James
Sacré
Une
boulange de lyrisme critique
« Lyrisme critique
» dans le début de la question, « poésie et
pensée » plus loin, puis célébration « se
renversant en puissance d'examen ». Comme si la
première formulation, en ses deux mots
fortement liés, « lyrisme critique », se défaisait
malgré tout en éléments quand même
antagonistes. « Lyrisme critique » : formule
d'un désir... mais peut-être d'un impossible désir
? Et comme si le « chant » néanmoins ( le
lyrisme, donc) pouvait se faire entendre encore
en ses « retournements » d'examen et de pensée
critique... Est-ce que j'ai bien entendu la
question ?
***
Sans doute que je
ne suis pas bien préparé à penser cette
question. Mais enfin je prétends écrire (poème
ou pas, lyrisme ou pas). Écrire, vainement ou
avec quelque succès (ce qui prouverait quoi ?
), mais écrire. Comment donc est-ce que je
m'arrange (mais je ne peux prétendre engager
les autres avec mes raisonnements) de ce qu'est
mon peu de pensée critique en mon écriture ?
***
Si le lyrisme est
une célébration, une adhésion au monde, à
des sentiments, à la matérialité d'un
langage, on imagine en effet mal, a priori,
qu'il puisse introduire en son élan un
mouvement qui serait comme un doute ; à moins
que cette interrogation sur soi lui permette de
se mieux comprendre, puis d'affirmer plus
fortement encore, après, l'élan de célébration.
Mais cette opposition entre critique et célébration
lyrique n'est-elle pas une fausse vue de
l'esprit ? Car le désir de critique n'est-il
pas encore une manifestation de lyrisme, même
lorsqu'il éloigne dans la plus grande distance
(et c'est toujours dans une sorte de passion de
dire et de prouver), non plus seulement l'objet
de célébration, mais la possibilité même de
cette célébration ?
Je le crois,
l'irruption de la critique dans une écriture
lyrique n'empêche en rien le lyrisme, et le
nourrit plutôt, tout comme une pensée de la négativité
peut sauvegarder en un horizon toujours repoussé
plus loin la vague idée d'un dieu.
Une critique
lyrique donc. Au meilleur sens du terme lyrique
souvent (passion, concepts qui sont aussi la
sensibilité, inquiétude et désir) ; mais une
critique qui peut rejoindre aussi, parfois, les
lyrismes les plus éculés, s'installant dans
une sorte de sentiment intellectuel confortable
que d'aucuns s'empressent de proclamer moderne,
en une, somme toute, pas si surprenante auto-célébration.
***
Mais aussi, comment
parler de lyrisme critique si je ne sais pas ce
que j'entends par le mot « lyrisme » ?
Le lyrisme :
affaire d'intériorité (convaincue, inquiète
ou joueuse) qui s'emmêle infiniment au monde,
au langage, à de grandes questions sans fond ou
à des futilités ; affaires de formes dont on
ne sait plus s'il faut les abandonner (pour quoi
d'autre qui serait enfin &emdash; fût-ce
momentanément &emdash; la vraie forme ? )ou
les pétrir encore (pour un pain de poésie qui
pourrait quoi sauver ?)
Et cela se ferait
par un « chant » ... mais ce chant n'est que
le bruit du poème : tout un ensemble hétéroclite
d'éléments (bien mal saisissables, malgré le
bel acharnement des critiques à vouloir les définir
et les comprendre en des agencements toujours à
la fin vainement construits ). Un bruit,
semble-t-il, où l'ordre et le désordre se
relancent l'un l'autre en des réseaux de
rythmes, à tous les niveaux du langage ; dans
de multiples rapports avec le monde et soi-même,
où brillent et s'effacent, tour à tour, des
effets de sens, des illusions de plaisir et des
inconforts, en une surprenante figure de vie et
de mots semblable à cette autre banale figure
que nous sommes, pétrie de mort et de vie.
Voilà, je crois,
ce qu'est le lyrisme pour moi ... ne pourrait-on
pas se contenter de parler d'un plaisir ou d'un
tourment d'écrire ? D'écrire ça qu'on appelle
des poèmes. Des poèmes qui forcément se
donnent à lire en de multiples apparitions de
formalismes divers. Ces formalismes (les pires
et les meilleurs, et qui sont toujours expérience
et vécu) étant la matière où l'écriture s'égare
(croyant parfois se trouver) entre insignifiance
(délires par exemple du lyrisme) dont on ne
saura rien dire, et nouvel idéalisme (conséquence
d'un mouvement critique) aussitôt qu'un précédent
se trouve dénoncé.
***
Et puis on pouvait
se demander s'il est possible d'introduire dans
un poème lyrique une dimension critique sans
faire usage de pensée conceptuelle ? Il me
semble bien que oui, et par ailleurs je ne vois
pas pourquoi la pensée conceptuelle ne serait
pas susceptible d'être matériau de poésie.
Il me semble bien
que oui parce que la critique peut en effet se
dire aussi par gestes, par le faire. Quand mon père
trouvait que je savais pas bien me débrouiller
pour me servir d'une fourche pour nettoyer les
vaches par exemple, je n'avais droit à aucune
explication : il me la prenait des mains et me
la montrait. Autant j'avais laissé paraître ma
maladresse et ma naïveté laborieuse dans ma façon
de travailler, autant dans la sienne il me
proposait une modification possible de mes
gestes pour que le travail soit , pas tellement
finalement mieux fait, mais fait autrement, plus
vite peut-être, selon un autre rythme, ou dans
un enchaînement plus souple et solide des
gestes. N'était-ce pas déjà, là au cul des
vaches, une bonne leçon de poétique ?
Profitant de sa démonstration, j'ai fini par
avoir mes propres façons de faire (qui, en
somme, critiquaient à leur tour la sienne).
Un poème n'est-il
pas toujours une façon de dire ? Singulière,
ou communautaire parfois. N'est-il pas toujours
une façon de dire autrement ? Légèrement ou
radicalement autrement (bien qu'on puisse aussi
imaginer des poèmes qui se voueraient au
vertige d'une parfaite imitation de ce qui a été
auparavant lu). Et dans cette façon de dire il
y a non seulement des gestes critiques de ce qui
a précédé, mais aussi, dans les manières de
se chercher, ou de s'interroger, une critique de
ce qu'on est en train d'écrire : une incessante
proposition (à l'insu parfois &emdash; et
toujours aussi semble-t-il &emdash; de celui
qui écrit) de nouvelles formes-vie de l'écriture.
Il n'est
probablement pas possible « d'écrire » sans
montrer dans le même temps la possibilité d'un
art poétique (et l'on peut s'aventurer à dire
à ce sujet que les poèmes des Regrets de Du
Bellay se sont révélés plus riches
d'enseignement, d'incitations à écrire, et
encore aujourd'hui, que sa Défense et
Illustration de la langue française. Et s'il
fallait donner un exemple fort d'œuvre lyrique
qui porte en elle une comme infinie force
critique, il suffirait de penser à celle de
Rimbaud (dans ses façons de dire justement, et
celles de dire, en particulier, des éléments
de pensée conceptuelle qui sont aussi, à cause
de la forme, avec elle, encore un matériau
lyriquement travaillé, une boulange de lyrisme
critique, dans ses poèmes).
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