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She's
so lovely
de Nick Cassavetes
par
Elise Domenach
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Article paru dans
le numéro
45 du Nouveau Recueil, (décembre-février
1998)
Malaise
dans la conversation
Comment un film
peut-il mettre en scène l'amour sans tomber
dans la banalité et dans l'oubli? Comment écrire
sur l'amour sans encourir les mêmes risques? De
Shakespeare, d'Ibsen, à Hawks, Capra ou
Cassavetes, l'art dramatique et le cinéma ont
parfois choisi de décliner les états
successifs et convulsifs d'une conversation
amoureuse, d'observer l'osmose impossible des
autres avec eux-mêmes. Qu'entend-on par
"conversation" dans un couple? Ce
pouttait être tout d'abord la manière singulière
qu'a un couple de "se fréquenter", de
"s'entretenir" ( du latin "conversari")
de l'amour et dans l'amour. Cette conversation
devient dès lors le lieu privilégié des
transformations, des conversions ("conversio")
d'un couple à la recherche du bonheur. Or
certaines oeuvres dont la sructure est marquée
par la séparation et le remariage des deux héros
donnent à la conversation un rôle essentiel.
C'est ainsi qu'elles parviendraient à survivre
au passage du temps, et à proposer, de surcroit,
une éducation à celui qui fait l'expérience
de leur réception. Telles sont les hypothèses
qui ont mené Stanley Cavell dans son étude des
tragédies de Shakespeare(1) et des comédies
hollywoodiennes du remariage(2). En projetant
ces hypothèses sur She's so lovely de
Nick Cassavetes, il m'est apparu que la
conversation que ce film mettait en scène se
prolongeait en effet, comme
"naturellement" chez le spectateur en
une conversation critique, c'est-à dire profondément
éducative sur le bonheur à deux et ses
exigences de renoncements. Plutôt que de faire
la critique de ce film, je tenterais donc de
montrer comment ces conversations de couple
donnent lieu à une conversation philosophique
sur le bonheur.
Histoire d'amour et
de dépendance, ce film nous montre le plus
souvent nos deux héros séparés. Comme pour
signifier une conversation sans cesse retardée,
évitée, empêchée. Ainsi, nous suivons au début
du film une jeune femme à la recherche de son
mari. Elle fume frénétiquement, s'énerve, téléphone.
"I hate being alone". Coincée dans sa
jupe trop courte pour ses jambes trop longues,
elle se balance sur des talons aiguille et
avance en cahotant. Puis elle tombe et se relève.
Seule, enceinte, son périple est une suite de
catastrophes. Certes, Maureen (interprétée par
Robin Wright Penn) ne sait pas vivre seule. Mais
comment vivre ensemble, être heureux ensemble?
Leur vie conjugale semble obéir à une
succession de grâces et de mauvais sorts décidés
par quelque personnage merveilleux. Ils se
perdent, se cherchent et se retrouvent pour de
nouveau s'égarer. Jusqu'au jour où Eddie (Sean
Penn) est pris d'une angoisse, d'une peur plus
forte que d'habitude. Elle avait été tabassée
la veille, et savait qu'Eddie en ferait une
question d'honneur, autant dire d'amour. Il
chercherait à retrouver celui qui l'avait touchée.
Elle avait prévenu des policiers, "au cas
où elle ne saurait plus le contrôler". Ce
jour-là, Eddie tire sur l'un d'entre eux.
Maureen lui avait dit qu'il ne resterait que
trois mois dans la clinique psychiatrique où on
l'avait enfermé. Mais les années passent sans
qu'Eddie y prenne garde. Et lorsque, dix ans
plus tard, il sort enfin, c'est pour la
chercher, elle qui lui "appartient",
dira-t' il plus tard. Pourtant Maureen a
"changé de vie". Elle a eu cet enfant
qu'elle attendait de lui, et deux autres avec
Joey (John Travolta). Elle a divorcé d'un mari
qu'on lui disait incurable pour épouser Joey,
et chercher avec lui un autre type de bonheur.
L'arrivée d'Eddie dans l'antre familial fait
l'effet d'une bourasque qui emporte avec elle
les amants de nouveau réunis.
Le film se centre
donc sur deux conversations de couples mariés :
Eddie et Maureen, puis Joey et Maureen. Mais le
dénouement du film et les retrouvailles du
premier couple redéfinissent rétrospectivement
ces conversations comme enchâssées ; la
conversation de Maureen et Joey prolongeant
-comme un moment d'éducation- ou se développant
parallèlement à celle que Maureen continue
d'entretenir, intérieurement, avec Eddie. Car
Maureen et Eddie semblent tout se dire, et se
comprendre instantanément. A tel point que
lorsque Maureen avait été tabassée par son
voisin, ce n'est pas par les mots, mais par des
gestes violents et rageurs qu'elle l'avait
expliqué à son mari. Les mots semblent
toujours leur manquer. Leur conversation ne
semble ni mettre en présence, ni même créer
des voix, des êtres privés. Elle signifie une
fusion qui explique que leur conversation soit
toujours retardée, en attente. Dans sa relation
avec Joey, Maureen a appris à se servir des
mots. Par leur intermédiaire, elle est devenue
cruelle et lucide. Sans même penser qu'elle
pourrait mentir ou omettre, elle lui a dit
qu'elle aimait Eddie plus qu'elle ne l'aimerait
jamais. Car leur relation déborde d'expressivité.
Ils se parlent, s'injurient, sans pourtant
sembler se comprendre. Tel est l'étrange
cheminement de Maureen. Ce personnage
cassavetessien passe des gestes, des onomatopées,
à la culture des mots, de leurs pouvoirs et de
leurs limites.
Ces différentes
conversations déclinent autant de facettes du
mariage. John Milton, cité et commenté par
Stanley Cavell(3), définit en ces termes la
relation conjugale telle qu'elle fut voulue par
Dieu : " une conversation assortie et
heureuse (est) la fin la plus importante et la
plus noble du mariage". Si la
"conversation" désigne ici le simple
(?) fait de "causer", le mot anglais
contient aussi de manière explicite un sens
sexuel autant que social ("criminal
conversation" est le terme juridique pour
un adultère). Et c'est précisément dans ce
hiatus entre les deux sens que se développent
les spécificités de la conversation entre
Eddie et Maureen. Ils sont tous deux profondément
dominés par leurs pulsions. Pas une "scène
de sexe" pourtant ne s'est glissée dans ce
film où le désir et l'agressivité -comme son
envers- sont omniprésents. Dès lors, c'est la
violence qui devient le révélateur d'un
conflit qui se joue en eux, et oppose à leur
recherche du bonheur des pulsions
contradictoires. Il est cependant des moments de
paix provisoire où les violences semblent se
neutraliser. Comme cette scène annoncée en
voix-off par Eddie : "We've got to dance".
Le temps d'un slow, le temps pour Nick
Cassavetes de regarder ses comédiens, le temps
aussi d'une conversation entre les corps. Leurs
gestes de tendresse, de complicité nous
permettent de comprendre ces êtres qui, d'évidence,
"s'appartiennent". Et jusqu'au bout,
Nick Cassavetes filme le flux et le reflux de la
violence. Déchirés, tiraillés par le désir,
tendus par l'angoisse de perdre l'amour de
l'autre, ils sont trop vulnérables. Comme
certains enfants, ils vivent là où le bonheur
et le malheur se confondent, alternent. Maureen
rit comme d'autres pleurent, en un déchirement
de douleur. Leur conversation apparaît désormais
irrationnelle, intuitive, porteuse d'un procès
de culture. La dimension psychanalytique de
cette éducation à la culture radicalise alors
les enjeux de la reconnaissance tels qu'ils se
posent à un couple "normal". Elle
ajoute au problème de reconnaissance mutuelle
celui de la complexité des cheminements
individuels. Et le spectateur de voir dans la séparation
des héros l'épreuve de la culture, de l'éducation
au "refoulement pulsionnel". Ce
processus culturel en appelle à une conversion,
à une renaissance des individus, à un nouveau
contrat qui serve de cadre à leur recherche du
bonheur. Car l'obstacle leur est tout intérieur,
il émane de leur relation et appelle celle-ci
à une transformation.
Mais apprendre le
refoulement, c'est apprendre à se déchirer, à
se scinder un peu plus encore, en une instance
d'autorité et d'interdit face à des désirs
sans fin. Voilà peut-être ce que pressent
Eddie lorsqu'il dit "L'amour est si
difficile. C'est comme embrasser quelqu'un. Il
n'y a pas de fin à l'amour.". Et c'est
s'exposer à de nouvelles douleurs que
d'assigner une fin à nos désirs, à ce qui résiste
justement à toute forme de limitation.
Pourtant, Eddie pressent aussi la nécessité de
ces "bornes" culturelles. Mais un
instant après avoir admis cela il sortira son
revolver. Le film fait une ellipse de dix ans
sur les années de rééducation d'Eddie. Nous
le retrouvons donc lors d'un dernier
interrogatoire orchestré par Gena Rowlands, en
"éducatrice". Durant cette scène
Eddie apparait écartelé entre l'angoisse, le désir
de sortir, et la conscience qu'il a d'être jugé,
de devoir nous convaincre -nous, mais aussi son
éducatrice- qu'il a changé. Il a certes appris
à répondre ce que l'on attend de lui. Mais au
prix de quelles souffrances. Car l'éducation a
pris pour lui la forme d'un éveil au
"sentiment de culpabilité", à
l'angoisse "sociale" cette fois-ci de
la perte d'amour. Son renoncement à l'aggression
semble se solder par le déchirement de sa
conscience, par une angoisse terrible devant le
"sur-moi". Et Freud explique en ces
termes l'apparition d'un Malaise dans la culure
: "Le prix à payer pour le progrès de la
culture est une perte de bonheur, de par l'élévation
du sentiment de culpabilité", avant
d'ajouter en note ce vers de Shakespeare extrait
d'un monologue d'Hamlet : "C'est ainsi que
la conscience morale fait de nous tous des lâches"(4).
Dès lors, comment
comprendre la scène finale, le départ de
Maureen qui sacrifie l'amour maternel à la
passion : comédie ou mélodrame, réussite ou
échec? Par-delà ce que l'on pourrait juger
comme "moralement incorrect",
qu'est-ce qui justifie cette conclusion? Faut-il
y voir un "happy end"? Faut-il être
prêt à renoncer aux enfants pour vivre le
romanesque du mariage? Ou est-ce simplement à
dire que le bonheur ne peut reposer sur
l'existence des enfants, que le remariage exige
du couple qu'il soit capable de s'en déprendre
pour se transformer. Eddie explique ainsi
calmement à sa fille de neuf ans qu'il ne sera
pas son père. "C'est pas toi que je veux.
C'est pas toi que j'ai épousée". Ils
pourraient d'ailleurs être "deuxième
meilleur ami", car on change trop souvent
de meilleur ami au cours d'une vie. Cette fin
n'en est pas une. Elle laisse en suspens la
question de la viabilité du couple. Elle nous
empêche ainsi d'oublier les névrosés qu'ils
furent, incapables de supporter les refoulements
que la culture exigeait d'eux. Alors, dans un étonnant
jeu de miroirs, une société hystérique
rejetait l'hystérique qu'elle avait engendré,
mais en qui elle ne voulait pas se reconnaître.
Le film des
Cassavetes (scénario du père, réalisation du
fils) nous donne l'occasion rare de briser ce
miroir, de venger nos rêves inavoués ou avortés,
pour faire face aux questions qu'a formulé
Freud : Comment la culture devient-elle source
de souffrance sociale, de "malaise"?
Sommes-nous prêts à renoncer au principe de
plaisir? Car "Si la culture impose d'aussi
grands sacrifices, non seulement à la sexualité
mais aussi au penchant de l'homme à
l'agression, nous comprenons mieux qu'il soit
difficile à l'homme de s'y trouver
heureux."(5). Et ce film nous appelle à
reconnaître ces questions comme nôtres, à les
prolonger en une conversation philosophique, c'est-à
dire en une critique que la culure produit à
propos d'elle-même. Ce faisant, nous apportons
au scepticisme qui affecte notre relation aux
autres le seul remède qui vaille, la
reconnaissance d'une conversation sur la culture
qui se perpétue.
1. Le Déni de
savoir dans six pièces de Shakespeare,
Editions du Seuil, 1993
2. A la
recherche du bonheur, Hollywood et la comédie
du remariage, Editions des Cahiers du Cinéma,
1993
3. A la
recherche du bonheur, p.86-87
4. Le malaise
dans la culture, P.U.F., 1995, p.77
5. Freud, Le
malaise dans la culture, p.57