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LE DANSEUR DE CORDE

Portrait du poète en funambule

 

par Jean-Michel Maulpoix. Texte paru dans le numéro 46 du "Nouveau recueil", mars 1998. Dossier "Figures du poète". Repris dans "Adieux au poème", éd. José Corti, 2004.

 


« Celui qui écrit en vers danse sur la corde. Il marche, sourit, salue, et ceci n'a rien d'extraordinaire jusqu'au moment où l'on s'aperçoit que cet homme si simple et si aisé fait tout cela sur un fil de la grosseur d'un doigt»

Paul Valéry

 Le poète marche sur la terre

Sur cette terre est sa vie, son paysage, son séjour et son horizon. Là est son transitoire, là se rencontrent ses semblables. Passant, passeur et passager, il s'y trouve en transit, coincé entre une naissance et une disparition dont il ne décide pas, n'ayant guère la maîtrise que de ses allées et venues. Plus ou moins hasardeuses, plus ou moins lointaines. Promeneur ou rôdeur, piéton ou paysan de Paris , le poète est un homme qui marche. En chemin dans la vie comme dans la langue, il interroge une provenance et une destination. Il répète « aller me suffit ». Il sait qu'il va mourir et prépare ses valises. La poésie est affaire de pieds, de pas comptés, de lacets élastiques et de souliers blessés.

***

Le poète marche sur la tête

Ce mortel en transit sur la terre lorgne du côté du ciel. Il est l'homme d'un souci qui s'aggrave, d'un imaginaire qui persiste, d'une rêverie qui s'attarde, d'un questionnement qui dure. Il pense à autre chose. Marchant sur la tête, il semble délirer. On pourrait croire parfois qu'il a perdu tout « bon sens ». Écoutez-le parler tout seul! Il engage un dialogue avec les animaux, les plantes, les objets inanimés ou les êtres disparus. Il procède « avec son moi oublieux de lui-même, vers ces régions de l'insolite et de l'étrange » (Paul Celan). Il va vers l'inconnu, l'indicible ou l'incompréhensible. L'énigme le fait avancer.

« Qui marche sur la tête a en vérité le ciel pour abîme au-dessous de soi ». Autant dire que le sol se dérobe sous ses pas, ou que sur le vide même il prend appui. Poète, celui qui fait du ciel un sol, celui qui retourne et fait basculer l'horizon, celui à qui l'infini donne son impulsion. Ses questions viennent y cogner comme à une porte close.

Allant sur la terre et sur la tête, il claudique. Ses « ailes de géant » l'empêchent de marcher. Il s'y prend les pieds. Il ne sera jamais un Dieu, il n'est pas encore tout à fait un homme. « Flâneur des deux rives », il va et vient entre deux côtés, de plus en plus boiteux à mesure que le divin s'éloigne. Le pied de Baudelaire n'est pas celui de Victor Hugo. Le pied de Verlaine, comme son vers, n'est plus celui de Ronsard. Encore moins le pied léger d'Achille, ou le pied ailé de Mercure voletant entre ciel et terre.

D'un poète à l'autre, la claudication s'aggrave, jusqu'à constituer, sous la plume de Verlaine, l'élément majeur d'une poétique, à l'image des fantoches qui traversent le parc abandonné des Fêtes galantes:

Jouant du luth et dansant et quasi

Tristes sous leurs déguisements fantasques

Au poète de faire danser sa claudication, sans recours abusif aux chevilles lyriques, ni vers boiteux par accident.

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Le poète marche sur les mains

Il avance dans la langue avec la main, en faisant aller et grincer la plume sur le papier, puisque telle est l'écriture.

Qu'y a-t-il dans la main qui trace des lignes, sinon, encore, des lignes : de vie, de coeur, de chance dit-on... Que fait le poète qui écrit, sinon déposer à même la blancheur l'empreinte de ces lignes-là, jusqu'à signer un texte de son identité? Elle est celle d'un destin (ligne de vie), et d'une parole destinée (ligne de coeur d'une voix « tendue vers un autre »).

« Je ne fais pas de différence entre un poème et une poignée de mains » écrivait Paul Celan. Qu'est-ce que lire un poème, sinon voir trembler sous nos yeux, en se mêlant aux nôtres (comme dans le geste où deux paumes se lient, s'impriment, échangent momentanément leur chaleur) les lignes de vie, de coeur et d'intelligence d'une destinée qui nous est destinée. Moment de partage d'un destin, telle est la lecture, dès lors que le poète parle « dans l'angle d'inclinaison de son existence ». Inclinaison du propre vers une altérité : celle à laquelle chacun est confronté en soi, celle que le poète a pour fonction d'émouvoir au-dehors de soi. Ni lui, ni son poème, ne sont destinés à quelqu'un en particulier, mais à « la main de personne », de quiconque. Tel une bouteille jetée à la mer, le poème est adressé à celui qui le trouve. De sorte que ce trouvère qu'est le poète (il trouve des mots, des tours, des formes); a pour interlocuteur inconnu ce troubadour qu'est son lecteur lorsque celui-ci découvre, accueille, reconnaît et s'approprie à son tour cette parole providentielle dont la particularité est précisément d'attendre d'être trouvée pour exister.

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Le pas du funambule

Cet homme qui marche sur la terre, sur la tête et sur les mains, a tout d'un acrobate. Il fait des pieds et des mains pour essayer de suivre un chemin juste. Osant le grand écart entre ciel et terre, il va boitant et claudiquant comme font les vers. La vérité du poème tient au difficile maintien de ces trois démarches : marcher sur la terre, sur la tête et sur les mains. Aller, penser et destiner.

Funambule, le poète avance sur une corde en mesurant ses pas. Son existence tient à un fil: celui des lignes que sa main trace et qui dévident, page après page, l'écheveau de sa propre vie. Il danse à même les guirlandes ou les chaînes d'or qu'il a tendues entre les fenêtres ou les astres. Virtuose d'une altitude momentanée et relative, il s'affranchit tant bien que mal de la pesanteur. Ce danseur n'est pas un oiseau. Il connaît le poids de chair de son propre corps. Il ne vole pas dans le ciel, il essaie d'y marcher. Faire en haut des pas d'ici-bas. Ce passeur lie les mondes les uns aux autres, par l'ajointement des métaphores et des correspondances. Ce passant exaspère le risque inhérent à la finitude. Il risque le tout pour le tout, ou la partie pour le tout. Châtié d'avoir trop rêvé l'impossible, on le retrouve parfois pendu à la corde de son écriture comme à un gibet qui l'étrangle, tout près de faire entendre « le dernier couac », abandonné des dieux et maudit par les hommes.

Qu'est-ce donc que le poème, sinon une affaire de trame et de filage, avec des mots « tirés de soi(e) » : le fil horizontal des vers croise le fil vertical des rimes. Le vers est l'en allée, la solitude de la phrase. La rime est le retour, le mouvement de navette, le noeud de l'identité. Le poème inscrit jusque dans sa forme la fièvre du départ, le désir de l'envol, et le principe de réalité avec lesquels ces aspirations doivent composer, jusqu'à produire un objet dansant et pensant qui cadastre, ajointe, relie et prend la mesure juste du désir et de son défaut.

Si la destinée est un fleuve que chacun est contraint de suivre, le poème suit le fil de l'eau et le coupe en y jetant un pont. Penché sur Le Pont Mirabeau, tout près de s'en jeter, le danseur de corde regarde le ciel d'en bas, tel qu'au fil du fleuve il se reflète et s'ouvre « comme un abîme » au-dessous de lui. Il regarde là même où l'inaccessible vient se mirer et décide d'y mourir.

© Jean-Michel Maulpoix