La poésie, autobiographie d'une soif
(notes de travail)
par Jean-Michel
Maulpoix
Soif. Ils gardent leur soif. La soif est plus aiguë que l'étanchement.
I. ON N'EST PAS SEUL DANS SA PEAU
Le travail d'écrire rappelle à qui l'oublierait que l'on n'est pas seul dans sa peau (Michaux).
S'il existe une autobiographie poétique, une autobiographie du poème, ou " dans la poésie ", elle constitue moins la carte d'identité d'un sujet spécifique, que l'hypothétique carte d'altérité de ses transactions avec les autres qu'il porte en lui. Les péripéties d'une altération. Les déboires d'un être altéré. Autant dire l'autobiographie d'une soif.
Le travail autobiographique du poème, en sa recherche, son obstination, vise moins à reconstituer la genèse d'un individu (voyez comment je suis devenu celui que je suis ) qu'à faire apparaître comment il s'est défait, creusé par sa soif, évidé de l'intérieur : comment il est entré pas à pas dans l'anonyme et l'impersonnel, c'est-à-dire aussi bien dans la dimension du " commun des mortels ". Puisque nous avons précisément en commun l'ignorance de ce que nous sommes.
Lorsque Rimbaud, par exemple, livre dans Une saison en Enfer quelques " hideux feuillets " de son " carnet de damné ", son autobiographie est celle d'une damnation, d'une traversée de l'Enfer. Généalogie d'une folie, d'une dépossession. Une autobiographie aggravée, aggravante, qui tout à la fois focalise l'écriture sur le moment hallucinatoire de la crise poétique, en rapporte la généalogie, et s'efforce de lui ouvrir une issue.
Une telle autobiographie poétique et critique a pour objet véritable de configurer la constitution (institution/destitution) du sujet-poète : elle est celle d'une figuration et d'une défiguration de soi. Là où l'autobiographie tend à centrer la figure, la poésie l'émiette, la disperse et la dé-figure : Imaginez un homme s'implantant des verrues sur le visage .
Autobiographie donc, mais aussi bien autographie, allographie, autonécrographie, hétérographie, puisque la poésie met en intensité toutes les graphies possibles... En intensité et en ellipses. Si autobiographie poétique il y a, elle ne saurait être qu'elliptique, trouant la biographie (y opérant des forages, des aérations, y creusant des puits et y cherchant des trous d'air) plutôt que la retissant en sa continuité. Autobiographie faite d'épiphanies ou simplement d'apparitions et de circonstances.
Autobiographie en lignes brisées, nécessairement lacunaire, à la façon de Mon cur mis à nu : le poète sait l'impossibilité et la vanité de la tâche autobiographique.
Sans doute existe-t-il en définitive moins d'autobiographie poétique que d'autobiographie d'une poétique, et qui ne se constitue elle-même en relais d'une poétique : dans l'histoire de ma figure, je vous invite à lire celle de mes figures. Le " pacte autobiographique " est ici celui de la poétique même.
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II. HISTOIRE DU PETIT POUCET
Interroger la nature du sujet lyrique, c'est prêter attention à l'écart entre ce " je " lyrique et le " je " biographique...
J'ai défini ailleurs ce " je " lyrique comme " quatrième personne du singulier ". Un je potentiel, un je en puissance, un hyper ou un infra sujet, une créature complexe aux traits aléatoires, telle que la démarche " classique " de l'autobiographie ne saurait suffire à rassembler ses traits...
Il est le porte-voix d'une pluralité.
Le processus autobiographique " classique " (" romantique " serait plus juste) vise peu ou prou la coïncidence du " je " et du " moi " comme cela se vérifie à la première pages des Confessions de Rousseau :
Je forme une entreprise qui n'eut jamais d'exemple et dont l'exécution n'aura point d'imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature; et cet homme ce sera moi.
Moi seul. Je sens mon cur et je connais les hommes.
Ici, le trajet va de " je " à " moi ", puis de " moi " aux " hommes ", le cur du moi se portant garant de la connaissance du commun-des mortels.
A l'inverse, dans la poésie (moderne), c'est le désajointement du " je " et du " moi " que l'écriture ne cesse de souligner et d'expérimenter. De sorte que le " moi " est dans le poème objet de poursuite(s), dans les deux sens du terme : objet de recherche et objet d'un procès ou d'un processus figural,
figuratoire. Objet d'innombrables transactions figuratives, ou objet d'enquête, mis en examen, suspecté et tenu à distance...
Cette mise en examen du sujet lyrique résulte d'une vieille histoire d'arriérés impayés. Le sujet lyrique a des dettes avec sa mémoire. Nous savons combien il regarde en arrière.
C'est un sujet qui se retourne. Comme Orphée vers Eurydice. Comme l'Apollinaire de " Mai " : Or des vergers fleuris se figeaient en arrière.
L'autobiographie, elle aussi, se retourne (vers / sur le passé, l'enfance...) Mais ce n'est pas pour prendre la mesure d'une disparition ou d'une perte : plutôt pour souligner une continuité, à partir d'une genèse. La poésie, elle, prend la mesure d'un écart (que ce soit à partir d'un mélancolique " ubi sunt " ou d'un insistant " je me souviens "). La poésie prend la mesure de l'irrémédiable, mais en multipliant, parcellisant et émiettant les figures de l'origine, de l'originaire (pour le poème, la moindre circonstance devient une origine).
Imaginer ici un portrait du poète en Petit poucet absurde qui marcherait à reculons dans sa mémoire, en semant derrière lui des miettes de pain. A moins que le poète ne soit un petit Poucet des dessous, des arrière-cours des arrière-salles, des arrière-plis, mais tel qu'il s'oriente toujours plus avant, puisque la poésie sans cesse " va plus avant " , à travers ses retournements mêmes.
Aller plus avant, ce serait remonter plus loin vers ce qui précède, aussi bien que s'orienter plus loin dans le futur. Aller plus avant par exemple, ce serait dire, comme Baudelaire, j'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans : se définir ainsi hypermnésique, lourd d'une mémoire qui n'est pas la sienne. Une mémoire polybiographique plutôt qu'autobiographique. La mémoire de tous les poèmes, de tous les livres...
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III. " JE " TRAVAILLE AU NOIR
La perspective dans laquelle se place ma propre écriture est celle d'un " lyrisme critique ", c'est-à-dire d'une écriture lyrique qui ne se situe ni du côté de la célébration, ni du côté de l'effusion sentimentale, de la " diction d'un émoi central " (Barthes) ou de la " béance baveuse du moi "
(Prigent). Il s'agit d'une écriture lyrique tendue par et vers l'altérité (épreuve de l'altérité en soi et au-dehors de soi) et qui met en examen la poussée lyrique. Elle constitue bien à ce titre l'autobiographie d'une soif : parler de soi n'y veut rien préciser d'autre que pourquoi le poème existe, d'où il provient, quelle est sa raison d'être.
La plupart de mes livres effectuent un itinéraire qui conduit du neutre et de l'impersonnel au je, en transitant par le tu, l'adresse, le bouchoreille... C'est dire que le quiconque y précède la saisie du propre et que l'autobiographie ne tend à rien d'autre qu'à se présenter comme celle d'un semblable. Parvenir à dire " je " parmi ses semblables, tel serait le souci du poème en sa dimension la plus autobiographique.
Ne cherchez plus mon coeur s'ouvre sur un " Cela " indéterminé qui revient en leit-motiv :
Cela qui s'aventure ne porte pas de nom. La langue toute est son domaine. Agenouillé, il fouille avec des branches : un peu de terre dérange le ciel, de minces araignées patinent parmi les reflets.
C'était sur les rives de la Meuse, à peu de pas du déversoir au tumulte incessant, ou bien en altitude, auprès d'un lac silencieux cerné de sapins, serti très haut dans la fraîcheur.
Cela mélange ses eaux. Des paysages se superposent. Quelque source soudain imagine de jaillir, une écorce éclate, le torrent transparent enveloppe de glace les chevilles parmi les pierres.
" Cela ", tel serait le nom du sujet de l'autobiographie. Confondu avec son objet. Le geste indéterminé&emdash; sans mobile
apparent; d'écrire s'enchaîne directement à des motifs directement issus de l'enfance mais qui sont traités comme une matière anonyme ou indistincte. C'est une façon de souffler sur des photographies.
Portraits d'un éphémère est écrit à la 3ème personne :
Il n'a guère de figure.
Il convient de l'imaginer semblable à ces coquillages morts où viennent se loger tour à tour différents crustacés " (...)
Il se retire et se souvient.
Il n'est plus que ce souvenir.
L'écriture sera sa façon de se souvenir.
J'entends dans mes propres livres l'autobiographie d'une disparition.
Cette disparition : le retranchement d'écrire. L'entrée dans la chambre de la langue. Dans le travail au noir, ou le travail noir, le " quelque chose noir " de la langue...
De l'autobiographie, histoire d'un individu, on glisse ainsi vers une histoire de l'écrivain, histoire d'une figure accouchant lentement d'elle-même en produisant des figures...
En définitive, la graphie poétique, l 'écriture du poème, voire l'écriture de soi dans le poème, viennent moins raconter mon histoire que dire et redire obstinément le manque d'histoire et le manque de sujet qui sont les siens. La graphie poétique en définitive se décrit, se raconte et se figure elle-même en ce qu'il faudrait appeler sa solitude d'encre (comme on parle d'un noir d'encre) : son manque de corps, son défaut de contact, son toucher sans contact (celui de la plume sur le papier).
Autobiographie du poème : celle de son impuissance à prendre corps, autobiographie d'une absence (celle-là même qui explique peut-être que le texte lyrique se retourne tant).
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IV AMOUR DU NOM ET TRAVAIL DU NOM
La verticalité lyrique est solidaire du travail du nom, ou plutôt de ce que Martine Broda appelle " l'amour du nom ". Car le nom est nom du père, nom propre, nom où s'instaure et se nomme le propre, surtout quand il devient nom d'écrivain. Or Claude Royet Journoud intitule l'une des sections de La notion d'obstacle " Le travail du nom ". On y trouve notamment ces mots:
ensevelissement de la filiation!
masque;
Le travail au noir de l'écriture est ici travail pour se soustraire " à l'enveloppement biographique " tel que s'y livrent maints lyriques. Manière obstinée, répétitive et théâtrale de faire en sorte que " les chambres refroidissent dans l'énigme ". Ce geste d'atterrement qui ramène tout au noir entend précisément substituer de l'horizontalité (planitude) à la verticalité (plénitude). S'établir à distance, entretenir la surface, travailler la page comme un sol, telle est ici la seule façon de forcer et de traverser " le corps de la mère ". Il s'agit d'apprendre à " écrire sous son nom "
Mais écrire sous son nom, c'est précisément s'efforcer de se libérer de tout un héritage symbolique qui contraint et qui parasite. C'est violemment s'en prendre à l'enveloppement du corps de la mère tel qu'il retient aussi bien dans une nasse de signes convenus ou imposés. Il s'agit alors de pratiquer un systématique " épierrage du jardin familial ", de désencrasser et de " nettoyer la langue ", cela afin de " parvenir à se réveiller " ainsi que l'aurait dit Michaux.
Le poète littéraliste se constitue en " spectateur d'une annulation " pour reprendre le titre d'un ouvrage de Royet-Journoud intitulé Le Renversement , qui précisément s'ouvre par ces mots :
sans offrandes
ni
traversée parentale
hors de l'écart
hors de l'implosion rurale
Désireux de ne pas mentir et de simplement faire face à " ce qui est devant nous ", le poète littéraliste procède à une espèce d'effacement génétique. Ecrire sous son nom c'est écrire dans le neutre, se déprendre du symbolique et signer en définitive de son propre nom cette " approche difficile ".
De ce travail littéraliste, je retrouve à la fois une illustration et un avatar dans un livre très récent de
Philippe Beck, Dernière mode familiale . Ce volume s'ouvre par ces mots :
Le jardinier de maintenant-maintenant
pique et plante;
se plante, pile dans le jardin
en question.
Voici donc à nouveau, après Jean Tortel, Claude Royet Journoud et d'autres, le poète au jardin. Non pour cueillir comme Ronsard les roses lyriques que d'autres auraient pris soin de faire pousser, mais afin de se mettre lui-même au travail. Ordonner, distinguer, agir, " se démener ". Philippe Beck a lu La Fontaine :
On doit planter
et non bâtir (comme des grands Seigneurs)
si de la vieillesse vient toujours,
et c'est le cas.
Le fuyant vient.
Planter, c'est ici de nouveau travailler un espace plan. Se tenir droit face à l'horizontal (" pile dans le jardin ") ou se courber pour écrire (italique du corps de l'homme penché). Et c'est encore se situer dans le temps présent, préoccupé de la tenue de la langue dans le tumulte discontinu du monde présent. En travaillant le vers, Beck retrace un jardin : il scande son espace de parole, il cadastre son territoire, il mètre sa parole. Il impose des angles, des cassures là même où le tumulte précisément empêche d'y voir ou entendre un peu clair. Il insiste sèchement. Il accentue en-vers. Avant tout, le vers est coupe, écart, martèlement et capture. " Suite de notes prises sur l'état du monde ", le poème est pour Beck le fait d'un être seul qui paraît se constituer lui-même en lieu de rendez-vous : ni centre élocutoire, ni rejeton familial, mais une espèce de figure générale et solide de l'humain contemporain (celle que Baudelaire déjà avait commencé de dessiner ?). Et cette figure interroge son héritage, l'espèce de cooptation-captation dans laquelle tout contemporain se trouve pris : elle réévalue dans la solidarité du poème notre
tenir-ensemble.
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Pour conclure : Les gestes du travail me tiennent lieu d'histoire .
©Jean-Michel
Maulpoix, 2001