Gaston
Miron fut le poète d'un livre,
L'homme
rapaillé
, et d'une cause, le Québec. Sur la
solidité de ces deux assises, sa légende
s'est construite. Mais beaucoup de temps a passé
depuis un certain soir de mai 1981 où Bernard
Pivot accueillait sur le plateau d'Apostrophes ce
québécois au verbe énergique, enfin
édité en format de poche: il est temps de
le relire...
GASTON MIRON
L'HOMME
RAPAILLE
Préface d'Edouard
Glissant
Poésie/ Gallimard,
208p.
Le premier mai
1981, les téléspectateurs français
découvraient l'existence de la poésie
québécoise. Un fils de
menuisier-charpentier, né en 1928 dans les
Laurentides, (et qui fut tour à tour
apprenti-plombier, instituteur, commis de bureau, barman,
secrétaire au Palais de justice, animateur de
loisirs et de folkore...), creva soudain l'écran:
chaleureux, direct, convaincu, enthousiaste, mots simples
et voix solide, roulant dans son accent le bois qui
craque et les rudes conquêtes... Evidente
séduction des stéréotypes et
naissance immédiate de la figure: enfin un
poète vivant, et capable de se faire entendre du
plus grand nombre! Multipliant les tournées de
lectures et les conférences, Miron le «
Québécanthrope » allait user de son
charisme pour défendre la cause de sa langue et de
sa culture.
Fondateur à
Montréal des éditions de l'Hexagone,
militant de la gauche indépendantiste, Miron
venait rappeler que la langue française rayonne
sur un espace autrement plus vaste que le Quartier latin,
et qu'elle sait ailleurs se décomplexer pour
mêler sans lourdeur ni mièvrerie l'intime et
le politique à des paysages. En 1970, ce «
rapailleur » avait une première fois
rassemblé au Québec en une même
« oeuvre-matière » une centaine de
poèmes, des entretiens et des réflexions
autobiographiques, sociologiques et politiques:
succès populaire et critique immédiat,
L'Homme rapaillé a figuré dans son pays sur
la liste des best-sellers.
Etablie par
Marie-Andrée Beaudet, conforme aux voeux ultimes
de l'auteur, la nouvelle édition aujourd'hui
publiée (dont les textes d'intervention ont
été écartés) est plus
sélective, à coup sûr moins
directement politique et polémique. Elle
s'écarte par là de ce que Miron
lui-même appelait son « art
pré-poétique », tel qu'en premier lieu
il répondait au souci militant de se faire «
immédiatement comestible, immédiatement
périssable ». Mais elle ne perd rien de sa
force. C'est à la capacité d'admiration
comme à la colère du poème qu'il
incombe de relier ce que l'altérité a
dilué. La poésie est ici le moyen et le
lieu pour un homme longtemps divisé par le
bilinguisme de « rapailler » ses forces et
d'affirmer son identité. Elle est la voix de
retrouvailles avec soi-même, et le principe d'une
communication collective
régénérée. Dans un pays
où l'homme puissant et cultivé parle
anglais, la « pauvre poésie », «
bête féroce de l'espoir », est une
manière subversive de survivre.
D'abord
humilié, inconscient de soi, incapable de se
situer ni de penser clairement, le
Québécois lutte contre
l'irréalité qui le gangrène. Il
existe dans son cri:
« Et je
m'écris sous la loi d'émeute
je veux saigner
sur vous par toute l'affection
j'écris,
j'écris à faire un fou de
moi
à me
faire le fou du roi de chacun
volontaire aux
enchères de la dérision
mon rire en
volées de grelots par vos
têtes
en
chavirées de pluie dans vos jambes
»
La poésie
qui « élève une voix parmi les voix
contraires », va rapailler cet « homme agonique
». A l'étourdissante distance franglaise,
elle substitue son alliage propre : la langue
française, mais enrichie, rythmée,
criblée par un vocabulaire et par une syntaxe
typiquement québécois, revigorée par
les énergies du lyrisme:
«
Cré bataclan des misères
batèche
cré
maudit raque de destine batèche
raque des
amanchures des parlures et des sacrures
moi le
raqué de partout batèche
nous
les raqués de l'histoire batèche
»
Miron ainsi avance
en poésie « comme un cheval de trait »,
tantôt navré et tracassé,
tantôt marchant à l'amour d'un pas
tranquille, en murmurant ses harmonies. Chemin de
colère et de délivrance, son recueil
mène au jour un être qui fait
l'apprentissage de sa lucidité. Il témoigne
d'un combat, milite pour une langue et lui ouvre une
issue. Mais sa valeur outrepasse la cause et
l'idéologie pour lesquelles il s'engage: il est
moins véhicule d'idées qu'emportement et
distribution de signes, voix donnée au muet et
puissance de conjonction. C'est pour cela que près
de trente ans après sa première
édition, L'homme rapaillé conserve sa
force: exemplaire d'une réponse proprement
poétique « à la situation qui
dissocie, qui sépare le dehors et le dedans
», il oppose son amour au « non-amour sans
espace » et ses liens électifs à la
vie incertaine. Il ne retranche pas la poésie en
quelque tour d'ivoire où elle ne se
préoccuperait plus que de ses seuls reflets, il ne
la galvaude pas non plus en chants patriotiques : il
cherche, il creuse, il s'entête, il fait bouger la
langue, il s'insurge contre ce qui l'étouffe, il
défend et illustre sa puissance articulatoire, il
rétablit des reliefs, des écarts, des
accidents et des surprises là où le
nivellement menace. Il garde vivante la
pensée.