UNE
JALOUSE PRATIQUE...
par
Jean-Michel Maulpoix
Extrait
de "La poésie
malgré tout", Mercure de France
“Pour
moi, la Poésie me tient lieu de l’amour...”
Stéphane
Mallarmé
Lorsque
Stéphane Mallarmé se demande, en ouvrant sa
conférence de février 1890 sur Villiers de
l'Isle-Adam: "Sait-on ce que c'est qu'écrire?",
il pose à la littérature l'ultime question de
son origine. Il lui demande à partir de quoi
elle est ce qu'elle est. Il scrute sa
provenance, à savoir la nature même de ce
geste apparemment simple: écrire. Il ne demande
pas pour qui, comment, ni même pourquoi l'on écrit;
il veut savoir ce qu'est l'écriture, et si l'on
en peut dire quelque chose de sensé.
Il s'agit là d'une question moderne.
Mallarmé est sans doute le premier écrivain
français qui l'ait formulée aussi nettement.
Et cela, au moment même où justement rien ne
venait par avance y répondre: ni croyances, ni
valeurs, ni idéologies. Pour qu'une telle
question pût être posée, il fallait que l'époque
fût spirituellement vide, que la littérature
ne reçût plus de l'extérieur un sens, voire
qu'elle apparût comme un "jeu insensé",
une "pratique" intempestive et
marginale, contrainte de trouver en elle seule
sa raison d'être.
"Sait-on
ce que c'est qu'écrire? Une ancienne et très
vague mais jalouse pratique, dont gît le sens
au mystère du coeur. Qui l'accomplit, intégralement,
se retranche."
Mallarmé interroge, mais n'en reste
pas là: il répond aussitôt. La définition
qu'il propose est à la fois prudente et imprécise.
Elle prolonge la question et souligne son
incongruité. Elle entoure l'écriture d'un
faisceau de qualités, mais laisse subsister son
mystère. Mieux encore, elle le montre du doigt.
Comme s'il fallait renoncer à lever le
voile sur une "pratique" à tout
jamais énigmatique. Ce terme sévère de
"pratique" se démarque nettement des
discours romantiques sur l'inspiration et
l'expression personnelle. Il met l'accent sur
l'acte, sur l'étendue de la tâche à
accomplir, sa contrainte et son caractère
relativement indéterminé. Loin de sacraliser
l'écriture, il la fait apparaître comme une
activité méconnue, quoique proprement humaine.
Nul écrivain ne récuserait ce mot, même si
l'on peut lui en préférer d'autres, à
commencer par celui, plus familier, de
"travail". Car écrire, c'est d'abord
travailler: travailler la langue, et l'on songe
à Flaubert enfermé dans son "gueuloir",
ou travailler sur soi, et l'on se souvient de
Rimbaud qui, s'étant reconnu poète,
"cherche son âme",
"l'inspecte", "la tente",
"l'apprend", "travaille" à
se "rendre voyant" .
Cette tâche singulière ne produit
pas seulement des oeuvres: elle accroît la
conscience que prend de sa finitude et de sa précarité
celui qui s'y livre tout entier. Telle est l'école
de l'écriture que l'on y apprend peu à peu à tenir
sa langue, à écrire de sang-froid, à
faire preuve de patience et de métier, sans
perdre tout à fait le goût de l'impossible. On
commence par rêver de "changer la
vie", on finit par se satisfaire de changer
quelques mots de place. A ses débuts, spontanément,
celui qui prend la plume tend à se payer de
mots. Il rémunère le défaut, non de la
langue, mais de l'existence. Il sécrète de
l'illusion et il abuse de
la beauté... Il
accomplit des actes formidables, tend "des
cordes de clocher à clocher, des chaînes d'or
d'étoile à étoile", ou embrasse l'aube
d'été... Ensuite, de page en page, il considère
d'un oeil plus soupçonneux les "prestiges
de la langue", en vient à douter de
l'"alchimie du verbe", tend vers plus
de silence, se tait
comme l'ardennais, ou, s'il persévère,
remise son attirail de métaphores éclatantes,
n'en use plus qu'avec parcimonie, moins soucieux
désormais des effets produits que des vérités
arrachées, moins désireux de plaire que de
comprendre. Il sait que l'on ne séduit pas
l'infini ou l'absolu avec des mots: on leur
parle, on les pressent, on les interprète, on
essaie de leur prêter corps, on tente de faire
entrer dans le langage un peu de leur silence,
on dit surtout combien ils demeurent hors de
portée.
L'écrivain doit alors se contenter
de n'être plus qu'un travailleur parmi
d'autres. "Horrible" sans doute, mais
par obéissance au caractère aventureux de son
art. Ainsi le mot mallarméen de
"pratique" met-il l'accent sur le
travail, non seulement en ce qu'il aboutit à
l'oeuvre, mais plus encore en ce qu'il existe,
pourrait-on dire, plus vivement qu'elle pour l'écrivain.
Valéry parlera de "travail du
travail", plus important à ses yeux que le
produit auquel il aboutit.
L'oeuvre étant par nature idéale et
inachevable, il faudrait, pour qu'elle
s'accomplisse, que son créateur même y prenne
fin et qu'il soit ainsi mis un terme aux
possibles qu'il recèle. Un ensemble cohérent
de livres signés du même nom n'est en vérité
que le résidu de l'existence même d'un être
qui leur aura donné le meilleur de son temps et
de ses énergies.
Si le travail est senti comme
essentiel, c'est aussi qu'il constitue un décisif
recentrement. Ainsi, dans la Correspondance
de Rilke, revient obstinément ce thème
du labeur solitaire et patient, opposé à la
division et à l'éparpillement de l'existence
ordinaire. Sa vertu principale est
la continuité. Il
constitue le seul lieu fixe auquel puisse
s'arrimer cette créature vouée à une
continuelle transitivité qu'est le poète.
Celui-ci ne saurait atteindre le noyau de son
art qu'en définissant strictement son métier
et son devoir, en se fixant dans, sur, et par
son travail. Seule l'élaboration progressive du
centre et du sens de sa création lui permettra
de s'atteler à la tâche immense de tout dire. Il faut un impassible coeur à l'aventure indéfinie d'écrire,
à sa fuyante et trop sensible immensité.
Cette pratique est ancienne.
L'on pourrait dire "ancestrale" ou
"immémoriale", si ces mots n'étaient
pas si emphatiques. L'écriture s'enracine dans
la nuit des temps. Elle est un très vieux geste
humain, très simple et très sobre qui consiste
à tracer des signes sur quelque support
d'argile, de bois, de cire ou de papier. Mais ce
geste si élémentaire, presque dérisoire, a
accompagné l'advenir de l'homme sur cette
terre. C'est grâce au travail silencieux des
signes que l'être humain s'est reconnu et défini
comme tel, à la fois différent de toutes les
autres créatures de la terre et proche de ses
semblables. L'écriture est consubstantielle à
l'humanité dont elle est la vraie mémoire
puisqu'elle se souvient d'autant de chimères,
de fables et de mélancolies, que de hauts
faits, de malheurs ou de péripéties
insignifiantes. Elle renferme les archives de
l'histoire; elle dit la permanence et la raison
des choses. Elle produit un univers artificiel
dont la fonction est précisément de durer pour
"offrir aux mortels un séjour plus durable
et plus stable qu'eux-mêmes".
Aussi bien répète-t-elle le
commencement du monde: elle a la passion
de l'originaire, elle s'empresse de détruire
ce qui est, de construire ce qui pourrait être,
et de conter la fable de ces métamorphoses.
Quand elle parle de quelque chose, c'est afin de
le faire apparaître comme si cela n'avait
jamais existé avant elle. Elle est une perpétuelle
préhistoire; elle commence, elle commence
toujours.
Enfin, écrire semble souvent, pour
un écrivain, un projet aussi ancien qu'exister:
une manie et un destin. De sorte qu'il pourrait
dire que sa vie a l'âge de ses livres, qu'elle
a commencé avec eux, et que son état civil
n'est qu'illusoire. En quelque manière, l'écrivain
écrit pour continuer de se souvenir qu'il
existe. Pressé d'épuiser le possible, il
vieillit dans sa langue à toute vitesse en épuisant
un maximum d'identités, de visages, de figures.
L'écriture est un lieu d'usure, un magasin de
simulacres, une grande consommatrice de
finitude. Elle sait qu'elle échange la présence
immédiate des choses contre leurs icônes ou
leurs momies. Usant le désir jusqu'à la corde,
écrire n'est autre que vieillir et glisser
imperceptiblement "du temps que l'on passe
à vivre à celui que l'on passe à regarder la
vie s'écouler".
D'où la relation élective de
l'encre à
la mélancolie. Celle-ci
se rencontre aussi bien en aval qu'en amont de
la création. Elle
n'est pas seulement l'humeur singulière qui
préside à l'acte créateur, mais le
produit plus ou moins inévitable d'un tel
travail "au noir". Celui qui prend
momentanément langue avec l'infini, qui
accomplit des actes impossibles et fabrique de
la chimère, connaît plus tôt qu'un autre sa
finitude. L'infini l'initie au fini.
Vague, ou plutôt indéfinie, l'écriture est une pratique indéfinissable: ses règles,
comme ses formes, ne sont jamais fixées. Elle-même
les invente et les modifie à mesure. Chaque
livre nouveau voudrait recommencer toute
la littérature. Chaque
poème est pour lui-même toute
la poésie. Celui
qui écrit se consacre à la plus incertaine des
tâches. Il ne sait pas ce qu'il fait, ni
pourquoi. Il attend que la langue décide par
elle-même de son sort. Il ignore ce qui
adviendra. Il s'en remet aux mots et leur
abandonne le soin de l'identifier.
Cette expérience indéterminée se
traduit curieusement par la surdétermination
des signes. Si incertain que soit ce geste
ancien, il aboutit à des ouvrages aussi précis
que précieux, où rien ne paraît laissé au
hasard et où chaque mot pèse d'un poids
autrement lourd que dans l'usage.
Puisque l'écriture constitue une
aventure en soi, elle n'est jamais si juste ni
si vraie que lorsqu'elle ne se met au service de
rien. Elle devient alors une manière d'exister,
voire une sorte de seconde vie, sans doute plus
aventureuse que la vie réelle, plus large, plus
diverse, plus aléatoire, riche de davantage de
possibles. Le vague de cette pratique tient dès
lors à son étendue. Aucun aspect de la vie
humaine ne lui est indifférent. Il faut, avant
d'écrire, s'être rendu perméable à toutes
choses. Le poète ne saurait se détourner de
rien, de l'infini non plus que du fini. L'indifférence
est le contraire de ce jaloux travail d'amour.
De quoi, de qui, l'écriture est-elle
jalouse
? Sinon d'abord d'elle-même, de son identité,
de ses prérogatives, voire de son pouvoir. Elle
décide d'elle-même, veille sur elle-même, ne
dépend que d'elle-même. Ecrire n'est pas un
geste quelconque. Cette pratique a son ordre,
ses exigences, ses valeurs propres. Elle se fait
d'elle-même une certaine idée. Les journaux
des écrivains, leurs correspondances et leurs
poétiques en témoignent: c'est là une
pratique exclusive .
Cette jalousie tient donc à
l'exigence de l'oeuvre qui a "la passion de
la totalité" et qui s'empresse auprès des
mots qu'elle poursuit de ses assiduités. Ecrire
fait la cour à la langue, la presse de parler,
de tout dire, de se dire, de se donner toute.
Aux yeux de Mallarmé, l'écriture débouche sur
une véritable "théologie des
lettres" pour laquelle l'Oeuvre fait figure
de divinité qu'il s'agit d'adorer et de servir:
"Pour
moi, la Poésie me tient lieu de l'amour parce
qu'elle est éprise d'elle-même et que sa
volupté d'elle retombe délicieusement en mon
âme; mais j'avoue que la science que j'ai
acquise, ou retrouvée au fond de l'homme que je
fus, ne me suffirait pas, et que ce ne serait
pas sans un serrement de coeur réel que
j'entrerais dans la Disparition suprême, si je
n'avais pas fini mon Oeuvre, qui est l'Oeuvre,
le Grand'Oeuvre, comme disaient les alchimistes,
nos ancêtres."
Singulière citation, où l'on voit
le poète bénéficier de ce que l'on pourrait
appeler un amour de seconde main : celui que la
poésie se fait à elle-même. Elle jouit
d'elle-même, s'autoérotise et se contemple
comme Narcisse. L'écrivain ramasse les miettes
de cet amour. Il n'y a pas directement accès.
Ecrire n'est jamais que contempler l'amour
d'autrui.
De cette "jalouse
pratique", Mallarmé ajoute que le sens
"gît au mystère du coeur".
Curieuse formule qui enfouit tout au fond de
la créature humaine, comme dans un sépulcre,
la vérité de l'écriture. Cela ne veut pas
dire platement que l'on écrit pour exprimer des
sentiments, mais que le secret de l'écriture poétique
fait corps avec cette énigme qu'est à elle-même
la créature humaine. C'est à vrai dire le même
ultime mystère: qu'est-ce qu'écrire? qu'est-ce
qu'un homme? De sorte qu'interroger l'essence de
l'écriture, c'est questionner aussi bien
l'existence de l’humain. Pour Saint-John
Perse, la poésie est "la part irréductible
de l'homme". Elle n'est pas dans
le coeur de l'homme, elle est
le coeur de l'homme. Ecrire et exister sont
une même tâche obscure et une même évidence.
Ecrire creuse le mystère. Il n'y
s'agit jamais que de tenter de formuler cette énigme
qu'est l'existence humaine, par tous les moyens,
des plus sophistiqués au plus rudimentaires. Le
sens de la littérature est là. Il demeure là,
en dépit de toute l'histoire passée et des
pages accumulées.
Dire que le sens de l'écriture
"gît" au mystère du coeur, c'est
indiquer qu'il s'y tient immobile comme une dépouille.
Il est mis au secret, tenu secret, inerte,
inaccessible, et dérobé à la vue des hommes
dont il alimente pourtant invisiblement
l'existence. Ce sens insaisissable et peut-être
disparu est le noyau même de la vie humaine. De
sorte qu'écrire fait l'expérience de ce qui
est en nous le plus radical, le plus enfoui et
le plus essentiel. Cette tâche précautionneuse
et méconnue embaume le périssable afin de le
préserver: elle dépose avec soin du simulacre
sur de la finitude.
De la définition de l'écriture
comme pratique, Mallarmé en vient à son
accomplissement comme conduite. Parti de l'idée
d'un travail, il aboutit au mode d'existence
qu'il implique. L'écriture est inséparable
d'un destin singulier, fait de retranchement, de
solitude à l'écart, de "renoncement aux
suffrages du nombre", et d'isolement dans
la chambre. Mallarmé
écrit dans une lettre :
"Un
poète est un monsieur qui trace des signes sur
du papier dans son petit coin et qui ne
sollicite, en vérité, que l'approbation de
quelques personnes qui sont ses amis".
Avant lui, déjà, Du Bellay, dans sa
Défense
et illustration de la langue française :
"Qui
veut voler par les mains et bouches des hommes
doit longuement demeurer en sa chambre; et qui désire
vivre en la mémoire de la postérité doit,
comme mort en soi-même, suer et trembler
maintes fois, et autant que nos poètes
courtisans boivent, mangent et dorment à leur
aise, endurer de faim, de soif et de longues
vigiles."
L'écriture est cette forme
paradoxale d'absence qui seule autorise la présence
magnifiée du monde dans les signes. L'écrivain
s'installe dans une fragile coquille d'encre et
de papier, en disposant autour de soi, comme
dans un sarcophage, un léger viatique d'objets
familiers. Pour que survienne la langue, ses
harmonies et son curieux goût d'infini, il faut
que le monde se retire.
Mais se “re-trancher” c'est aussi
se mettre au monde une nouvelle fois, trancher
à nouveau le cordon d'habitudes ou d'héritages
qui nous y attachait. Selon le mot de Saint-John
Perse, poète est "celui-là qui rompt pour
nous l'accoutumance". Une telle rupture ne
va pas sans risques: celui qui écrit est un être
désorienté, car il brouille les repères et réinvente
sans cesse le commencement du monde et de sa
propre existence. Il feint d'être un enfant et
remet sa figure en jeu chaque fois qu'il prend
la plume. Il
est plus aléatoire que tout autre, il n'a pas
d'identité établie ni de statut social clair.
Il fait sans cesse en lui-même et dans le
langage l'expérience de l'altérité et de
la semblance. Il
laisse pousser sous le sien le visage d'un
autre, de beaucoup d'autres. Il devient une
sorte de lieu commun, de salle d'attente, de
gare ou d'aéroport, où quantité d'inconnus en
partance se bousculent. Il est chacun, il est
quiconque, il n'est personne, embarqué vers ses
possibles et ses confins. De loin en loin, il
lance son salut et prend congé. Ses mots le mènent,
il doit les suivre. D'un même geste, sur le
papier blanc, il épouse et il se sépare. Il
sait que cette vie ne dure guère, même quand
dans la langue elle s'attarde.
©
Jean-Michel Maulpoix & Mercure de France