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Article rédigé en 1982, à l'occasion de la parution du "Théâtre complet" de Giraudoux dans "La Pléiade"
La poésie, chez Giraudoux, sinvite au théâtre. Déjà présente dans les décors et les costumes, elle tient les cordes du spectacle, anime tout son langage et assure sa cohérence. L'auteur d'Intermezzo s'est installé à un carrefour -sa colline inspirée - à mi-chemin de l'Allemagne romantique, de la Grèce antique, et de Bellac la province française. De l'une il reçoit le mystère, de l'autre l'innocence, et de la troisième la sérénité. Sur ce socle, qui est sa véritable scène, le théâtre joue. Avant même de se nouer, les conflits ont déjà pris sens. L'attrait féérique du spectacle provient de cette sorte de transparence, de sécurité et d'inutilité qui se développe à loisir sur un lieu magique et mythique à la fois. L'irréalité règne sur la scène et dans la salle. Ces masques et bergamasques créent un enchantement. Ainsi Giraudoux revient-il aux sources: la poésie est le langage à l'état pur, la tragédie grecque est le lieu où s'affrontent les passions primitives, et la province offre une série de types que définissent leur fonction et leur métier. Tout est simplifié. Le dramaturge et le metteur en scène jouent de concert avec les rôles et les tirades comme avec les notes d'une partition. Dans cet ensemble, le conflit est d'abord une action. Il ouvre et referme la pièce. En mettant face à face l'homme et linhumain l'auteur crée une situation tragique qui échappera à la tragédie par la poésie. Loin daiguiser le drame, celle-ci en adoucit les contours: le conflit devient un jeu, un intermède, un ballet et un choeur de "petites filles". L'ordre du bonheur humain dialogue avec le destin et la cruauté originelle. D'où ce mélange de naïveté et de rhétorique que lon appelle préciosité et qui définit en propre la langue de Giraudoux. Doù surtout cet incessant dialogue de la tragédie et du lyrisme. Tandis que l'une met en place une crise qui bute sur une impasse, l'autre parvient peu à peu à mettre en forme cette exigence d'absolu, et devient un mode privilégié de connaissance. Dans sa raideur et dans sa spontanéité,
Electre représente un pôle tragique de l'oeuvre de Giraudoux, tandis
qu'Intermezzo en est le pôle lyrique. Dans le premier cas, la Grèce l'emporte, ainsi que l'amour et la cruauté. Dans le second, la rhétorique des fonctionnaires prend le visage de la tendresse pour venir à bout de la mort. Toujours, cependant, le lyrisme absorbe la tragédie. Selon que le conflit se noue ou se dénoue à tel ou tel instant, la pièce penche de l'un ou l'autre côté. Electre se ferme sur une aurore plus absolue que la seconde naissance d'Isabelle. Amphitryon 38 se tient à mi-chemin : le lyrisme y a si bien étouffé la tragédie que Jupiter n'est plus une ombre entre Alcmène et Amphitryon, mais le bras qui indique le sens de leur bonheur. Peu importe ces nuits d'adultère voulues par le destin, qu'ait eu lieu la guerre de Troie ou le meurtre d'Egisthe et de Clytemnestre. Cela appartient à l'histoire. Seul compte le nouvel ordre humain qui se met en place après la légende, repousse le spectre inventé du tragique, et se rapproche de la nature que l'on n'atteint qu'avec le secours du double exorcisme de la poésie et du théâtre. Chez Giraudoux, l'inhumaine catalyse l'humain. Dans l'ancienne tragédie, le héros sortait de la crise fortifié ou vaincu. Ici, il gagne une conscience et devient ce qu'il est. Intermezzo est une pièce initiatique,
Amphitryon 38 une épreuve, Electre une libération. A la tragédie se substitue le tragique : le moment théâtral et les formes du conflit l'emportent sur l'action proprement dite; la permanence humaine brave toute fatalité. Electre peut ainsi être ramenée aux proportions d'une "affaire de famille", ou être considérée comme une victoire du tragique sur la tragédie, puisque l'obstination de l'héroïne concentre toute la cruauté de la pièce. Il y a toujours chez Giraudoux un personnage qui se révèle, se "déclare". Il devient une sorte de Christ et porte sa "Passion" dans le cercle des hommes. L'inhumain lui colle au corps. Il est la face obscure de son être double, l'on pourrait dire "métaphorique". Derrière lui, une lumière pointe. Ainsi le veut cet ordre naturel proche de l'imagination et plus puissant que la fatalité. Ce qui précède et ce qui suit le conflit est plus important que le conflit lui-même : c'est le personnage identifié à son langage, c'est l'Homme de l'humaniste Jean Giraudoux. - copyright JM.Maulpoix, 1982 |
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