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Il se verrait plutôt, ce poète, dans une cave que sur les tours; sans ornements royaux, mais vêtu comme nimporte quel autre homme soucieux; chaque année plus oublié, plus enseveli par lobscurité grandissante; ne parvenant quà grand peine à préserver la flamme dune bougie de quelque tempête soufflant jusque dans son souterrain avec rage et sans relâche. Certes, ce nest plus le Soleil quil fut peut-être au commencement; ni un Fils du Soleil; ni même un Porte-flambeau ou un Phare; tout juste une espèce de vieux Chinois anonyme, peignant dans une cave à la lumière dune bougie, appliqué à figurer sur sa page peut-être une montagne, une cascade, ou un visage de femme; et il rêve cette montagne, ces eaux, ces yeux si merveilleusement, si parfaitement peints, avec une si fine, si pure et si modeste perfection que, sil tendait cette page à un voisin en difficulté, sur le point de mourir et se débattant, cet homme, examinant la page terminée, sourirait dun air dintelligence et, la page dans la main comme un débris dun nouveau Livre des Morts, passerait sans peur ni regrets le seuil du très sombre espace qui lattend pour lengloutir ou le changer.
Philippe Jaccottet, Une transaction secrète (Ed. Gallimard)
Lencrier, cristal comme une conscience, avec sa goutte, au fond, de ténèbre relative à ce que quelque chose soit : puis, écarte la lampe
Stéphane Mallarmé
Il va, il court, il cherche. Que cherche-t-il ?
Charles Baudelaire
Je messaie à faire une ligne droite avec une ou plusieurs lignes brisées
Jules Supervielle
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Le poète perplexe
Essai critique de Jean-Michel Maulpoix
Poète : encore un mot douteux. Objet dune vague entente et dun puissant soupçon. Un mot usé jusquà la corde, « de plus en plus difficile à prononcer » , porteur de mythologies désuètes. Un mot renvoyé volontiers au temps des lyres et des muses, des troubadours et de la finamor, des caboulots et des redingotes
Un vieux mot qui donne à rêver cet âge innocent « où le poète, allongé dans lherbe verte, la tête contre un arbre, entonnait ses loisirs sur un fifre de quatre sous » . Un temps où il semblait parfois suffire de se frapper un peu le cur pour faire chanter la langue. Un temps de poésie plénière, inspirée, messianique et prophétisante, enrichie de figures choisies, de bons sentiments et de belles images
Confusément, poète porte cet encombrant héritage
Pourtant, depuis le milieu du XIXe siècle qui fut lheure dun couchant splendide les poètes ont eux-mêmes engagé la plus sévère des autocritiques. Ils ont appris à en rabattre, en détruisant charmes et vieilleries. Linspiré de naguère est devenu un critique, à laffût des leurres, moins pressé de senfuir vers des ailleurs plus beaux que désireux de prendre une mesure plus exacte de ce que peut la langue. Voici déjà longtemps que le poète a perdu son aura et son autorité
À quel prix et pourquoi préserver le chant, lorsque la voix humaine rend un son de « cloche fêlée » (Baudelaire), semble tout près de se taire (Verlaine), fait entendre son dernier « couac » (Rimbaud), ou sétrangle dun spasme (Mallarmé) ? Comment se rapporter encore à lIdéal, quand celui-ci nest plus lhorizon vers lequel on court, mais un « instinct de ciel » désaffecté, lorsque sestompent les arrière-mondes, cédant la place au creusement de « lespace du dedans » (Michaux) ? Mais de quoi parlons-nous, lorsque nous écrivons ? Écrire, que veut ce geste ? Ce sont là quelques-unes des questions qui mettent, de lintérieur, la poésie moderne en examen.
Depuis le milieu du XIXe siècle, la poésie française est ainsi entrée en involution : elle remonte vers sa source et vérifie le « vide porteur » dont elle procède. Elle sait à présent quil lui appartient en propre de sétablir (ou se suspendre) sur une absence de fondement.
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Le reflux dune mythologie est la chance de sa critique. Exténué et révolté, le poète tardif se montre « tel quen lui-même enfin ». Ni enchanteur, ni pourrissant, mais portant leffort du langage à son plus haut degré dintensité.
Lobjet de ce volume est donc de rassembler quelques traits dun portrait. Étudier le poète tel que lui-même il se figure. En rôdeur, en flâneur, en danseur de cordes (funambule, pendu, sonneur de cloches), en arpenteur, en « passant robuste », ou en araignée tissant patiemment sa toile dans les angles morts du temps
Observer ses rythmes, ses mouvements de plume et ses tours de langue. Examiner le corps obscur de son imaginaire et de son écriture.
Est-il besoin de préciser que le poète nest pas seulement celui qui écrit des poèmes ? Cest une figure, aux traits plus ou moins stables et convergents, dont le statut varie. Il est ce nom qui signe luvre, et que luvre construit, plutôt que lhomme qui tout simplement la fabrique. Interroger sa fonction implique dobserver ses fictions. Cest là aussi bien une manière de poser autrement la question : « Quest-ce que la poésie ? ». Cest sinquiéter dun vouloir et dun pouvoir : une définition du poème est en jeu dans la représentation de celui qui lécrit.
Ces portraits du poète moderne sont donc portraits de la poésie, à lâge de sa perplexité. Tardive et réflexive. Lorsque le qui suis-je du poète interroge le pourquoi du poème. Lorsquil sagit moins de célébrer que de garder le contact avec la question que tout recouvre et tout oublie. Perplexe, tel est celui que ni le sentiment ni linspiration ne suffisent à conduire, celui qui ne laisse plus la plume suivre à son gré des rampes fiévreuses, celui qui ne verse pas « de furie tout ce qui lui vient en la bouche » (Montaigne) , celui qui se penche sur la langue avec un « soin particulier » (Quignard), qui suggère bien plus quil nexprime, voire qui obscurcit et laisse deviner, « réserve » la traduction, va toujours cherchant, ne prétend pas savoir, sinquiète, sobstine, observe ses semblables, ne détourne les yeux de rien, attend, patiente, ouvre et referme nombre de livres, boite entre la chambre et la rue, insiste et ne se résigne pas
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Si lon en croit Joe Bousquet, « écrire un livre, cest faire assister le lecteur à toutes les vicissitudes dune situation que lon tire au clair. ». Perplexe, tel est aussi ce détective, que lon nomme parfois « privé » , qui tente de reconstituer une identité ou une mémoire perdue, en réunissant de maigres indices. Si lombre dEdgar Poe plane avec tant dinsistance sur la poésie moderne, depuis que Baudelaire a traduit ses Histoires extraordinaires, cest la perplexité de lenquêteur quelle y a apportée avec elle, aussi bien quun « délire de lucidité ».
Un délire de culpabilité également, puisque le poète est toujours accusé des mêmes crimes contre lesprit, la morale et la langue : trop en faire, trop en dire, trop en rajouter, exagérer, perdre la mesure, parler de ce quil ne connaît pas, embellir, idéaliser et fausser la réalité des choses
Or voici que le criminel, le juge et le commissaire, à présent, ne font quun, ou que le poète se connaît à ce point coupable quil sinflige à lui-même la plus étroite des surveillances et la plus radicale des inculpations, nayant parfois pas de mots assez durs pour son propre travail et pour « linéluctable poussée lyrique » (Mallarmé) dont il procède. Tout son effort se retourne alors contre « le poétique ». Et lon sait que certains ne saccrochent aujourdhui à cette identité quà proportion des outrages quil font subir à la poésie.
Il arrive parfois quon lise, sous la plume de poètes contemporains, des diatribes aussi virulentes que celles naguère lancées contre « lesprit poétique » (expression douteuse, il est vrai
) par les pères de lEcole naturaliste, tel Edmond Duranty :
Les lapins, race rongeuse, se multiplient avec une rapidité incroyable ; les poètes se multiplient encore plus vite, et pourtant ce sont des ennemis publics, une autre race de rongeurs très envahissante qui attaque sans cesse le sentiment du juste et du vrai, pour mettre à sa place lamour de lampoulé, du maniéré et du niais.
Que les poètes eux-mêmes dans une logique, il est vrai, à présent tout autre, qui nentend pas défendre « le sentiment du juste et du vrai », mais traverser lignorance et accuser linnommable et limpensable du réel poussent à leur tour lautocritique de la poésie à son paroxysme, ce fait mérite quon sy attarde
Perplexe, tel est donc aussi lauteur de ces pages qui voudrait bien savoir à quoi sen tenir, moins théoricien que lecteur, cherchant dans les livres des autres la raison dêtre de son encre; moins poète que critique , poursuivant le pourquoi et le comment du travail décrire en ricochant dune question lautre, inquiet de motifs, de rapports et de liens.
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Perplexus, en latin, signifie « enlacé, enchevêtré, confondu », puis, au figuré, « embrouillé, embarrassé, obscur ». Il mimporte que ce qualificatif résiste à la « manie totalitaire dalignement » et quil maintienne la poésie dans lenchevêtrement de ses propres contradictions, parmi les bosses, les pointes et les tourbillons, au lieu de lui ouvrir quelque issue artificielle qui prétendrait laffranchir de la complexité
Perplexe, le poète moderne ne lest pas seulement pour être devenu critique, mais parce quil travaille la langue empêtré dans sa toile, aussi désireux den découvrir la trame que den surveiller les nuds et de nen pas perdre le fil.
© Editions José Corti.
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