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L'écriture
commence
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Note sur Les objets contiennent l'infini, de Claude Royet-Journoud
par
Jean-Michel Maulpoix
"Pour écrire, j'ai besoin d'un temps de travail très long. Il ya des gens qui sont "habités" par la langue, moi ce n'est pas le cas. Il n'y a jamais rien. Je passe mon temps avec rien et je m'obstine et j'insiste sur ce rien, et donc il y a d'abord ce travail qui est très corporel, qui consiste à écrire une grande quantité de prose sans valeur littéraire."
Ainsi s'expliquait Claude Royet-Journoud dans la revue Action poétique en mars 1982. Les objets contiennent l'infini (Gallimard, 1984) confirme et vérifie ce propos. Publié six ans après La notion d'obstacle, ce livre compte à peine cent pages; il est composé de sept parties brèves, certaines écrites en vers très courts, d'autres en proses fragmentaires.
Si Claude Royet-Journoud s'attache davantage à défaire l'événement qu'à bâtir quelque demeure irréelle, il poursuit cette tâche avec un soin méticuleux, comparable à celui de l'écrivain "classique" , chassant impitoyablement les scories, nettoyant la langue, soucieux des rapports "du souffle et du sens" , des glissements, des ruptures, et s'attachant à "faire travailler des unités minimales de sens". A ses yeux, les métaphores et autres artifices dévoient la parole qu'ils enchantent. Volontairement très plate, sa langue fuit ces surcroîts. A l'enivrement du langage qui affuble d'une illusoire souveraineté ce sujet précaire qu'est le poète, Royet-Journoud préfère la dépossession, l'absence à soi-même, les stigmates d'une langue en quête de son identité, aléatoire. Ainsi assistons-nous, en le lisant, aux tentatives renouvelées des mots pour prendre langue avec le monde.
La première partie du livre, intitulée Le drap maternel ou la restitution, commence par " les premières lignes du jour", comme on dit "les premières lueurs de l'aube". Nous sommes bien à l'orée, tant du livre que de l'acte de son écriture, dans la famine et l'attente de quelque chose à naître. Sans autre préalable, nous assistons au lever du langage, "comme de l'orage et du sommeil" , ou "comme aiguiser un couteau".
Plus loin, Elle dans la répétition vient conter distraitement une intrigue sans reliefs ni rebonds dont l'héroïne serait le pronom féminin, lequel semble parfois désigner la main à luvre sur la page, donnant le jour ou commettant "des actes " inaccoutumés" qui sont les rites singuliers de l'écriture.
D'un texte l'autre, le recueil se construit ainsi selon la logique du moindre, de l'imperceptible et de l'accidentel. Royet-Journoud a fait sienne cette phrase de Wittgenstein: "le monde est tout ce qui arrive." Cela seul qui survient dans l'ordinaire, prélevé hors de la prose par le poème, donnera lieu à la "théâtralisation d'un sens à peine fait" .Le poème naît du concret considéré comme une énigme. En persévérant dans le rien, son auteur parvient à voir: il est le lecteur attentif du bas monde. C'est alors que le regard cesse de glisser et de se perdre: il s'accroche et fait corps. L'amour dans les ruines, qui est le titre d'une autre section, définit bien ce travail. Il s'agit là très exactement du récit de l'instant où l'écriture commence: "Tout reprendre à partir d'ici. De cette chaleur hésitante. De l'ombre mal repoussée. Gagnante. A contre-courant du paysage. Dans la roche qui domine." Le poète apparaît alors comme celui qui va dans le seul: "Plus loin encore que. la solitude.Là où nous marchons toujours à notre propre rencontre. Loin l'un de l'autre."
Cette extrême solitude monte du monde même que nul avènement n'ordonne et où, dès lors, tout événement prendra une figure accidentelle. Sur ces ruines, l'amour est une attente obstinée, une fervente répétition. Il implique un don entier de soi aux objets, à la vacance. et l'effort quasi musculaire de résister dans la langue même à l'abandon et la mort. L'amour dans les ruines additionne des phrases brèves où l'on entend la sourde pulsation de l'accidentel. Pas de conjonctions, de coordinations ou de subordinations. Pas de hiérarchie: cette langue pure et neutre annule les images, elle étouffe le démon de l'analogie.
Les objets donc contiennent l'infini: eux seuls se souviennent de notre "âme"; ils contiennent notre infini désir et son échec réitéré. Tout ce que nous ne pouvons dire et qui n'a jamais eu lieu. Ils nous font face, rigoureusement; ils nous répètent que l'infini reste au dehors, celé dans leur impénétrable intériorité.
La démarche de Claude Royet-Journoud est d'une implacable lucidité, Elle naît d'un regard soupçonneux jeté sur l'écriture qui doit cesser d'espérer se lover dans l'inexprimable. Débarrassé de ses oripeaux lyriques, le poétique ne renonce pas, il se renverse, voué désormais, selon le mot de Roger Laporte, "à une attente neutre qui exclut et l'espoir et le désespoir". Préférant au résultat le geste et l'intention, il prémédite intensément sa propre possibilité d'existence et demeure ainsi en suspens.
© Jean-Michel Maulpoix