La main de nuit de
Benoît Conort
éd. Champ vallon, 1999
par Jean-Michel
Maulpoix
D'abord ce titre, Main de nuit ,
tel qu'il donne à penser, à voir : main d'homme et main d'encre, main
du poème, main de qui sait de tout son corps qu'il va mourir, main qui
tire vers la mort ou qui retient, main d'Orphée un instant posée sur
l'épaule d'Eurydice, main qui se résume toute en un dernier regard...
Qui saura jamais si les gestes de l'encre sur la page repoussent la
disparition où nous attirent en elle? Quelqu'un ici s'accroche (une
main, une voix) au radeau de la méduse, planches de détresse et de
salut tout à la fois. Ce livre dit son geste; il le scrute, le fixe, le
soutient : ongle ou muscle de la pensée, le poème est écrit avec
l'énergie du désespoir, la force d'une main de nuit, « les mâchoires
serrées sur la nuit ». Car la main est aussi mâchoire, quand un homme
pour tenir y retient son souffle, et quand ainsi elle s'aggrippe, sans
que l'on sache en vérité si c'est pour descendre encore ou pour
remonter, puisque dans le travail d'écrire l'un et l'autre se
confondent et qu'il n'y est ni clarté ni maintient qui ne se laissent
appréhender ailleurs qu'en la conscience accrue de la disparition. Nue
donc est cette main qui creuse et qui évide, et belle en cela
précisément qu'elle a jeté ses gants pour montrer sa chair et son os (
rendu plus saillant par l'effort : rien d'autre que la poigne mortelle,
et poignante ô combien!)
Avec ce troisième livre, Benoît Conort clôt le cycle engagé en 1988 avec Pour une île à venir et poursuivi en 1992 avec Au-delà des cercles,
deux ouvrages publiés aux éditions Gallimard dans la collection « Le
chemin ». Cette fois, le volume est plus mince, nerveux, noueux comme
la main même qui y applique de bout en bout sa tension. Mais de cette
précarité sombre il tire sa force, comme de n'être soutenu par rien,
hormis son propre effort de négation et de conscience. Ainsi répond-il
à la tâche d'aujourd'hui qui est pour le poète de « conquérir son
propre athéisme, et donc de détruire de l'intérieur des puissances de
la langue la phraséologie nostalgique, la posture de la promesse, ou la
destination prophétique à l'Ouvert »
Benoît
Conort a « descendu toutes les marches ». Comme Orphée, il est parvenu
« là en bas »; il a touché le fond du puits de l'impossible; il y a
rejeté le visage de Méduse; il en a rapporté le visage de l'homme. Il
le montre tel quel sous le drap du squelette, non un fantôme, mais
notre semblable : « et j'ai aimé cet homme la passion de cet homme
passionnément cet homme ». La main de nuit est « main amie », de celles
qui manquent et que l'on voudrait serrer, car elles vous aident à vivre.