiques proposés sur ce site

(poésie, prose, peinture...)


"Le lyrisme est le développement d'une exclamation"

Paul Valéry


"Ses caresses les plus authentiques étaient d'une vénalité escaladante, qui montait jusqu'au lyrisme"

Léon Bloy, Le Désespéré, 1886


 

Introduction à une Poétique du texte offert

APOSTILLES

par Jean-Michel Maulpoix


"Je ne vois pas de différence entre

une poignée de main et un poème".

Paul Celan


La "poétique du texte offert" intéresse un large corpus d'ouvrages lyriques: offrandes funèbres ou amoureuses, textes religieux ou poésies de circonstance.... Ces oeuvres ne sont pas seulement anciennes, liées à des pratiques liturgiques ou poétiques aujourd'hui tombées en désuétude; leur nombre s'est enrichi à tous les âges de notre culture. L'étendue et la relative indétermination de cette catégorie de textes s'accroît également du fait qu'à la typologie des formes relevant explicitement de l'offrande, s'ajoutent ces grands poèmes louangeurs que sont par nature les odes et les hymnes. On est dès lors conduit à se demander si ce geste même de "donner" et d'offrir un texte ne constitue pas une sorte de mise en abyme de l'écriture poétique elle-même, et si la poésie n'entretient pas dans son essence une relation spécifique à l'offrande.

Voici, pour ouvrir ce dossier, quelques notes qui ne prétendent à d'autre titre que celui d'apostilles, écrites dans les marges des études qui suivent.


• La bonne intention

Il semble que l'on puisse entendre la notion de "texte offert" de deux manières:

- en observant une intention; c'est là le texte offert déclaré comme tel, genre et modalité d'écriture poétique particulière (toasts, tombeaux, hommages, madrigaux...).

- en accueillant le texte poétique en soi, détaché de toute fonction d'échange, tel qu'il s'offre de lui-même, et en tant qu'il est le lieu où quelque chose s'offre : une forme, un sens, un enchantement. Le texte offert est alors le texte dans sa disponibilité et sa dispositio, sa "bonne disposition" sur la page imprimée. C'est ici avant tout le texte comme objet, comme attention et non plus comme intention : attention portée au langage, au monde, à autrui, à l'existence... C'est enfin la poésie comme lieu du "il y a", formule qui, en allemand, se traduit par "es gibt", c'est-à-dire, littéralement "cela donne".

Le texte offert met ainsi en jeu une poétique de de la célébration qui dépasse très largement le cadre des formes versifiées traditionnellement reconnues comme offertes. Il tend à poser la poésie tout entière comme un espace d'éloge, de louange, de valorisation et d'élévation. C'est ainsi une définition de la poésie qui est en cause: dans quelle mesure la poésie est-elle une parole offerte (aux dieux, à la muse, à autrui), une parole qui offre (elle dit "voici", elle dit "cela"), une parole qui s'offre par elle seule, dans sa nudité, voire le don de la parole même: elle prête voix à ce qui demeure silencieux...

 

• Le détour par l'objet

Une erreur communément répandue consiste à assimiler totalement lyrisme et expression personnelle des sentiments du poète. Or, il ne faut pas négliger que la racine du lyrisme est la célébration : tradition issue de l'Antiquité (Pindare) mais qui garde droit de cité dans la modernité prétendument la plus "matérialiste", puisque Francis Ponge par exemple, poète de l'objet ou de "l'objeu", en vient à affirmer que "l'éloge est le plus puissant ressort de la poésie".Certes, le poète lyrique est par excellence celui qui dit "je". Mais s'il s'isole et se singularise ainsi (dans l'épopée et dans le drame, c'est au contraire une collectivité qui est en jeu), c'est pour porter témoignage devant autrui. Il ne s'exprime pas pour soi seul...Chaque texte poétique propose une aventure originale de la singularité. Autant que celui qui "exprime" un sujet, le texte lyrique est aussi celui qui invoque un objet, célèbre une figure, s'adresse à un autre. C'est un texte dont le sujet (l'auteur) ne s'exprime que par le détour d'un objet.

 

• À celle qui est restée en France

Il suffit de consulter une anthologie pour observer que quantité de poèmes commencent par la préposition à. Ce ne sont pas les seuls textes dédiés, mais ceux qui portent le signe le plus flagrant de la dédicace, puisqu'ils l'arborent dans leur titre même. Il faudrait leur ajouter tous ceux qui commencent par "Ode à", "Hymne à", "Elégie à..."

Ils sont offerts ou dédiés aussi bien:

- à des créatures réelles, vivantes ou disparues :

"A Cassandre" (Ronsard), "A celle qui est restée en France" (Hugo), A une passante (Baudelaire) "A un passant" (Verlaine), "A Charles Baudelaire" (Théodore de Banville), "A une enfant taciturne" (Villiers de l'Isle-Adam), "A Henri Purcell (Philippe Jaccottet) "Pour un ami" (Sainte Beuve),

- à des créatures imaginaires :

"A sa muse" (Etienne Jodelle) "A Cupidon" (Ronsard), "A Némésis" (Lamartine)

- à des objets, des animaux, des éléments naturels : :

"Au Platane" (Valéry), "Aux arbres" (Victor Hugo, Yves Bonnefoy), "Au rat", "Au cheval" (Hugo)

- à des moments ou des lieux :

"A sa demeure des Champs (Olivier de Magny), "A des cimetières" (Tristan L'Hermite), "A la minute" "A l'infini".(Paul Eluard).

- à des réalités morales ou affectives :

Ronsard écrit un poème "A son âme", pour son tombeau, "Stances à l'inconstance" (Etienne Durand), "Stèle au désir" (Segalen), "Au seul souci de voyager" (Mallarmé)

Chaque fois, le sujet du poème se trouve ainsi nommé, directement ou indirectement, sur le mode de l'offrande. Cette préposition "à" pourrait quasiment précéder tout poème... Or, elle apparaît surtout congénitalement liée au travail de l'écriture en vers.On la rencontre rarement dans les titres de poèmes en prose.Ceux-ci, dans leur majorité, commencent par un article défini ou indéfini : ils posent et traitent un sujet à la manière d'une anecdote. Le poème en prose est un texte "cadré"; ce n'est pas un texte qui fait mouvement vers un sujet, c'est plutôt un texte qui recueille en soi un objet prosaïque. Il lorgne souvent du côté du récit ou du conte. On peut opposer par exemple les deux "Invitations au voyage" de Baudelaire : celle qui est écrite en vers prend résolument la forme d'une adresse, tandis que celle qui est écrite en prose est autrement impersonnelle.

• Une chaîne d'inspirés

Qui donne? Le donateur, c'est-à-dire le poète...

Il se trouve investi d'une fonction éminente : donner aux hommes un objet qui est constitué de leur bien le plus propre (et peut-être le plus dangereux) : le langage.

A quel titre, de quel droit le peut-il? Il faut ici ouvrir une parenthèse et rappeler que le poète est lui-même présenté par la tradition comme doté ou doué d'un don: celui qui précisément consiste à pouvoir composer des poèmes.

Ce don, il le reçoit des dieux, voire, pour chaque texte particulier, de la muse qui l'inspire. Et il semble bien que son pouvoir de donner du langage (ce qu'on appelle "inspiration") soit proportionnel à son élection. C'est en tout cas l'image que nous renvoient la tradition et l'histoire : le XVIème siècle,âge d'or du "texte offert" est aussi celui où le mythe du poète élu des muses est le plus actif.

Cela élargit la problématique à des perspectives nouvelles : l'espace de la poésie sera celui d'une circulation de dons composant une "chaîne d'inspirés" (Platon) : le dieu donne la parole à la muse qui la donne au poète, lequel à son tour offre aux hommes son poème. Cette circulation de dons est plus complexe encore, puisque le poète offre volontiers son poème à la muse qui l'inspire... La première personne qu'il invoque, en Grèce, au début de son chant est cette créature mythique : il dédie son poème à celle qui va lui faire don du poème.

• Brève leçon de stochastique

La muse n'apporte pas seulement un souffle; elle commande une exécution, celle de l'oeuvre qui est un faire relevant d'une technique. Cette exécution, elle la commande par ce que Platon appelle la stochastique : "stochastein, c'est viser et atteindre le but au javelot, sans calcul, mais avec une sûreté inexplicable. C'est le jeter juste", comme on dit d'un peintre qu'il a su "attraper le ton juste". L'inspiration est donc à la fois guide et force; mieux elle est une force qui guide autant que le guide de la force. Souvent reviennent dans les poèmes grecs, la figure d'Apollon "guide-lance", ou "guide-choeurs". Il en est ainsi, par exemple, au début de la première Pythique (ode victoriale composée pour les vainqueurs des Jeux panhélléniques de Delphes) de Pindare:

"Lyre d'or, d'Apollon et des Muses Violettes-bouclées

Commune possession! O toi qu'écoute

La marche, début de la fête,

Obéissent les chanteurs à tes signes

Quand des préludes guide-choeurs

tu fais vibrer l'attaque tournoyante"

Nous découvrons ici trois instances complémentaires et superposables : la lyre, Apollon et les Muses, "commune possession". Elles donnent le départ, lancent l'attaque du chant. Ce vocabulaire militaire rapproche l'arc et la lyre, la sûreté du poète inspiré et celle de l'archer. La cible qui est visée n'est autre que la beauté. Une beauté qui sera rendue sensible par le poème, qui devient un objet de plaisir propre à aider l'homme à se ressouvenir de la beauté réelle et divine. Ainsi est remontée la chaîne: "de l'amateur au poète, du poète à la muse, de la Muse à la divinité et à la Beauté."

 

• Le poète prête-voix et porte-voix

Tout se passe en définitive comme s'il était nécessaire de multiplier entre donateur et donataire les figures (relativement superposables) de l'intermédiaire et du passeur (Hermès est le dieu de la poésie au moins autant qu'Apollon). De multiplier donc les figures de la transition.

Le sujet lyrique est un sujet gigogne, un sujet emboîté dans différents discours: un autre parle en lui quand ils s'adresse aux autres, ou parle pour les autres. Il ne paraît pouvoir s'adresser à autrui qu'en supportant l'épreuve, ou en accueillant la grâce d'une relative dépossession. Il quitte momentanément son enveloppe sociale, son statut de créature contingente, pour devenir prête-voix et porte-figures.C'est là sans doute son paradoxe essentiel: à la fois possédé et dépossédé, il va suspendre à un langage destiné à autrui sa propre identité.

 

• Donnez-moi de l'amour

Si l'on se réfère à l'essai classique de Mauss qui a étudié le fonctionnement du don dans les sociétés archaïques, celui-ci s'inscrit dans une logique de l'échange. Il oblige le donataire à un contre-don, de sorte que s'instaure un va-et-vient de dons offerts et de dons compensatoires. Or il n'en va pas exactement ainsi pour le poème dès lors qu'il n'est pas offert aux dieux ou à un Grand dont on sollicite la protection, voire à une femme que l'on entreprend de séduire. Bien sûr on dira que le poète donne pour conquérir la célébrité, la gloire, ou plus simplement pour être aimé... En vérité, il semble plutôt que l'écriture ne donne rien de tangible et se contente plutôt de mimer les gestes de l'amour. Elle est, selon le mot de René Char, "travail d'amour". Comme l'écrit Pierre Michon :

"Les vers sont faits pour être donnés, et qu'en échange on vous donne quelque chose qui ressemble à de l'amour."

Si l'écriture en appelle à autrui, c'est de très loin, et le plus souvent en faisant valoir son absence. Il y a en elle une gratuité essentielle dont "A une passante" de Baudelaire, ou "Dévotion" d'Yves Bonnefoy seraient de frappants exemples.Pourtant, tout poème constitue comme la signature d'une sorte de contrat figural avec le monde et avec autrui. Il propose un agencement et une mise en forme; il définit une posture.

De même que dans les sociétés archaïques ou antiques le don inaugure l'hospitalité, de même on peut dire du poème qu'il est un lieu hospitalier : il est accueil, recueil de la figure des choses, aussi bien que de l'invisible ou de l'inexprimable. L'on peut ici songer notamment au dernier livre publié par Edmond Jabès avant sa mort : Le Livre de l'hospitalité dont l'une des sections s'intitule "L'Hospitalité de la langue".

 

• La dépense intime

La gratuité du don a pour corollaire sa préciosité. Dès lors que l'on ne s'inscrit pas dans une logique de l'utile, on se situe dans l'espace de la générosité : on doit donner ce que l'on a de plus précieux. "Voici mon coeur" dira Verlaine dans "Green" : don du plus intime, du plus propre, en fin de compte don métonymique de soi.

Etant généreux, le don par ailleurs est dépense, voire pure dépense : dépense festive de celui qui offre un banquet et qui invite à une large consommation de nourriture, dépense affective de celui qui exprime et expose ses sentiments, dépense verbale de celui qui compose un hymne, une ode, tels ces très longs poèmes pindariques, claudéliens ou persiens. Une écriture d'apparat, de prestige, est aussi dépense de beauté : largesse poétique, prodigalité de la parole...

De tels moments poétiques se retrouvent dans la prose. On les rencontre, par exemple chez Flaubert : descriptions de tables garnies : une figure du lyrisme et son lieu d'expression sur le mode du "morceau de bravoure" Le poétique s'illustre alors comme faim et comme désir : ce vide appelle à soi du plein. Il réclame, comme l'âme même qui prie ou qui implore. Paul Valéry écrit : "Après tout, c'est peut-être un vide que l'âme? C'est peut-être ce qui demande sans cesse ce qui n'est pas."

L'offrande est une fête qui réplique à un défaut, une surabondance qui corrige un manque. La parole possède ici la vertu d'un rachat. Paul Valéry écrit encore, à ce propos :

"Un poème doit être une fête de l'Intellect. Il ne peut être autre chose.

Fête : c'est un jeu, mais solennel, mais règlé, mais significatif; image de ce qu'on n'est pas d'ordinaire, de l'état où les efforts son rythmes, rachetés.

On célèbre quelque chose en l'accomplissant ou la représentant dans son plus pur et bel état.

Ici, la faculté du langage, et son phénomène inverse, la compréhension, l'identité de choses qu'il sépare. On écarte ses misères, ses faiblesses, son quotidien. On organise tout le possible du langage.

La fête finie, rien ne doit rester. Cendres, guirlandes foulées."

L'idée s'impose ici du poème comme moment d'exception, sortie du réel, "image de ce qu'on n'est pas d'ordinaire"...

 

Cette dépense est enfin d'ordre sacrificiel : elle revient à détruire des biens, en tout cas à les perdre. C'est le cas des présents que l'on fait aux dieux, des animaux immolés pour leur plaire. C'est le cas aussi du poème en ce qu'il consomme de figures, de rythmes et de vocables. Son éclosion même est une perte. Ce motif de la perte (génériquement lié à celui de la trouvaille) est essentiel dans la poésie. Il commence avec Orphée dont le chant déploie tout son pouvoir après la perte d'Euripide. Et il se retrouvera aussi bien chez Baudelaire que chez Apollinaire...

 

• Le blanc geste de la dédicace

Plutôt que de don, sans doute faudrait-il, à propos d'un texte, parler de dédicace. On dédie une oeuvre. Comme le rappelle Barthes : "On ne peut donner du langage (comment le faire passer d'une main dans l'autre?), mais on peut le dédier -puisque l'autre est un petit dieu" .

On dédie une oeuvre, mais on dédicace un exemplaire. Cependant, le geste même de la dédicace peut revêtir parfois une allure quasi-religieuse. Voici, pour en témoigner, un extrait d'une lettre de Paul Valéry à Gide, datée du 16 novembre 1891

 

"Je te remercie d'une dédicace qui incline vers mes heures lointaines ton beau travail, comme une fleur attentive aux familiers de sa beauté.

Dédier! c'est un blanc geste qui dit:"Ceci est à Vous, oeuvre de mes doigts, mangez et buvez, nous communions."Et je songe à cette littérature admirable que l'on inventerait: d'écrire chacun de ses livres totalement pour un Seul... Mais n'est ce pas la vertu magique et fragile de la Correspondance? La lettre qui, des minutes présentes, nous force à donner l'amical parfum, sans omettre les intentions de la veille, quand on se voyait, n'est-elle une oeuvre d'art ornemental charmante, un délice consenti à deux et avec leTemps, une véridique essence d'heure émue, et qui s'évente un peu dans le tiroir, juste assez pour qu'elle s'affine?"

"Un blanc geste" est un geste pur, quelque chose comme le geste poétique par excellence, électif et gratuit. Ce geste prend tout son sens dans un univers profane : il mime la gratuité même de l'existence tout en répliquant à son absurdité par le soin liturgique qu'il prend de son propre office.

 

• La lecture: réception du don.

Ne pourrait-on dire également que la réponse la plus évidente au don du texte n'est autre que la lecture? Au silence de l'écriture s'accorde le silence de la lecture. Ce sont là deux expériences "réservées" du langage. Un échange éminemment verbal mais éminemment silencieux, dans la distance, dans l'inconnu. L'accord musical est parfait quand l'écrivain ne connaît pas son lecteur, ni celui-ci son auteur. Alors, l'un se substitue à l'autre...

La lecture est par excellence le moment où s'accomplit l'offrande. Où le texte est reçu, goûté, apprécié, intériorisé peut-être. Elle est le moment de la pesée du cadeau (on l'apprécie) et de sa pensée (on le déchiffre, on l'interprète), ce moment ou le langage d'un autre vient au contact de notre propre langage). Le vrai remerciement du lecteur au texte donné est la pensée. La proximité des deux termes remercier/penser est frappante en allemand (Danken/denken). A proprement parler, dans l'écriture et la lecture il n'y a pas d'échange, pas de communication. Mais deux modalités de la solitude comme ouverture à autrui. D'un côté une solitude ouverte sur un don (celle de l'écrivain), de l'autre une solitude ouverte sur une réception (celle du lecteur).Le don serait finalement cette ouverture même, cette ouverture ou cette clairière, sentie comme sortie de soi, accueil de l'autre...

 

• Le cadeau du poème

Le texte offert est d'abord cadeau. C'est ce que dit le mot anglais "Gift". Un cadeau, c'est-à-dire un présent, un objet offert, mais aussi une manière de se rendre présent, de faire acte de présence (cf "Green" de Verlaine), voire de rendre l'autre présent (cf."A Villequier" de Hugo)

Celan écrit à Hans Bender : "Les poèmes sont aussi des cadeaux -des cadeaux pour ceux qui sont attentifs. Des cadeaux qui amènent avec eux le destin". Un poème est donc un présent qui ouvre sur la totalité d'une histoire, un présent qui n'est pas celui de l'instant (puisque l'instant n'a pas de passé ni d'avenir: il est le propre de la vie sensible) mais celui de la mise en présence. Par exemple, le poème rend présent ce qui s'en est allé. Il dit ce qui n'est plus, ce qui n'est pas encore, ce qui ne sera jamais, et, le disant, l'écrivant, il le rend présent. Comme l'écrit Hoffmannsthal, "tandis qu'il parle, l'homme se reconnaît comme l'être incapable d'oublier."

Plutôt qu'un poème, on offre son écriture. On offre de son temps, celui que l'on a passé à l'écrire. Le poème vaut moins comme objet que comme acte, surtout pour celui à qui il est destiné, qui d'abord en retient le geste, ou l'intention. Offrir un poème, ce serait peut-être comme offrir un geste, esquisser un geste.

On offre des vers, des rythmes, des images et des rimes, c'est-à-dire un univers mesuré et harmonieux. On ne donne pas une chose, on offre des signes, un ensemble de mots où il est question de choses et d'autres, dans des mots choisis. C'est dire que l'on offre un certain rapport aux choses, une certaine qualité de rapport au monde. On offre une configuration, un apparaître. On fait don d'une distribution. On ne donne pas les choses mêmes, mais une manière nouvelle de les distribuer dans la parole. On donne une nouvelle "donne".Selon la définition qu'en donnait Platon, le poète est "l'ouvrier d'un simulacre"

 

• Un petit monument de langage

On offre, on dresse un monument. Un poème est un hommage que l'on rend au langage. Il s'agit, selon le voeu valéryen, de "construire un petit monument à chacune de ses difficultés. Un petit temple à chaque question. Sa stèle à chaque énigme" Cet objet fabriqué va se substituer à la réalité, surtout quand elle est perdue, ou impossible à atteindre. Cet objet prend valeur de temple : abri pour l'immatériel, lieu de prière et de résonnance. Pour Valéry, le temple devient le modèle idéal du poème par ses qualités classiques (solidité, équilibre, pérennité, etc), mais aussi parce qu'il est un lieu qui accueille les émotions humaines, qui préserve en soi le religieux, et qui est capable d'en aviver le sentiment. Le mérite le plus singulier de l'architecte est d'élaborer "les émotions et les vibrations de l'âme du futur contemplateur". De sorte que le temple est capable de mouvoir "les hommes comme les meut l'objet aimé."

Ajoutons que le texte offert constitue en lui-même un corps, jusqu'à devenir parfois sexe offert, une occasion de jeu érotique, un objet de plaisir, voire de jouissance. C'est un lieu de sens trompeurs, de stratégies cachées et de significations incertaines, un espace de voilement/ dévoilement, d'entrouvertures (telles sont les figures). Il y s'agit moins de nommer que de suggérer et induire.

 

• La bouteille à la mer

Qui sont les véritables destinataires de l'offrande lyrique : est-ce quelqu'un ou quiconque? un être réel ou irréel? présent ou absent? Ces interrogations nous renvoient à la question même de l'écriture et de son hypothétique destinataire : pour qui écrit-on? Les dieux, les rois, la gloire, les "Hypocrites lecteurs", les semblables? Si l'on n'écrit pour personne, si l'on ne s'adresse qu'à l'absence, pourquoi lui prêter un nom et parfois un visage? Quel sera le rôle du lecteur : témoin, voyeur, bénéficiaire?

Dès lors qu'un texte offert est "publié", le donataire de l'offrande n'est pas le dédicataire du poème. Un jeu subtil s'établit entre donateur, dédicataire et donataire. Le schéma le plus classique du texte offert implique que l'on donne à quelqu'un d'inconnu (le lecteur-donataire-anonyme) un texte tout d'abord dédié et destiné à quelqu'un de connu, (le dédicataire mort ou vivant).Le texte offert fonctionne donc par relais et par rebonds, ou comme miroir : il reflète celui qui l'écrit, il renvoie l'image d'un autre (celui pour qui il est écrit), et il appartient au lecteur hypothétique de se reconnaître, de se déchiffrer lui-même dans ces images.

Ecrire un poème, c'est offrir une parole, confier un sentiment, tenter de le faire partager, chercher à l'éveiller en autrui. Pourtant, la poésie a propension à faire parler l'absence, s'adresser à elle et s'entretenir avec elle. Elle se projette vers l'inconnu, comme "bouteille à la mer".

 

"Le poème, en tant qu'il est, oui, une forme d'apparition du langage, et par là, d'essence dialogique, le poème peut être une bouteille jetée à la mer, abandonnée à l'espoir -certes souvent fragile- qu'elle pourra un jour, quelque part, être recueillie sur une plage, sur la plage du coeur peut-être. Les poèmes, en ce sens également, sont en chemin : ils font route vers quelque chose. Vers quoi? Vers quelque lieu ouvert, à occuper, vers un toi invocable, vers une réalité à invoquer."

Paul Celan

"Discours de Brême"