Autour de ce thème 


"Pages personnelles"...

Cette expression, pour qui se préoccupe d'écrire, résonne singulièrement... Composer des "pages personnelles" n'est-ce pas là son travail ?

On trouvera ici, en plus des informations attendues sur un auteur (biographie, bibliographie, etc...), quelques pages de ses diverses encres (textes non réunis en volume, extraits d'ouvrages épuisés, manuscrits et brouillons, carnets de voyages, essais critiques), et la présence, surtout, de compagnons de route (poètes, prosateurs, peintres...) : une anthologie subjective et mobile, personnelle ou impersonnelle... 

Un coin de toile d'où partent des fils, vers d'autres lignes et d'autres voix, les rayons d'une bibliothèque ou d'une ruche imaginaires...

Par ici, rien à vendre. Ni accès réservé, ni carte de crédit... Faire connaître une écriture parmi d'autres et avec d'autres. Donner à lire quand tant de sites ne sont que des coquilles vides. Sans doute entre-t-il de la vanité, de l'outrecuidance peut-être, dans le fait de s'afficher ainsi... A moins que l'écrivain, toujours, ne reste imaginaire...

A chacun de choisir ce que bon lui semble.


 

 

 

Website story...

 

"Que diable allait-il faire dans cette galère ?"

Texte d'une intervention faite  par Jean-Michel Maulpoix à la Maison des écrivains le vendredi 8 décembre 2000, en compagnie notamment de François Bon, sur le thème "Internet et la littérature"

Objet de ce texte : expliquer la démarche qui a conduit à construire ce site, et exposer les doutes, soucis ou questions qui s'y attachent.

Présentation du site

Ce site fut mis en place au printemps 99. Par mes soins. En mon nom propre. Non sans scrupules ni réticences. Avec des compétences très réduites. Sans aucune formation technique préalable.

Il compte à peu près 200 pages, presque exclusivement de textes de/sur la poésie. (Difficile de savoir exactement quel est son « volume » : première différence majeure avec le livre)

Deux tiers sont des pages de mon encre ou clavier. Un tiers viennent d'amis écrivains, critiques, traducteurs.

Le site n'est pas classé au patrimoine, mais habité, visité, fréquenté. Mis à jour très régulièrement.

 

Pourquoi et d'où venu?

1. L'idée ou le désir de mettre en place sur la toile un site personnel consacré pour l'essentiel à la poésie française d'aujourd'hui me sont venus par François Bon qui a fait office côté prose de pionnier ou d' ouvreur en ce domaine. Plus précisément, ce projet naquit d'une invitation qu'il m'avait lancée à lui donner un texte pour cet endroit à mes yeux encore mystérieux alors : un site, son site...

La formule mérite que l'on s'y arrête : donner un texte à quelqu'un pour son site, c'est d'abord le lui donner à lui (amicalement, personnellement) pour qu'il le propose à d'autres, pas tout à fait comme lorsqu'on donne un texte à un responsable de revue. En l'occurrence ici un écrivain donne à un autre écrivain, une écriture à une autre écriture. Sous-entendu : je t'accueille dans mon lieu, dans ma maison virtuelle; tu fais partie de ceux dont j'estime le travail... Ne fût-ce qu'à cause de la nouveauté technologique du medium en cause, il se dessine une association subjective plus directe que dans les procédures classiques de l'édition. Il n'est pas négligeable que le désir de « construire » mon propre « site » me soit venu d'un autre. D'emblée cette entreprise s'entend en termes de circulation.

 

2. D'autres motifs ou mobiles sont venus se conjuguer à cette espèce d'amicale contagion initiale. Par exemple, une espèce d'excitation trouble à être présent « sur la toile ». Nulle part et mondial tout à coup. Encore un peu plus contemporain. Un peu plus là dans le nulle part. Excitation (d'enfant prodigue?) à sortir du papier, du volume et de la revue, à mettre ailleurs ses mots. Les jeter vraiment dans le vide. Bénéficier d'un soudain élargissement virtuel de leur diffusion. Comme pour aller plus loin et plus radicalement cette fois vers le quiconque. Publier, mais sans éditeur, sans librairie, sans personne (hormis, pour commencer, le « confrère écrivain » et sa bienveillante attention), sans objet papier, sans marché, sans vente... Publier comme à vide, peut-être même à vif. Façon de toucher (à) l'essence de ce geste.

Dans cette envie, cette curiosité, il y a une tentation, pareille, pour qui écrit, à celle d'un fruit défendu, ou plutôt d'une absence de fruit et d'une absence de défense.

 

3. Autre mobile, plus raisonné ou raisonnable : le sentiment peu ou prou clarifié que ce type d'intervention s'accordait à la situation de l'écrivain d'aujourd'hui. Singulièrement ou collectivement, elle constitue une réponse, une réplique horizontale ou latérale à l'effritement actuel de la pyramide littérature : à un milieu littéraire décousu, des comités de lecture inexistants, un défaut aggravé d'interlocuteurs, un manque de critique, une presse paresseuse, confisquée ou occupée à autre chose... L'auteur ne doit-il à son tour inventer autre chose, pour exister encore, ou pour exister autrement ?

Internet supplée à des défaillances. Ce medium vient peut-être à point nommé, au moment où nombre de relais du système éditorial classique tombent en panne...

 

4. Plus fondamentalement, dans le geste d'écrire comme dans l'acte de publier est en jeu la tâtonnante recherche de relations nouvelles, de bifurcations, de mises en rapport, d'articulations encore inédites entre le propre et le commun. Or il semble qu'ici Internet entrouvre quelque chose d'encore difficile à cerner, de peut-être illusoire. Mais qui ne manque pas de troubler qui écrit et publie.

 

5. « Pages personnelles ». Il y avait aussi cette expression étrange, par laquelle on désigne communément les sites mis en place par des particuliers. A chacun ses pages personnelles... A chacun son particulier, et souvent son n'importe quoi... Or celui qui écrit est une espèce de spécialiste obligé des « pages personnelles ». Ou des pages impersonnelles signées de son nom. Comme on voudra. C'est son boulot, son métier, son travail... Faire des pages personnelles qui ne soient pas n'importe quoi. Et aller les installer au milieu du n'importe quoi. Comme un qui jouerait du violon dans un concert techno... Tentation encore, et un peu suicidaire. Accompagnée inexorablement du sentiment de déroger. De trahir peut-être...

S'ouvre ici le chapitre des réticences, des doutes et des questions...

 

Doutes et questions

Un poète présent sur Internet, c'est un peu comme un sous-préfet aux champs ou comme un ecclésiastique au bordel... Pas sérieux ce type-là... En goguette sur le web. Qu'est-ce qu'il bricole au lieu d'écrire ?

Faire un site, au lieu de chercher le lieu et la formule ?

Il y a là pour le moins une incongruité. Quelque chose de douteux, peut-être inacceptable. Par rapport à quoi ? Une tradition ? Une idéologie « romantique » sacralisant la poésie ? Ou sa définition même ? (Si tant est que l'on soit encore capable de formuler cette définition...)

Il est alors nécessaire de reformuler plus radicalement la question : mettre de la poésie sur Internet, est-ce la livrer pieds et poings liés à ce qui l'empêche, la corrompt, l'exécute et la détruit ?

Est-ce accompagner la littérature à sa perte ?

Internet participe-t-il de, ou participe-t-il à quelque chose comme l'effritement voire le déni de l'oeuvre en ce qu'elle suppose de verticalité ? Sa « structure de promesse léguée », pour reprendre des mots de Michel Deguy ?

Internet change-t-il le poète en webmaster, c'est-à-dire en une espèce d'éditeur publiciste ? Consacrant à l'affichage de textes le temps précieux et mortel qu'il devrait destiner à l'écriture, à la lecture, à la critique. Causant et bricolant au lieu d'écrire. Internet chronophage refait-il du poète une espèce de lettré illettré ? Ou un poète en survitesse, ayant oublié la leçon de Rilke, ne sachant plus (se) reposer...

Ces questions, je me contente pour l'heure de les poser... C'est dire que je pose depuis la littérature la question des enjeux d'Internet : l'écriture et ce que Mallarmé appelle sa « jalouse pratique », avec ce qu'elle suppose de retranchement, reste le lieu ou le travail à partir duquel je m'inquiète de ce geste...

 

Anecdote

Récemment, j'ai reçu ce message électronique d'une cruauté sans appel : "Caractéristique première d'un site dédié à la poésie : on sait tout de suite qu'on va s'y faire chier"

C'était la révélation du jour, offerte par X.

Derrière cet X prétendait se dissimuler un écrivain connu. (parenthèse : observation au passage la lâcheté Internet, autorisant tout jeu de masque et de pseudos, et à travers ceux-ci l'insulte). Cet X propose un site que par curiosité je suis allé voir : graphismes très travaillé, jeu habile avec les animations, bref toute une vie cinétique ou cinématique en images et en musiques recouvrant quelques textes d'une écriture plutôt pauvre et trash (tout à fait dans les modes publicitaires du moment...) A l'évidence le site de quelqu'un qui cherche avant tout à impressionner, à perturber et à afficher...

Comment n'aurais-je pas là pris la mesure du caractère archaïsant et sans doute paradoxal de ma propre démarche pour laquelle l'écriture, l'édition, la transmission, voire la tâche éducative restent des modèles.

Comme à la Samaritaine, on trouve tout sur Internet, mais je ne suis pas dans le vent d'Internet avec mes pages blanches couvertes de mots. La culture Internet est à coup sûr du côté de X plutôt que du mien : stimulation et non imprégnation, exhibition et non diffusion... Bref, on peut être conduit à se demander ce qu'on fait là et si pour un écrivain publier sur Internet ce n'est pas comme aller jouer du violon dans une soirée techno.

Plus radicalement : pour un écrivain qui garde quelque croyance en la valeur travail et la valeur oeuvre, Internet est scandaleux.

C'est une déviation médiatique, un objet déviant : on s'y trouve embarqué vers d'infinies dérives. On y surfe dit-on. Autre mode de la vaporisation dénoncée par Baudelaire, du divertissement à outrance. Culture devenue culturel.

La quantitatif y remplace le qualitatif : plus que jamais la synthèse des informations s'avère impossible Ici règne la communication : la parole y disparaît, y étouffe. L'homme est un animal communiquant...

Défaite de l'esprit et de la pensée. Modèle du clip culturel sur lequel on clique. Internet : cliquer sur le clip.

Face à ce désarroi, quelles réponses, quels parti-pris ? D'abord celui de continuer. Pour savoir. Espérant à la longue y voir plus clair.

 

Réponses et parti-pris

François Bon, par exemple, répond par l'intervention, l'atelier et la charge textuelle (comme on dirait charge de cavalerie), aussi bien que le chargement en textes. Il s'implique, il s'engage, il accueille, s'associe et se ramifie.

Je réponds par la recherche d'un point d'équilibre (de sobriété ?) entre le côté de l'écrit et celui du média (faire en sorte que le média ne mange pas le medium : puisque tel est ici le risque).

Je verse de l'écrit sur le réseau (comme de l'eau dans un tonneau percé ? Ou de l'eau sur une plaque de verre, en espérant voir pousser des fleurs ?) Je couve quelques oeufs de poules parmi les canards.

Je verse de l'écrit imprimable (voire pré imprimé) : Internet sert de relais, de simple moyen de transmission. Je vous donne gratis. Je n'ai rien à vendre, sinon, par ricochet, mes propres livres...

En fait, je donne à lire des choses la plupart du temps déjà imprimées ailleurs sur papier (livres épuisés, articles : ce qui d'une manière ou d'une autre a déjà une existence littéraire) Le parti pris est évidemment de ne pas substituer Internet au livre, mais de faire plutôt en sorte que celui-là facilite ou accompagne l'accès à celui-ci : par exemple, en montrant aussi des carnets, des brouillons, des ébauches, des états liminaires du texte (auxquels le lecteur n'a d'ordinaire jamais accès), ou à l'inverse en multipliant les contributions critiques sur les livres et les oeuvres des autres. Désir de renforcer le livre, voire de le replacer au centre de l'écrit en lui rendant cet entourage que le milieu éditorial et critique d'aujourd'hui néglige... Mais là encore survient un risque : que cet entourage même étouffe ou se substitue à la lecture des textes.

En bref et pour conclure : il ne s'agit pas d'accompagner la littérature à sa perte, mais de participer à son désarroi avec l'espoir de le clarifier. Se demander à la fois où elle est et où elle se perd. Voire par où elle fuit...

***

14 novembre 2003

Observation (complémentaire) à propos de la mise en ligne de quelques notes de cours sur la littérature...

L'actuelle (progressive) mise en ligne sur ce site des éléments d'un cours d'agrégation sur Philippe Jaccottet dispensé à l'Université Paris X-Nanterre, et plus généralement l'ouverture récente d'une nouvelle rubrique intitulée "Cours et séminaires" n'est pas un geste dépourvu d'importance.

Sa signification est pédagogique  et, en un sens, sociale : il s'agit d'offrir à des étudiants un accès libre à des éléments critiques dont il n'est pas certain qu'ils puissent en disposer aisément, pour diverses raisons (travail, éloignement du monde universitaire, coût des ouvrages critiques...).

Elle est ensuite politique : ce geste constitue une réponse en actes à la mainmise croissante du commerce  sur ce medium libre que devrait être Internet aussi bien que sur toute espèce de production intellectuelle.

Elle entend enfin rappeler que si difficilement compatibles  que puissent être  l'activité d'enseignement, l'activité critique et l'activité créatrice, celles-ci n'en constituent pas moins différentes versions d'un même travail de l'esprit, animés d'un commun souci de partage et de transmission.

Un regret toutefois, et de taille : ne pas disposer d'un temps suffisant pour rédiger davantage et présenter de façon plus soignée et détaillée ce qui demeure ici à l'état d'embryon.

Puisse cette initiative (qui n'est pas la seule de ce genre) contribuer à en susciter d'autres de même espèce...

 

 

© Jean-Michel Maulpoix