Article
paru dans le numéro de mars 2001 du "Magazine
littéraire".
A
quelles conditions le lyrisme est-il possible ? On le dit
aujourd'hui " de retour ". Dans la prose, comme
dans les vers, il revient, il insiste. Turbulent,
aggravé par l'époque,
désireux d'en découdre. Pourtant plus
larvaire que sublime. Se déguisant volontiers en
ses contraires : le vulgaire et le prosaïque. Mordu
par l'ironie, mécréant, équivoque,
prompt à se fourvoyer.
Le
lyrisme se prête à toutes les
mésententes. Toutes les malversations
pourrait-on dire. Puisque à travers lui
s'amplifient le dérangement de la poésie et
la culpabilité du poète. Ce pourquoi le
philosophe fut tenté de le chasser de la
cité : culte des images, soif inextinguible "
d'autre chose ", emportement, fièvre de tout dire.
Dans ses excès et ses leurres, le lyrisme est le
nom d'une maladie de la parole. Le nom de ce sur quoi la
poésie se fonde, et de ce à quoi il lui
faut résister. De ce pour quoi elle cherche une
issue. De ce qui sans elle resterait lettre
morte.
"
Caractère du style élevé, des
inspirations solennelles "
énonce
Littré à son propos. Mais qui oserait
à présent entonner des
poèmes-cantiques ? On le sait au moins depuis
Mallarmé
: " Le Ciel est mort "; ce qui n'empêcha
pas l'auteur d'Hérodiade de l'entendre revenir
dans " les cloches bleues ". Voilà près de
cent cinquante ans que " le tunnel de l'époque " a
contraint les poètes à déchanter et
en rabattre : dans leur superbe, leurs prétentions
ou leurs illusions. Rabattu, l'envol. Ravalé, le
cur. Et " rendu au sol " le poète, plus que
jamais boiteux dans l'ici-bas. Qu'on se le dise : il
n'est plus temps d'instruire le procès du lyrisme.
La sentence est tombée de longue date : travaux
forcés à perpétuité. C'est
plutôt l'heure de ressaisir son pourquoi.
Scruter, déplier, expliquer. Si le lyrisme est
encore possible aujourd'hui, c'est avant tout comme
une question qui ne passe pas. Une question que la
littérature se pose à elle-même
dans la poésie. Une question aussi bien que
la poésie pose à la société,
à cette vie-ci, la nôtre.
Longtemps
le lyrisme eut quelque chose à voir avec
l'espérance. Il lui appartint d'en fabriquer. D'en
" reprendre " jusqu'à l'ivresse. De s'intoxiquer
de futurs et de " là-bas ". Le lyrisme fut le
chant des lendemains qui chantent et des ailleurs plus
beaux. Luxe et volupté de la langue " où
les oiseaux sont ivres ".
Sans
doute seront-ils toujours nombreux ceux qui lyriquement
aiment à se payer de mots. On est tous
passés par là. On y repasse encore.
Inexorablement. Puisque lyrisme est le nom de cette "
maladie sidérale " qui conduit chacun à
préférer ce qui n'est pas à ce qui
est. " Les corps carburent à l'idéal
" (Pommier). Le poème volontiers prend ses
vessies pour des lanternes. Au fond de l'encrier, il
rallume comme il peut ses lumières.
Comment
ne pas être dupe ? La question est
d'importance. Surtout pour qui considère que la
poésie n'est pas réductible à la
pulsion et au symptôme, ou que sa mécanique
formelle n'est pas tout. Ce travail au noir qui tire la
langue au clair a quelque chose à nous apprendre
sur ces phrases que nous sommes. Sur le désir qui
nous anime, la contrariété qui nous
disjoint et l'articulation qui nous occupe.
Singulièrement et collectivement. Sur notre
façon de tenir debout et de tenir ensemble. Sur
les grincements de la charnière où
s'ajointent âme et corps, le proche et le lointain,
l'un et le multiple
Lyre
fut naguère le nom de l'instrument qui accordait
les contraires et pacifiait les monstres infernaux. Cette
magie-là n'existe plus. Le stylo troue la page
à mesure qu'il la couvre : il en certifie la
blancheur. Il accuse les limites de notre condition et de
notre savoir. Il ne suture pas, il incise. Plus question
de chanter sur le papier. Comment y donner de la
voix ? Depuis que Baudelaire lui a fait rendre un son
discordant de cloche fêlée, cette voix ne
saurait plus remonter quelque Eurydice de ses Enfers.
Mais au moins peut-elle dire encore " je
me souviens
". Elle veille sur les dépouilles de ceux que nous
avons aimés. Elle se fait un habit de ces "
haillons de bleu " (Beckett) que nous gardons en
tête. En elle, persiste la mémoire d'un
désir de beauté. Pensif et
testamentaire, tel est le lyrisme qui veut croire
encore en l'obstination du souci, garant de la
pérennité de l'uvre.
Le
lyrisme ne se résigne pas. Jusqu'à l'heure
de notre disparition, il se souviendra que nous avons
rêvé. Eperdument, dans les surfaces, il
recreuse de la profondeur. Depuis toujours, il recommence
lorsque " la voie droite " (Dante) est perdue. La
crise est son temps, son espace. Crises de vers ou
crises de sens, nos affaires de langue vont par lignes
brisées. Rythmées d'envols et de chutes,
comme nos histoires de cur. Moins
transportées par le souffle qu'aspirées par
des trous d'air. Des trous qu'il s'agit de
reconnaître nôtres. En prenant la mesure du
défaut que nous sommes. Puisque " nous sommes
nés troués " (Michaux).
Non,
le ciel n'est pas mort, s'il n'est après tout que
l'évidence bleue toute nue de la question à
tout jamais posée. Une question avec laquelle nous
faisons corps. Et que la poésie transporte. Le
lyrisme s'inquiète : " Où sommes-nous ? ",
" Quand sommes-nous ? " (Rilke). Faute d'ouvrir un
accès à la vérité, il exige
du sens. Il perd et demande son chemin. Dérapant
parmi les mots, ou emporté par la musique, c'est
un savoir qui se nourrit de nos méprises. Un
savoir plus vivant qu'un autre. Menant vers une sagesse
qui aurait traversé ce à quoi il lui faut
renoncer. " Perdre, perdre vraiment, pour laisser la
place à la trouvaille " (Apollinaire).
Plutôt perdre vraiment pour garder une chance de
s'y retrouver.
Recueillir
" la croyance détruite, en son leurre et sa
fragilité " (Deguy)
exprimer " le conscient manque chez nous de ce qui
là-haut éclate " (Mallarmé),
voilà le travail contemporain du lyrisme critique
tel qu'il refuse de s'agripper au réel " objectif
" comme à la seule planche de salut. Apparitions
et disparitions : les mêmes lumières
clignotent dans l'existence et dans la langue. Elle aussi
se connaît mortelle.
La
poésie ne promet rien. Le monde n'est pas meilleur
après elle. Mais il y est rappelé avec
insistance que des êtres précaires
perdurent, réclament et souffrent de diverses
soifs.
Espoir,
non, mais maintien.
Quand l'homme a sur cette terre des murs arrogantes
d'occupant, paradant avec ses indices de croissance, ses
bilans, ses diplômes, ses armes et ses centrales
nucléaires, boursicotant à qui mieux mieux
et polluant, vautré dans ses " seuls
appétits " (Mallarmé),
excrémentiel jusqu'en sa langue, inondant la
planète de sa diarrhée technologique, creux
mutant aliéné oublieux de tout par
indifférence.
Espoir,
non, mais accusation,
réclamation. Renversement des " idées
mortes " (Novarina).
Une plainte déposée dans la langue. Un
recours. Acte d'accusation ou bref pan de mur jaune, le
lyrisme force et colore le trait
Espoir,
non, mais promesse
" qui ne promet rien " (Deguy).
Alliance, alliage de mots, le lyrisme est oxymorique. Il
promet car il se souvient ; il promet de se
souvenir.
Espoir,
non, mais passage.
Passant, passeur et passager, le poète s'en tient
à " son transitoire ". Transi de finitude, il la
donne en partage.
Espoir,
non, mais mouvement.
Lenteur ou vitesse, le lyrisme est affaire de
régime. Mode de propulsion à
énergies variables, il procède selon le jeu
alternatif de l'exclamation qui interpelle et du
développement où s'étagent
perception et pensée.
Espoir,
non, mais désir.
Déchirer dans la poésie " le voile de
laideur et d'insignifiance qui nous laisse incurieux
devant l'univers " (Proust).
Espoir,
non, mais conscience.
Que la langue nous maintienne vivants, attentifs et
scrupuleux. De son impuissance à dire ce qui est,
aussi bien qu'à toucher l'idéal, le lyrisme
fait sa raison d'être. Par l'échec, il
assure sa prise. Dans le désespoir, il puise son "
énergie " (Deguy).
Espoir,
non, mais vigueur.
Qui écrit un poème y veut voir jouir des
figures. La poésie, c'est du sang noir
accumulé dans un corps caverneux. " Bander ! tout
est là ! C'est pour cela que j'aime tant le
lyrisme " s'exclamait Flaubert.
Espoir,
non, mais proximité.
Appliquant ses forces à résorber
l'écart, il n'est pas froideur mais chaleur, car
il " fait fondre la distance " (Deguy).
Son contraire est l'ironie.
Espoir,
non, mais poignance.
" L'organe du langage c'est la main " (Novarina).
Le lyrisme est affaire de poigne autant que de toucher.
D'étendue et de contenance.
Espoir,
non, mais critique.
Le lyrisme connaît ses leurres. Il retourne
l'antique puissance de célébration en
puissance d'examen. Horizontal, il a en vue le proche et
le semblable plutôt que les lointains. Vertical, il
transporte et transmet. Oblique, il sait que toute
identité est traversée par
l'altérité de l'intérieur. Ni
messianique, ni prophétisant, il ne vole plus vers
l'Idéal ni ne prétend ouvrir les portes de
la " vraie vie ". Son attention, pourtant, se concentre
toujours sur ce qui manque. Il en prend soin. Il
l'interroge et le presse de se dire. En y mettant les
formes.
Lyrisme
critique
: habiter, bien sûr, l'entresol (puisque nous ne
sommes ni des oiseaux ni des plantes) mais reprendre de
l'altitude. Ne pas se résigner à la boue du
n'importe quoi. " Proportionner la vie à son
néant par l'uvre " (Deguy).
Marcher sur le fil de la voix. Garder la main, tenir
parole. Parler juste dans l'incertain. La poésie
n'est pas une maladie honteuse.
©
Jean-Michel Maulpoix, 2001