Quelle
hypothétique fonction assigner encore au poète, en un temps où « la
poésie n'est plus l'institutrice de l'humanité» ? Ni prêtre ni berger,
ni Messie ni prophète, il n'est pourtant pas disposé à donner son
congé, ni ne montre de goût pour la malédiction: il lui faut ressaisir
, en son propre « travail », et d'un même mouvement, aussi bien son
identité aléatoire que le sens de cette tâche indéterminée et les
formes de son écriture. De toutes les façons possibles, l'oeuvre de
Michel Deguy fait sienne cette nécessité moderne. Sans cesse soutenue
par l'ouvrage du poème, autant que par la réflexion philosophique et
par un faisceau d'actions annexes convergeant vers le langage
(traduction, édition, direction de revues, enseignement,
conférences...), cette interrogation constitue l'axe essentiel d'une
oeuvre qui réévalue obstinément le pourquoi et le comment de la poésie
en son « extrême contemporain ».
Devenue
partie prenante de l'expression poétique, voici à présent que la
réflexion critique en approvisionne les énergies. Elle n'est plus
simplement surveillance ou commentaire de la poésie, mais sa fin:
écrire revient à engager une recherche du poétique, une poursuite de la
poésie, une méditation en « actes » de ses conditions d'existence et de
son sens. Ayant pris la mesure d'un défaut ou d'une absence, cette
démarche critique est en premier lieu une manière d'en rabattre et de
demeurer malgré tout. Lorsqu'il n'est pas de saisie possible de
l'essence, ni d'expression plénière , la poésie est rencontrée au sein
même de son processus d'identification, lequel s'avère seul susceptible
d'intégrer la déception, et d'opérer à partir d'elle un renversement
positif: il retrouve la nécessité du poème dans le mouvement qu'il
développe pour saisir ce qui lui demeure hors d'atteinte.
Cette
dimension intensive du travail critique se double d'une dimension
extensive. La mise en examen s'étend à l'entier du monde : à
l'histoire, au social, au culturel, au politique, à l'art, à la
technique, à la morale... La poésie devient une puissance d'examen
illimitée, qui ne fonctionne nullement à partir de sujets choisis, mais
accroît démesurément son champ. Deguy « fait poème de tout bois ». Son
attitude n'est pas la curiosité, mais le souci, une attention
douloureuse, voire angoissée, à ce qui est, à ce qui a lieu d'être.
Puisque « ce qui a lieu d'être ne va pas sans dire », toutes choses
doivent passer au tamis de la parole pour exister.
Par
quel moyen cette extension du poétique à une sorte d'anthopologie
généralisée du culturel est-elle rendue possible sans que la poésie
verse pour autant dans l'essai? Ou plutôt, qu'y a-t-il de proprement
poétique dans cette investigation même? C'est par la puissance de
conjonction qui est la sienne, que la poésie permet cette extension: ce
qui la définit est précisément cette aptitude qu'elle a à tout mettre
ensemble, à tout faire com-paraître en figures, à tout défigurer et
reconfigurer. Tendant ainsi à faire corps avec la pensée, elle en
devient le mode le plus actif et réactif.
Dans
le même temps, la poésie s'identifie à travers l'observation de ce qui
la trahit, la dénature ou l'empêche. En engageant la critique du
"culturel", Deguy cerne le territoire du poétique par le biais de son
revers négatif . C'est à une parcellisation qu'il s'oppose (une
imitation dégradée, une dispersion qui ne recherche plus le tout), en
même temps qu'à une indifférenciation. Soucieux de définir le singulier
comme articulation à une différence, il défend et illustre la poésie
comme le lieu même où toute identification procède d'un rapport figural
à l'altérité.
Vis
à vis du fond négatif dont il s'extrait, le travail poétique opère donc
à la fois une focalisation et un rétablissement. Il cadre, il met au
point, il confronte, il oppose au réel une colère lucide. Il lui
réplique par un autre rythme, une autre vitesse, porteuse d'une «
nouvelle donne » de sens et de protestation. C'est là ce que Char
appelait "l'énergie disloquante de la poésie". D'où une écriture au
lyrisme très tendu et qui tire sa force des rapports établis entre
poésie, pensée et révolte. Ayant affaire à la prose de l'histoire,
voire aux prosaïsmes où à la prosaïsation la plus affligeante, le poème
se constitue en terrain d'affrontement. Brusqueries syntaxiques et
discordances y vont de pair avec un parti-pris de la vitesse, de la
pulsation rythmique, voire de la déliaison ou de la discontinuité.
Deguy écrit : « Un poème nous hante qui soit l'hôte des différences, et
ainsi porté à pulvériser les genres ». Par le cinétisme qui lui est
propre, le poème mobilise et surmonte la fragmentation. En ses formes
très énergiques, il fait figure de corps surpris. L'expression même de
cette surprise est la figure: sens surpris, ou sens par surprise,
expérience déconcertée et déconcertante du langage.