Pour qui le
considère de près, l'itinéraire de
Léon Zack est fait d'alternances et de
chevauchements, car il consiste en une recherche qui,
à travers diverses méthodes, vise la
coïncidence la plus complète possible entre
le fait pictural et l'aspiration spirituelle. C'est
ainsi, en fin de compte, une évolution sans
révolutions ni reniements qui conduit Léon
Zack du néo-humanisme au géométrisme
puis au tachisme, sans qu'aucun de ces termes puisse
jamais vraiment définir la démarche qui est
la sienne. L'objet de cette peinture reste le même: l'accession à la lumière. Et c'est
par fidélité à ce projet qu'elle n'a
cessé de déborder ses propres formes. Sans
doute n'est-il pas d'expérience créatrice
qui ne consiste en une succession d'affranchissements,
commandés aussi bien par l'addition des oeuvres
que par le souci de rejoindre l'espèce de point
aveugle que fixa la peinture dès son commencement.
Plutôt qu'à une évolution, la
rétrospective des peintures de Zack doit donc nous
rendre attentif à une unité. Les oeuvres
sont d'une égale présence. C'est en chacune
la totalité d'une aventure qui peut être
retrouvée.
Ainsi, dans Le
Roi David (1935), qui est le tableau le plus
important de sa période "néo-humaniste",
Léon Zack fait-il sourdre du silence d'un visage
la murmurante conversation de l'obscurité et de la
lumière qui ne cessera par la suite de se
poursuivre dans son oeuvre indépendamment de toute
figuration. Il modèle alors des traits graves et
purs dont l'humanité même est le sujet.
L'une des plus nobles figures chrétiennes, en qui
les artistes de la Renaissance ont vu l'image de l'homme
nouveau, vient prêter ses traits au primordial
souci de la peinture : donner une apparence à
l'intériorité, faire remonter une âme
jusqu'à la surface d'un tableau qui,
lui-même, n'est jamais que visage tourné
vers autrui. Ainsi le portrait du Roi David dessine-t-il
à l'orée de l'oeuvre de Zack le visage
même de la peinture tel qu'il ne s'en
détournera jamais.
De même,
d'autres toiles de cette époque, souvent
inspirées par la lecture de l'Ancien Testament,
présentent des groupes obscurs d'hommes et de
femmes qui semblent attendre la lumière dans
quelque cachot ou recoin. Parlent-ils de la subsistance
du jour ou de sa venue? L'on ne saurait dire ce qui les
préoccupe, mais le cerne épais de leur
forme nous convainc qu'il est ici question d'un
mystère. De sorte que c'est alors, aussi bien que
ces créatures aux frustres contours, la peinture
elle-même qui paraît attendre d'inventer une
parfaite clarté. Le temps figuratif des ombres
précède nécessairement l'accession
lyrique à la lumière. Il faut en passer
tout d'abord par l'étrangeté des
silhouettes ou des visages, ou par l'ébauche d'une
scène rêvant l'invisible dans l'apparence,
pour gagner plus tard de plus hautes clairières.
Il faut commencer par prendre corps dans
l'obscurité du sensible pour doter ensuite d'une
visibilité pure cette sorte de blancheur qu'est
l'âme.
Un décisif
dégagement s'opère, semble-t-il, avec
Vierge et enfant, en 1946. A nouveau, une figure
biblique fait office de passeur ou de
révélateur. Un pas esthétique est
franchi, en même temps que se resserrent les liens
entre la peinture et la spiritualité. En ce
tableau très lumineux, la figuration se trouve
déjà réduite à sa plus simple
expression pour présenter le couple le plus
sublime de l'art chrétien. En même temps,
comme pour compenser cette perte de la
représentation, le peintre accroît la
substance proprement matérielle de son art.
Quelques empâtements annoncent les recherches
à venir pour accrocher la lumière aux
pigments et constituer sur l'espace uni du tableau des
agrégats de lumière semblables à des
bijoux sacrés. De même, il semble que l'on
puisse découvrir dans le vaste nimbe rayonnant de
la Vierge et de l'Enfant le modèle des taches
à venir : elles auront valeur d'aura.
Dans ce
tableau-charnière s'affirme donc d'un coup tout ce
que Léon Zack demande à la peinture: la
capacité d'organiser sa relation à
l'invisible, par le double souci de la composition et de
la liberté, la rigueur, la simplification, la
sensualité, l'accession à la lumière
et le sentiment du sacré.
Ayant
abandonné la figuration, il ne reste plus
désormais au peintre qu'à délaisser
les structures géométriques dans lesquelles
il a trouvé momentanément un moyen
d'accueillir et de tempérer son souci du
spirituel, pour s'avancer davantage, en empruntant la
voie des taches, vers la nudité même de la
peinture.
Qu'est-ce qu'une
tache ? Une forme d'existence très rudimentaire.
Un minimum de contenu et de contour, qui vaut moins par
la présence qu'il impose que par l'absence dont il
paraît être l'ombre portée. Toute
tache semble se souvenir de la créature
singulière qu'elle fut, qu'elle aurait pu
être, qu'elle appelle de ses voeux. Une tache est
une présence possible, réduite à
très peu, et que l'on dirait inquiète de sa
propre capacité d'exister. Telles étaient
déjà les créatures humaines
agglutinées dans les recoins obscurs des
premières toiles : des présences
préoccupées de l'absence et qui semblaient
en converser. Une tache est donc un être dont le
souci prévaut sur l'apparence. Elle constitue une
forme primitive et simplifiée du visible,
disposée sur une toile de manière à
nous inquiéter de l'invisible. Entre le possible
et l'impossible, il semble qu'elle n'ait pu faire son
choix. Elle témoigne aussi bien de ce qui n'est
plus que de ce qui pourrait advenir. Elle est
mémoire, elle est désir. Elle attend de
découvrir sa propre nécessité. Elle
répète son inaptitude à n'être
qu'une pauvre apparence. Esseulée, elle ne serait
qu'abandon, promptement avalée par l'espace du
tableau. C'est pourquoi le travail du peintre ne consiste
pas à projeter sur une toile blanche des
éclaboussures de couleurs, mais à composer
un espace où cette sorte d'existence très
rudimentaire trouvera moyen de se loger, de se tenir.
Lorsque le corps s'y efface, il importe que la peinture
renforce son aptitude interne à la composition,
pour que l'être frêle qu'elle accueille ait
quelque chance d'y subsiter. Ainsi les taches de
Léon Zack sont-elles plutôt des corps,
pourvus de leurs attaches, ou de curieuses cosmogonies,
liées les unes aux autres par de minces
passerelles de matière. Il n'est ici
d'opacité qui ne se tourne vers la lumière,
ni d'immobilité qui ne rêve à quelque
mouvement. A la manière du nimbe de lumière
qui cerne la tête de la Vierge et de son Enfant, le
corps de la tache fait rayonner la promesse d'une
réconciliation.
Quand il
délaisse la figuration, Léon Zack reporte
donc tous ses soins vers la lumière. Son principal
souci est de l'apprivoiser. D'où ces toiles
tantôt très obscures, tantôt
très claires, souvent partagées en zones de
ténèbres et de lumière. Le peintre
se trouve ainsi également conduit à
dépouiller progressivement la peinture de ses
sujets parasites et des substances qui l'alourdissent.
Léon Zack s'est appliqué à
alléger la densité de ses toiles. Il a
beaucoup travaillé avec des chiffons. Il a
beaucoup lavé et essuyé ses tableaux. Il
est allé jusqu'à traiter l'huile à
la manière de l'aquarelle pour en accroître
la transparence.
La toile à
laquelle parvient alors Léon Zack est en fin de
compte aussi pure que le rectangle vide et blanc en face
duquel son aventure, un jour, a commencé.
Pourtant, l'un n'est qu'un objet, quand l'autre est une
oeuvre. L'un est d'un silence inhumain, l'autre chante le
passage ébloui du vivant, tel qu'il s'est
approché du silence pour lui imprimer sa vibration
propre, en même temps qu'il se dépouillait
en lui de tout prosaïsme. Seul le geste du peintre
est à même de transformer la blancheur en
clarté. Le travail du tableau conduit d'un espace
blanc, insensible et silencieux, à une espace
translucide où un mince rideau de couleur suffit
à faire paraître un monde.
L'oeuvre de
Léon Zack détient donc son pouvoir des
tensions qui l'habitent. Elle peint la vie qui est
mouvante, diverse et divisée, aussi bien que
l'improbable unité à laquelle le vivant
aspire. Elle témoigne d'un partage, elle vise une
harmonie, elle isole des îlots de clarté.
Elle prête une apparence choisie à
l'infinité du possible en inventant des formes
assez ductiles et fluides pour n'en point offusquer
l'étendue. S'il n'est pas d'oeuvre pure, l'art
consiste précisément en cette
élaboration d'une forme où l'informe
viendra s'établir sans se corrompre. La forme
ainsi inventée ne se referme pas sur
elle-même: entrouverte, elle invite ceux qui la
regardent à reproduire en eux le mouvement qui l'a
fait naître, c'est-à-dire à entrer en
contact avec les possibles mêmes qui l'ont
suscitée. Elle rouvre sans cesse ce que la vie
s'empresse de clore, et si elle dispose d'un pareil
pouvoir, c'est qu'elle a su rapprocher l'infini du vivant
afin de lui prêter présence et
voix.
Dans l'oeuvre de
Léon Zack, telle que progressivement elle s'est
dépouillée de toute préoccupation
figurative, c'est ainsi à une genèse que
l'on assiste. L'obscurité et la lumière y
débattent, comme l'immobilité et le
mouvement, l'impassibilité et l'émotion. La
toile est ce lieu vivant et juste où
s'équilibrent les contraires, et, avec eux, le
poids de la vie même. Cette genèse, à
vrai dire, ne crée pas le monde, ne le
réinvente pas : elle répète et
unifie plutôt les liens originaires que nous
entretenons avec lui. Chaque tableau répète
le mouvement d'allègement et de sublimation qui
l'a conduit là. En quelque sorte, il tend les
mains vers sa propre lumière.
Cette peinture
évoque en fin de compte une manière
proprement terrestre de se déplacer vers les
cieux. Il n'est d'ailleurs pas rare que les taches y
prennent l'apparence de planètes, avec leurs
reliefs et leurs sillons. Comme s'il s'agissait ici de
s'installer dans l'infini et d'y aménager sa
demeure. Dans l'espace ouvert des tableaux de Zack
flottent des sortes de corps, de nuages ou de
traînées. On y voit s'entrouvrir ou se
refermer des clartés. On y assiste à des
éclairircies et des obscurcissements. On s'y
laisse emporter par de curieux tourbillons vers des
contrées plus hautes... Mais ces
phénomènes, toujours énigmatiques,
et qu'il faut se garder d'identifier ou
d'interpréter, valent comme autant de
péripéties d'une aventure spirituelle. Que
peut faire un homme pour exprimer le souci qu'il
éprouve de l'absolu? S'agenouiller dans une
église ou tracer des signes... Et que sont ces
signes qui ne ressemblent à rien, sinon la
substance même de cette demande, le dessin sensuel
de cette aspiration, la preuve la plus manifeste que
puisse offrir une créature de l'instinct de ciel
qu'elle porte en elle.
L'âme est
une tache de couleur, un îlot de lumière
flottant dans l'obscurité du dedans. L'âme
est chez Léon Zack le sujet de la toile, sans
poids et presque sans visage, mais bien réel
pourtant, ayant pris momentanément forme,
désormais offert à tous pour qu'ils s'en
nourrissent, s'en inquiètent, et reconnaissent en
eux cette même demande obstinée et
insatiable. Est-il, dès lors, rien de plus
troublant que d'observer combien ces nuées ou ces
vides viennent se disposer sur le tableau avec une si
parfaite cohérence qu'ils le construisent à
eux seuls? Précise est la peinture qui prête
une forme sûre à ce qui n'en a pas. La
demande ici formulée est en vérité
certitude, celle d'une foi sans doute, celle d'une oeuvre
et d'une existence aussi. De sorte qu'à la
question qu'il pose, le tableau donne lui-même sa
réponse: d'une inquiétude, il fait une
évidence, comme d'un vide il fait une substance.
Il questionne, mais il sait. Peut-être est-il seul
à savoir ce que l'homme ne peut qu'ignorer. Seul
en tout cas à pouvoir dire. L'infini, sur la toile
devient territoire. La disposition des taches, les
tonalités, le climat du tableau, invitent l'oeil
à se familiariser avec l'architecture de
l'invisible.
C'est la caverne
de l'intériorité que peint Léon Zack
comme un espace ouvert. Sous son pinceau, le dedans de
l'homme devient ciel. Un tableau est un corps dont
l'âme est la surface. Il porte toute sa profondeur
à même son visage. Par ailleurs, chaque
toile est chemin, chaque toile est accès. Elle
trace une route et invente une demeure. Elle installe
celui qui la regarde là même où elle
conduisit celui qui la peignit naguère : dans
l'invisible clarifié.