Bibliographie critique sur Jean Giraudoux


Textes, essais, entretiens

Essais généraux

 



    Conflit et bonheur chez Jean Giraudoux

    Notes sur l’écriture poétique de son théâtre

     

    par Jean-Michel Maulpoix

    Article rédigé en 1982, à l'occasion de la parution du "Théâtre complet" de Giraudoux dans "La Pléiade"

     


    La poésie, chez Giraudoux, s’invite au théâtre. Déjà présente dans les décors et les costumes, elle tient les cordes du spectacle, anime tout son langage et assure sa cohérence. L'auteur d'Intermezzo s'est installé à un carrefour -sa colline inspirée - à mi-chemin de l'Allemagne romantique, de la Grèce antique, et de Bellac la province française. De l'une il reçoit le mystère, de l'autre l'innocence, et de la troisième la sérénité. Sur ce socle, qui est sa véritable scène, le théâtre joue. Avant même de se nouer, les conflits ont déjà pris sens. L'attrait féérique du spectacle provient de cette sorte de transparence, de sécurité et d'inutilité qui se développe à loisir sur un lieu magique et mythique à la fois. L'irréalité règne sur la scène et dans la salle. Ces masques et bergamasques créent un enchantement. Ainsi Giraudoux revient-il aux sources: la poésie est le langage à l'état pur, la tragédie grecque est le lieu où s'affrontent les passions primitives, et la province offre une série de types que définissent leur fonction et leur métier. Tout est simplifié. Le dramaturge et le metteur en scène jouent de concert avec les rôles et les tirades comme avec les notes d'une partition. Dans cet ensemble, le conflit est d'abord une action. Il ouvre et referme la pièce. En mettant face à face l'homme et l’inhumain l'auteur crée une situation tragique qui échappera à la tragédie par la poésie. Loin d’aiguiser le drame, celle-ci en adoucit les contours: le conflit devient un jeu, un intermède, un ballet et un choeur de "petites filles".

    L'ordre du bonheur humain dialogue avec le destin et la cruauté originelle. D'où ce mélange de naïveté et de rhétorique que l’on appelle préciosité et qui définit en propre la langue de Giraudoux. D’où surtout cet incessant dialogue de la tragédie et du lyrisme. Tandis que l'une met en place une crise qui bute sur une impasse, l'autre parvient peu à peu à mettre en forme cette exigence d'absolu, et devient un mode privilégié de connaissance. Dans sa raideur et dans sa spontanéité, Electre représente un pôle tragique de l'oeuvre de Giraudoux, tandis qu'Intermezzo en est le pôle lyrique. Dans le premier cas, la Grèce l'emporte, ainsi que l'amour et la cruauté. Dans le second, la rhétorique des fonctionnaires prend le visage de la tendresse pour venir à bout de la mort. Toujours, cependant, le lyrisme absorbe la tragédie. Selon que le conflit se noue ou se dénoue à tel ou tel instant, la pièce penche de l'un ou l'autre côté. Electre se ferme sur une aurore plus absolue que la seconde naissance d'Isabelle. Amphitryon 38 se tient à mi-chemin : le lyrisme y a si bien étouffé la tragédie que Jupiter n'est plus une ombre entre Alcmène et Amphitryon, mais le bras qui indique le sens de leur bonheur. Peu importe ces nuits d'adultère voulues par le destin, qu'ait eu lieu la guerre de Troie ou le meurtre d'Egisthe et de Clytemnestre. Cela appartient à l'histoire. Seul compte le nouvel ordre humain qui se met en place après la légende, repousse le spectre inventé du tragique, et se rapproche de la nature que l'on n'atteint qu'avec le secours du double exorcisme de la poésie et du théâtre.

    Chez Giraudoux, l'inhumaine catalyse l'humain. Dans l'ancienne tragédie, le héros sortait de la crise fortifié ou vaincu. Ici, il gagne une conscience et devient ce qu'il est. Intermezzo est une pièce initiatique, Amphitryon 38 une épreuve, Electre une libération. A la tragédie se substitue le tragique : le moment théâtral et les formes du conflit l'emportent sur l'action proprement dite; la permanence humaine brave toute fatalité. Electre peut ainsi être ramenée aux proportions d'une "affaire de famille", ou être considérée comme une victoire du tragique sur la tragédie, puisque l'obstination de l'héroïne concentre toute la cruauté de la pièce. Il y a toujours chez Giraudoux un personnage qui se révèle, se "déclare". Il devient une sorte de Christ et porte sa "Passion" dans le cercle des hommes. L'inhumain lui colle au corps. Il est la face obscure de son être double, l'on pourrait dire "métaphorique". Derrière lui, une lumière pointe. Ainsi le veut cet ordre naturel proche de l'imagination et plus puissant que la fatalité. Ce qui précède et ce qui suit le conflit est plus important que le conflit lui-même : c'est le personnage identifié à son langage, c'est l'Homme de l'humaniste Jean Giraudoux.

    Bizarrement, cet Homme est une jeune fille: l'être innocent en mutation, pieds sur terre et l'oeil au ciel, "naturellement" attiré par la mort, ou par le rêve qui s'en approche, avide de vérité, capable ou coupable d'excès, c'est-à-dire tragique. Telle est Isabelle, telles sont Electre, Ondine, Juliette et les autres. Le tragique est en elles un désir. La tragédie serait leur passivité, leur soumission aux spectres qu'elles appellent ou aux inspecteurs qui leur barrent le chemin. Elles ne rompent ni avec l'au-delà, ni avec les hommes, elles trouvent leur voix. "Tout homme a besoin de trouver un jour son lyrisme" dit André Malraux dans L'Espoir. L'amour les met en présence d'une réalité cosmique que l'inhumain a matérialisée dans un premier temps, mais qui s'humanise à mesure qu'elles en déchiffrent le langage ou le silence. Quand le lyrisme a vaincu la tragédie, la jeune fille devient femme. Isabelle se change en Alcmène. Comme Judith, elle quitte sa race, sa religion, son sexe. Elle connaît maintenant la nature par le biais de la rhétorique adulte. Un ensemble de gestes habituels et de mots familiers auxquels elle s'abandonne. Quand l'inhumain surgit et menace le bonheur, Alcmène transforme le conflit en un "divertissement pour femme". C'est ce que fait Giraudoux avec les mythes, au profit de ces Muses qu'enferme le langage. La femme n'est plus tentée par le pur au-delà. Elle joue un rôle de médiatrice et défend l'ordre du monde contre les dieux. Elle n'est pas la figure d'une éducation ou d'une mutation, mais celle d'une morale et d'un accomplissement. L'humanisme de Giraudoux signifie "vivre entre hommes", écarter les fantômes, étouffer les conflits sous la poésie. Tel est le sens ultime du tragique : mener l'humanité à son ordre vital.

    Cet ordre se déploie sur un certain lieu, très proche en qualité de la scène théâtrale, et qui est la Province. Pour Giraudoux, le mythe antique est une figure de Bellac. Transparent, car tout y est déjà joué par la légende, et car les personnages y ont leur identité de toujours, il laisse le beau jeu à la mise en scène, à l'adaptation des comportements au destin. Giraudoux privilégie les réactions humaines au point que son théâtre peut apparaître comme l'expression du rapport idéal entre la salle et la scène. Le conflit cède alors le pas à ce qu’il appelle "le bonheur". Il est second, et vient après le style. Il n'est qu'un outil littéraire et émotif. Plus importante est cette communion de la psychologie collective dans une "noble émotion" morale et poétique. La scène a les vertus mythiques de la Province. Elle projette une foule essentiellement urbaine dans un conflit tel qu'une communauté se crée dans le public. A la réponse singulière des héros, se substitue la réponse collective de la salle devenue Province.

    Le véritable débat oppose donc la solitude à la communauté, ou, plus précisément, l'être pur, primitif, encore ignorant des vertus de la rhétorique, à l'être situé en lui-même et parmi les autres grâce à sa nouvelle perception des mots et des choses dont la mort lui a fourni les sens. Giraudoux pose sans cesse cette question: comment parvenir à l'humain ? L'inhumain est tout ce qui précède cette interrogation. C'est pourquoi il faut ranger au c8té des dieux
    l'inspecteur d'Intermezzo. Entièrement voué au culte de la raison et de l'évidence, il parle hors du langage. Ce Grand Inquisiteur ne s'interroge jamais... Giraudoux cherche une sagesse où les conflits deviendraient questions et la certitude féerie. Son agnosticisme parle du théâtre avec les mots de la religion. Sa morale est une mystique dont sont exclus les gouffres de la tragédie. La "grandeur" de la vie est "d'être brêve et pleine entre deux abîmes. Son miracle est d'être colorée, saine, ferme entre des infinis et des vides". Tous ces mots qualifient l'art dramatique de Giraudoux: le vrai conflit s'efface quand le rideau se lève et réapparaît quand il retombe. Il faut que la vie reste en scène...
    Giraudoux a fait du présupposé de l'artiste la matière de son oeuvre. Camus définissait l'art comme "une exigence d'absolu mise en forme"; c'est aussi l'itinéraire d'Isabelle et d'Electre. On comprend mieux l'importance qu'a la jeune fille dans l'oeuvre de Giraudoux si l'on trouve en celle-ci un substitut de l'écrivain, et dans ce dernier une autre "ménagère de la vérité".

    - copyright JM.Maulpoix, 1982