Les ailes de Mercure
Sur le Mercure de
France
Les poètes ont
parfois des muses, rarement des dieux;
leurs chapelles de papier restent vides.
Pourtant, s'il me fallait choisir
quelque divinité pour prêter sa figure
aux travaux qui m'occupent, ce ne
pourrait être que Mercure: son casque et
ses talons ailés illustrent le mot de
Platon selon lequel le poète est "chose
légère, ailée, sacrée." Plus
prosaïquement : une sorte de curieuse
abeille, s'en retournant vers sa ruche
encombrée de livres, les pattes et les
ailes tachées d'encre.
Mercure est le
nom de la divinité des carrefours et des
passages: sa vocation première est de
relier le commun des mortels à l'Azur
qu'ils convoitent. Interprète et
messager, berger des vivants, conducteur
des morts, patron des voleurs, il guide
les âmes avec bienveillance, et règne
sur les chemins où se rencontrent ces
tas de pierres auxquels il doit son nom.
Dieu de l'art du bien dire, il préside
aux harangues et ratifie les traités
d'alliance. Certaines versions de son
mythe prétendent qu'il fut le premier à
former une langue exacte et qu'il
inventa, en plus de la lyre, les
premiers caractères de l'écriture.
A ma
connaissance, il n'existe pas de plus
riche symbole de la poésie: mobile,
préoccupée de tout, transitant sans
cesse entre ce qui existe et ce qui
pourrait être, creusant ou empilant les
vers comme des "tas de pierres",
négociant des pactes avec l'invisible,
et traçant des signes, toujours
vigilante, jamais en repos. Comme
Mercure, le poète est un homme qui va.
Son travail: "dessiner dans l'air : une
figure -en chemin. Visible en chemin,
seulement."
Ainsi le
Mercure de France figure-t-il, dans mon
imaginaire d'écrivain, quelque chose
comme un point d'intersection idéal du
présent et de l'intemporel: Jean Daive
et Paul Léautaud, la "décimale blanche"
et le "style naturel". La poésie qui
s'est publiée rue de Condé depuis un
demi siècle n'est pas bruyante:
soucieuse du langage et de la présence,
étrangère aux tumultes de l'Histoire,
elle continue d'accomplir le voeu
baudelairien de marier l'éternel avec le
transitoire.
Pour un jeune
homme qui entreprend de publier ses
premiers textes, un éditeur est avant
tout un catalogue qui fait image, un
fantasme, le profil rêvé d'une identité
future. Au Mercure, m'ont attiré tout
d'abord les noms de Paul Celan, Yves
Bonnefoy, André du Bouchet et Louis-René
Des Forêts, autant que ceux de
Pierre-Jean Jouve ou Francis Jammes.
D'un côté des écrivains dont les plus
éclairés de mes professeurs commençaient
à parler en cours, dans les années
soixante-dix; de l'autre des auteurs qui
occupaient peu de pages dans les manuels
d'histoire littéraire, mais à travers
l'oeuvre desquels quelques-uns se
flattaient d'accéder à des pénombres
ignorées de la plupart.
Un peu plus
tard, je découvris Anne-Marie Albiach,
Alain Veinstein, Philippe Denis, René
Giroux. Leur écriture austère m'initia à
cette "modernité négative" qui
radicalisait les soupçons d'Yves
Bonnefoy à l'égard des prestiges du
Verbe et des charmes trompeurs de
l'image. Il me fallut alors apprendre à
lire autrement pour percevoir le sens de
ces démarches qui venaient inscrire dans
la blancheur la dépossession du poète.
Plus tard
encore, ce furent Jacques Garelli, Henri
Droguet, Alain Delahaye, Daniel
Blanchard, Adonis, Pierre-Albert
Jourdan, Yves Leclair et bien d'autres:
je découvrais alors en vrac le présent
et le passé, je comblais des lacunes et
réveillais des voix... La poésie moderne
était diverse, changeante,
contradictoire, à l'image du temps
complexe où nous vivons et de ces
héritiers sans testament que nous
sommes.
Mais au fil de
toutes ces lectures, la conviction
s'imposait qu'écrire de la poésie est
une tâche sérieuse, exigeante, voire
sévère. "Je ne crois pas que soit de
poésie vraie qui ne cherche aujourd'hui
et ne veuille chercher jusqu'au dernier
souffle, à fonder un nouvel espoir." Ces
mots d'Yves Bonnefoy auraient pu me
servir de devise. Ils sont pareils à ces
tas de pierres sur lesquels veille le
dieu ailé: ils indiquent le chemin, ils
imposent de poursuivre, envers et contre
tout, un travail indéterminé, qui ignore
ses moyens et ses buts et qui invente
lui-même les obstacles auxquels il se
heurte.
"Dans les
brouillons du jour/ bat le coeur de la
route" . La poésie est une parole en
chemin. Elle s'aventure, interroge et
invente. "Le poème s'attarde,
s'aggrave", et "la poésie va plus avant"
. Elle multiplie les correspondances,
dessine ou rature les figures, et prend
grand soin de dénouer, comme Mercure,
les liens anciens qui rattachent l'âme
au corps. Pourtant, elle ne saurait être
dupe de ses apparents pouvoirs. Elle
sait sa vanité autant que sa nécessité.
Ni jeu acrobatique, ni vérité
souveraine, elle occupe l'entre-deux,
comme ces créatures mêmes qui
l'écrivent.
Une telle image
mitoyenne du poète peut-elle rendre
compte de ce que partagent les poètes du
Mercure? Sans doute, mais elle vaut
aussi bien pour d'autres. Ceux qui ne
forment ni groupe ni chapelle n'ont en
commun que quelques convictions : écrire
est à la fois une expérience et un
travail, la poésie est une aventure
spécifique de la connaissance qui ne se
prévaut d'aucun savoir et qui se nourrit
aussi bien du soupçon que de la
confiance dans le langage...
Réunis sous une
même enseigne par les choix ou les
concours de circonstances de l'édition,
les poètes de la rue de Condé composent
une famille aléatoire et peu nombreuse,
dont les petites ailes de Mercure
constituent en définitive le point de
ralliement minimal. Celui-ci pourrait
figurer les vertus transitives de cet
exercice intransitif du langage qu'est
l'écriture. Intéressée à la découverte
du langage en soi, tournée vers
l'élucidation de sa propre énigme,
juqu'à devenir, chez Anne-Marie Albiach,
une espèce de biographie intellectuelle
de l'impossible auteur, ou un
inépuisable roman de "l'imprécisable" ,
la poésie est aussi bien cet accueil,
dans la langue, des objets terrestres
les plus ordinaires, la cendre des
mondes imaginaires, le fantôme des
désirs ou l'ombre des mélancolies. Comme
Hermès ou Mercure, la poésie s'occupe de
tout, a pignon sur tout: les vérités,
les songes, les querelles, les amours,
aucun aspect de la vie humaine ne lui
est indifférent. Dans sa diversité, et
jusque dans ses paradoxes, le catalogue
des livres de poésie publiés par le
Mercure de France démontre combien
celle-ci est diverse, travaillée en son
coeur par des postulations contraires.
L'affection de Simone Gallimard veille
aujourd'hui sur ces identités mêlées de
ceux qu'elle appelle volontiers "mes
poètes".
"Cette besogne
d'écriture où je m'efforce, est-ce la
chair qui saigne, d'un monde
inavouable?" demande René Giroux. Cette
question, tout poète la pose à la poésie
même. Que pourrait-il faire de mieux que
prendre soin de nos questions demeurées
sans réponse? Prendre soin n'est pas
répondre, mais veiller auprès des
énigmes et les entretenir. Notre temps
n'est pas aux chants, mais aux paroles
cherchant leur voix. Mercure ne sert
plus l'ambroisie à la table des
immortels. Un vers n'est aujourd'hui
sans doute qu'une phrase inquiète de son
sens. Des mots, mais pour se délivrer
des mots. Pour sortir de soi, y rentrer
par une autre porte. Un peu d'ombre pour
y voir plus clair.
© J.M.Maulpoix
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