Autres études sur Mallarmé


 


Stéphane Mallarmé et le tombeau de Paul Verlaine

A la mort de Verlaine, Mallarmé prend soin de sa gloire. Lui qui n'aime guère paraître et parler en public prend part à toutes les cérémonies commémoratives. Lors des funérailles, le 10 janvier 1896, il suit le corbillard et tient les cordons du poële. En mai 1896, il préside un comité qui se charge de réunir les fonds nécessaires à l'inauguration d'un monument au Jardin du Luxembourg. Enfin, dans le numéro du 1er janvier 1897 de la Revue Blanche, il publie ce « tombeau », en forme de sonnet, qu'il avait composé peu après la mort du poète .


   

 

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Verlaine caché dans l'herbe

  Tombeau

Le noir roc courroucé que la bise le roule

Ne s'arrêtera ni sous de pieuses mains

Tâtant sa ressemblance avec les maux humains

Comme pour en bénir quelque funeste moule.

 

Ici presque toujours si le ramier roucoule

Cet immatériel deuil opprime de maints

Nubiles plis l'astre mûri des lendemains

Dont un scintillement argentera la foule.

 

Qui cherche, parcourant le solitaire bond

Tantôt extérieur de notre vagabond -

Verlaine ? Il est caché parmi l'herbe, Verlaine

 

A ne surprendre que naïvement d'accord

La lèvre sans y boire ou tarir son haleine

Un peu profond ruisseau calomnié la mort.

 

Extrait des Poésies de Stéphane Mallarmé

 


Introduction
  • Lire en introduction un bref rappel des liens entre Mallarmé et Verlaine
  • Ce texte a pour objet de célébrer et d'accompagner l'entrée de Verlaine dans la « postérité ». Comme « Toast funèbre » et comme les autres "tombeaux" mallarméens, il prend le parti de l'éternité contre l'éphémère, ou plutôt vient inscrire la valorisation de la précarité au plus près de l'éternité. Célébrant la gloire posthume, il se pose tout d'abord comme le monument d'une ascèse : il signifie la vanité de la vie et affirme que la seule compensation possible aux errements et aux mécomptes de l'existence temporelle est la mémoire humaine telle qu'elle se fixe et perdure à travers les oeuvres. Mais, en tant que texte dédié, il fait également valoir la vie éphémère et la singularité de la poétique de celui en l'honneur de qui il est offert. Il appréhende et fixe l'identité d'un être au coeur même de sa disparition. L'objet de ce texte est donc double : « dissiper le malentendu » et dire « voyez mieux comme (il) était ». Son écriture elle-même est double: l'écriture du poète qui rend hommage rencontre celle du poète à qui il est rendu hommage. Le tombeau est un objet hybride : il enveloppe dans la langue d'un auteur le corps subjectif de la langue d'un autre.

Composition du texte

On observe que les deux premiers quatrains de ce sonnet comportent une seule phrase dépourvue de ponctuation. Leurs deux masses symétriques proposent deux évocations successives du deuil. Objet d'un malentendu entre le poète et la foule dans la première strophe, ce deuil s'allège et devient immatériel dans la seconde où l'évocation du chant du ramier prépare l'allègement de la figure du poète. Enfin, les deux tercets, également composés d'une seule phrase, à la structure complexe, nous disent où est vraiment Verlaine: caché dans ses vers, ou dans le vert de l'herbe, c'est-à-dire logé dans la substance même de son oeuvre devenue cette fois pareille à une seconde nature.

1er quatrain

Le noir roc courroucé que la bise le roule

Ne s'arrêtera ni sous de pieuses mains

Tâtant sa ressemblance avec les maux humains

Comme pour en bénir quelque funeste moule.

 

Le noir roc courroucé que la bise le roule

Le premier vers aux sonorités gutturales évoque la bise d'hiver qui souffle sur la tombe avec violence comme si elle voulait la déplacer, l'emporter. D'emblée, s'instaure donc une tension entre le mouvement et l'immobilité. Dès l'ouverture du texte est mise en place l'idée de fuite et de mobilité qui résume la vie de Verlaine. Et cela d'une façon très inattendue et provocante, puisqu'il s'agit ici du roc obscur d'une tombe qui roule, et donc de la mise en mouvement de ce qui est reconnu par tous comme le plus fort symbole de l'immobilité ou de l'immobilisation définitive. Dès lors, ce premier vers vaut génériquement comme définition de Verlaine à travers un climat qui est le sien (« la bise ») et un matériau (le "noir roc") qui s'accorde avec sa figure de poète maudit ayant dû subir insultes et procès . On peut y percevoir comme un écho, ou plutôt une contre-écriture de la "chanson d'automne" des Poèmes Saturniens où le sujet verlainien se trouvait assimilé à quelque "feuille morte" emportée par le "vent mauvais".

Mais à un poème mélancolique, le donateur substitue un texte véhément, à l'automne de la plainte d'un vivant l'hiver de sa disparition, à l'abandon une désolation et une mort auxquelles il appartiendra paradoxalement de signifier la vie même. Tout se passe en définitive comme si ce premier vers voulait déjà donner à entendre, de dessous la tombe, en même temps qu'une colère contre la destinée, la protestation furieuse contre la contrainte à l'immobilité de celui qui, dans sa vie comme dans son oeuvre, n'a jamais été que partance. L'idée générique du poème sera donc que Paul Verlaine ne peut se laisser enfermer dans une tombe et que la fidélité à sa mémoire réclame pour sa vérité et sa gloire un tombeau qui ne peut être que verbal.


Les trois vers suivants de ce premier quatrain récusent toute « récupération » édifiante de la figure et de la destinée de Verlaine dans une quelconque allégorie christique ou romantique. Aucune « main pieuse » ne saurait tirer parti de la disparition du « maudit » pour délivrer quelque leçon morale et trahir ainsi définitivement son identité. L'emploi de la construction négative "ni" sans alternative paraît signifier au plan syntaxique cette absence d'arrêt. Verlaine est absolument singulier. Sa grandeur, tient aux yeux de Mallarmé à son « attitude absolue en face du sort ». Ce serait donc le tromper que de le transformer en prototype de la malédiction, ou de s'en tenir à la seule image mortuaire de sa disparition. Pas question de faire de lui un modèle, fût-il maudit

On sait que Mallarmé assista, le lendemain de la mort de Verlaine, à l'opération de moulage de son masque funéraire et qu'il en fut profondément impressionné. Ce « moule » est donc un mot funeste de deux manières : en ce qu'il se rapporte au masque mortuaire, et en ce qu'il évoque la pétrification, l'immobilisation et la reproductibilité du même, opposés à ce que le poète a d'absolument original. Ce terme s'oppose également à ce qui fait ici la valeur de Verlaine, à savoir sa mobilité. « Moule » est en un sens le contraire de « coule », le contraire donc du chant et de sa clarté. « Moule » est le nom mauvais de l'opacité et de la pétrification de la tombe.

Ce premier quatrain oppose donc l'indifférence de la tombe qui, selon Mallarmé, « aime tout de suite le silence » aux spéculations de la foule et de la croyance. Il critique implicitement l'idée que la mort de Verlaine l'aurait lavé de ses divers pêchés.


2ème quatrain

Ici presque toujours si le ramier roucoule

Cet immatériel deuil opprime de maints

Nubiles plis l'astre mûri des lendemains

Dont un scintillement argentera la foule.

Ce deuxième quatrain introduit un deuxième motif : celui du chant du ramier. Ce gros pigeon vit et chante caché dans les branches, comme Verlaine dissimulé parmi « l'herbe » à la fin du poème. « Ramier » est par ailleurs un mot de la famille de « ramée », « ramure », c'est dire qu'il appartient à un lexique familier aux lecteurs de Verlaine dont la poésie ne cesse d'interpréter en paysages les états d'âme. Enfin, le plumage gris de cet oiseau évoque la couleur du climat verlainien : celui de la « chanson grise » mélancolique. La douceur volatile d'un chant élégiaque que domine la thématique amoureuse est le ton même de l'oeuvre de Verlaine. Ce roucoulement introduit dans le poème un nouveau mouvement, aérien et adouci cette fois, qui prend métaphoriquement le relais de celui de la pierre qui roule du premier vers. Le tombeau est une pierre qui chante autant qu'un chant changé en pierre.

Au deuil fatal, le chant du ramier substitue donc son « immatériel deuil », non plus cause de douleur, mais porteur d'espérance: celle d'une survie du poète, en gloire, dans son oeuvre. D'où le fait qu'il puisse être dit "nubile". Il opprime, c'est-à-dire qu'il presse, au sens étymologique, l'astre de la gloire naissante du poète disparu, afin d'en délivrer la lumière. Le chant du ramier déplore la disparition et appelle à la renaissance: la mort est la première étape de l'ascension du poète en gloire. Les plis neufs et féconds du chant prennent donc la relève des voiles noirs du deuil. Le chant du ramier anticipe alors sur l'apothéose du poète comme voix.

« L'astre mûri des lendemains » est une périphrase désignant la gloire, mais également l'oeuvre en ce qu'elle est porteuse de cette gloire. Tout se passe comme si le deuil exerçait une contrainte bénéfique sur l'oeuvre qu'il porte enfin à sa maturité et sa reconnaissance. Le poème est semblable à un astre dont le feu serait toujours futur, ou qui porterait son feu au-dehors de soi. C'est là le thème essentiel des tombeaux mallarméens : la vie vraie de l'auteur et de l'oeuvre commence réellement après la mort physique. Le tombeau est une lampe. Il éclaire. Il efface l'homme et libère l'auteur. Il accueille l'anéantissement et permet la résurrection. Plutôt que d'enfouissement, s'y attache une idée d'élévation : le tombeau assure la conversion du corps terrestre en "astre". Dans son allocution funèbre, Mallarmé parlait à ce propos de « montée lumineuse ». La foule reçoit le "rayon argenté" de cette ascension: elle est à son tour ennoblie par la gloire posthume du poète qu'elle a méconnu et persécuté.


1er tercet

Qui cherche, parcourant le solitaire bond

Tantôt extérieur de notre vagabond -

Verlaine ? Il est caché parmi l'herbe, Verlaine

Le premier tercet est fait d'une question : « Qui cherche Verlaine? » et d'une réponse : « Il est caché parmi l'herbe, Verlaine ». Curieusement, l'on observe un décalage entre question et réponse, puisqu'à une interrogation portant sur l'identité est apportée une réponse portant sur la localisation. Comme si tout questionnement sur l'identité se réduisait, à propos de Verlaine, à une réflexion sur le paysage. De nouveau, il apparaît combien Mallarmé s'attache à inscrire dans son propre poème la poétique même de celui à qui il rend hommage. Le "solitaire bond" peut être entendu comme une périphrase figurant la mort: il désigne ce bond de la vie vers l'inconnu que l'on fait toujours seul, à sa dernière heure. Mais il renvoie également aux continuels vagabondages de l'auteur des Romances sans paroles.

Vient surprendre également ici, au troisième vers de cette troisième strophe, un ton de familiarité soudaine dans un texte obscur: Verlaine ? Il est caché parmi l'herbe, Verlaine. Cette expression aux allures de langue parlée tranche avec les complications syntaxiques qui l'entourent. Elle permet au nom propre qui termine ce vers d'opérer comme une charnière avec le deuxième tercet: il devient sujet de l'infinitif "surprendre". C'est alors comme si la langue même de Verlaine faisait soudain irruption dans le poème au moment même où il s'agit de le nommer. Verlaine se découvre littéralement dispersé dans le poème de Mallarmé. L'expression "parmi l'herbe" souligne cette dispersion qu'il convient d'opposer à la présence fixée dans un tombeau. Mallarmé se souvient peut-être ici du poème « Green » des Romances sans paroles où l'être même de Verlaine devenait tout entier paysage:

 

« Voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches

Et puis voici mon coeur qui ne bat que pour vous.

(...)

J'arrive tout couvert encore de rosée

Que le vent du matin vient glacer à mon front. »

 

De manière plus lointaine, ce disparu réfugié « parmi l'herbe » peut encore faire discrètement écho au « soldat jeune » du « Dormeur du val » de Rimbaud: il s'agirait alors d'une allusion voilée aux liens entre les deux poètes, voire à leur « fuite » commune. On sait en effet que Verlaine fut pleinement un vagabond durant le temps de sa liaison avec Rimbaud qui l'avait arraché à un commencement de vie bourgeoise auprès de Mathilde.


2ème tercet

A ne surprendre que naïvement d'accord

La lèvre sans y boire ou tarir son haleine

Un peu profond ruisseau calomnié la mort.

Caché parmi l'herbe, Verlaine est occupé à découvrir (à « surprendre ») un ruisseau peu profond : la mort, avec laquelle il se trouve « naïvement d'accord ». L'herbe est souvent assimilée à la naïveté chez Mallarmé: ces expressions renvoient à la poétique verlainienne de la naïveté feinte. Mais elles signifient également l'accord natif du saturnien avec la disparition. Verlaine le mélancolique n'a cessé de déchiffrer partout la finitude, depuis les « Eaux-fortes » des Poèmes saturniens jusqu'à « l'Amoureuse du diable » de Jadis et Naguère. Il a développé une poétique du « fané et du « feutré » dont la prédilection semble aller aux objets « dotés d'un pouvoir assez amoindri pour que la sensation qui les signale à l'esprit lui apporte seulement l'indication d'une existence prête à s'éteindre, peut-être même déjà morte au moment où le moi en reçoit l'impression. » (J.P. Richard).

De sorte que le mourir se fond alors avec la naïveté même de Verlaine : la disparition même n'est plus ici un drame, mais un aboutissement naturel, le point d'orgue d'une poétique, l'acquiescement à une destinée à laquelle initie l'oeuvre entière du poète. Cette mort n'est qu'un consentement, et peut-être une ultime feinte, à la façon des personnages des Fêtes galantes qui badinent à propos de leur disparition:

- Bah! Malgré les destins jaloux,

Mourons ensemble, voulez-vous?

- La proposition est rare.

Il s'agit donc bien, en définitive, d'une fausse mort : Verlaine n'a pas bu l'eau du « Styx », le ruisseau « calomnié ». Son haleine est assimilée à ce ruisseau, ou à cette source : la poésie continue. Une confusion complète s'accomplit dans le dernier tercet, entretenue par la construction, entre l'haleine du ruisseau et celle de la bouche, ici présente par la lèvre. On aboutit ainsi, au moment de conclure, à l'évocation d'un être ruisseau, d'un être voix qui serait très précisément ce qui demeure du disparu dans son oeuvre. La mort est alors elle-même devenue un « peu profond ruisseau »: un Styx démythifié, en accord avec poétique verlainienne. Le mot mort termine le texte, mais sur une tonalité apaisée qu'il convient d'opposer à la furie du « noir roc » par laquelle s'ouvrait avec éclat ce poème. C'est là un itinéraire typique des "tombeaux" mallarméens : ils s'acheminent vers un apaisement, une présence, un point d'équilibre bienheureux, tel celui de Verlaine réfugié ou recueilli dans l'herbe qui est un vivant tapis. Le ruisseau de ce dernier vers signifie donc que la mort est source autant que terme. C'est en elle que l'oeuvre prend son cours.

Derrière les quatre images successivement dominantes du roc, du ramier, de l'astre et du ruisseau se profilent des mots plus lourds comme « tombe », « deuil », « gloire » ou « mort ». Mallarmé a travaillé dans le sens d'un allègement de la donnée tragique initiale. Allègement dont rend assez bien compte le glissement qui conduit de roule (la pierre) à roucoule (le chant) puis à coule, implicite point d'orgue de la rivière évoquant le cours inépuisable de l'Oeuvre qui demeure. Le tombeau poétique fait ainsi office de lieu parfait qui recueille enfin le poète tel qu'il doit être et qui, littéralement, remet au monde sa figure. Le tombeau est donc en vérité berceau:, ce lieu où naît la gloire une fois l'homme périssable effacé. Il ouvre sur une vie future.


Notes sur le tombeau

Tout tombeau (littéraire , musical, ou architectural) fonctionne plus ou moins comme dénégation du vide. Il semble à première vue nier le plein, puisqu'il enferme une créature décomposée. Mais il nie en vérité le vide, puisqu'il donne à l'absence une forme: il la géométrise, que ce soit dans un volume parallélépipédique, une pièce musicale, ou un sonnet. Par ailleurs, sa thématique insiste sur la vraie vie dont il devient le modèle fictif : une vie en gloire, comme on le dit du Christ ressuscité. L'un des modèles majeurs de l'art chrétien est le tombeau vidé de son corps, un tombeau dont le corps a proprement vidé les lieux. Un tombeau qui serait donc vidé de « (sa) propre capacité évidante ou angoissante », selon l'expression de Georges Didi-Huberman . C'est en effet ce qui s'accomplit dans ce tombeau de Paul Verlaine, puisque le texte disperse "parmi l'herbe" sa figure. Le poète n'est pas sous la pierre où l'on croit avoir enfermé sa dépouille, mais là où son oeuvre l'a installé.


La valeur du tombeau poétique est d'être un poème qui parle du poème, et qui en dégage l'essence. Dans l'oeuvre de Stéphane Mallarmé, l'écriture du tombeau mime en fin de compte l'expérience de la littérature elle-même, en ce qu'elle suppose la disparition élocutoire du poète cédant « l'initiative » (autant dire l'existence) aux mots qui s'allument sur le papier de leurs reflets réciproques. L'on pourrait dire que dans un tombeau il y a quelqu'un, mais quelqu'un qui n'est pas... Cette expression paradoxale "quelqu'un y est qui n'est pas" ou « quelqu'un y est qui n'y est pas », désigne aussi bien, déjà, la littérature, voire le statut du sujet dans l'écriture (un personnage d'un livre par exemple...). Mais le tombeau s'avère tel que l'absence qu'il contient paraît moins importante que la présence qu'il manifeste. Cette présence même est étrange. Un tombeau pourrait ne rien contenir (d'ailleurs il contient le rien)...
Yves Bonnefoy écrit:

« Que parler soit s'affirmer, l'encoche la plus ancienne l'indique, sens qui se grave dans du non-sens; et la tombe même le prouve, si consubstancielle à l'être parlant puisqu'elle préserve un nom, puisqu'elle dit la présence, là où on pourrait décider qu'il n'y a plus que le rien »

Par la parole, il y a de l'être. Et le tombeau, comme elle, parle. Il constitue, selon Yves Bonnefoy, le monument d'une "volonté d'être par les mots et pourtant contre eux". Il indique que le langage humain est frappé de vanité, tout en faisant valoir sa nécessité. Il inscrit donc dans la poésie sa limite et son sens. Il l'accuse et la défend. Il l'enterre et la sauve. Il agit vis-à-vis d'elle comme vis-à-vis du corps qu'il reçoit: il la dépouille et la sublime.


Ce mot de "
tombeau" qui renvoie simultanément à l'absence et à la présence signifie la présence d'une absence, la mémoire d'une disparition. Il constitue l'affirmation, massive, monumentale, ornée de fresques ou de rimes, d'une existence perdue. Il indique une présence dont le vide serait le noyau. Non pas une présence creusée par l'absence comme par une maladie, mais une présence qui enveloppe et qui protège l'absence de l'oubli. Le tombeau reconnaît la mort: il l'accueille, la salue et la métamorphose. Plutôt que la Disparition, il donne à lire le lien que les vivants entretiennent avec elle.

Mallarmé écrit :

"Les absents ne sont qu'un nom : il y a des moments où l'on doute de leur vie. Les morts ont cela sur eux qu'ils ont un tombeau qu'on voit et sur lequel on prie".

Il s'agit bien du tombeau comme rapport possible à l'invisible. "On voit", "on prie", ces deux verbes d'action signifient deux façons de s'y rapporter, l'une profane, l'autre religieuse. Cette relation à l'invisible projette sur le visible sa lumière aveuglante. La mort est cette « obscure clarté » qui éclaire la vie même. Ainsi sublimée par la tombe, elle devient ce terme obscur à partir duquel peut se recomposer une figure "sublime", du sujet réduit à son nom ou à ses livres. Sa disparition change l'homme en auteur. Le tombeau est ainsi à la fois lieu de métamorphose et de consécration. A la manière de l'âme qui se délivre du corps dans la tradition platonicienne ou chrétienne, le tombeau recueille l'idée de cette vie qu'il consacre. Le tombeau lyrique n'est donc pas destiné à recevoir le corps (ce que fait le tombeau réel) mais l'âme, le souffle de la précarité.

En recueillant l'âme de l'auteur, le tombeau reproduit de nouveau la fonction même du livre, voire plus précisément de l'écriture poétique telle que l'entendent conjointement Verlaine et Mallarmé. Celui-ci d'ailleurs ne manque pas de rapprocher la forme du livre de celle de la pierre tombale:

"Le pliage est, vis-à-vis de la feuille imprimée grande, un indice, quasi religieux; qui ne frappe pas autant que son tassement, en épaisseur, offrant le minuscule tombeau, certes, de l'âme".

Écrire poétiquement serait alors replier dans les mots la figure du sujet, tasser dans la langue les traits d'un être, jusqu'à le réduire à l'état de réminiscence. Écrire un tombeau, c'est construire un petit monument de parole où seraient enfermés, plutôt que le corps et l'histoire d'un être, les "divines impressions" qui se sont amassées en/de lui . Le tombeau constitue le sépulcre de l'âme. Le travail du poète est travail d'embaumeur: conversion du périssable en parfum, en musique, en « inflexion de voix chères qui se sont tues ».

Texte de circonstance, écrit à l'occasion de la disparition d'un être cher, en souvenir de lui, le tombeau est souvent un texte daté, soucieux de marquer d'une pierre blanche le rendez-vous fatal du destin. Pourtant, il renvoie en vérité à une fausse circonstance qui se répète pour tous et il a pour perspective l'au-delà. La disparition est une circonstance qui donne sur l'éternité voire une circonstance qui donne sur le rien. Dire la mort, ce serait alors quelque chose comme dire le vide et son entourage, ou le vide et son au-delà, avec tout ce que ces expressions ont de paradoxal ou d'absurde. Le tombeau est l'objet littéraire qui instaure la tension la plus forte entre l'éphémère et l'éternité : celui qui porte littéralement la poésie au contact de sa propre essence.

Le tombeau est enfin pour Mallarmé un lieu où faire sonner le vide de la parole. Celui qui compose une offrande funèbre fait face à la disparition: il mesure le langage à l'aune du rien. Cette expérience des limites délivre définitivement la poésie du bavardage. Le langage, quand il se fait tombe, écoute et comprend sa propre vanité. La parole devient, pour citer le poème « Salut », "Rien, cette écume, vierge vers / A ne désigner que la coupe", c'est-à-dire un très pur geste d'offrande.

Ce toast offert au Rien fait en définitive coïncider deux vides: celui de la parole et celui de la mort. Pour la première, pour la seule fois peut-être, la parole se trouve accordée toute à son objet : elle dit ce qui n'a pas plus de corps qu'elle, ce qui se résigne tout entier en elle, ce dont elle est devenue le seul mode d'existence : la mémoire et le simulacre.

C'est là également une façon de répéter la manière dont l'existence humaine s'élance vers le rien par un « solitaire bond ». En confrontant la finitude à l'éternité, le poète définit en fin de compte la situation même de l'être sur cette terre. C'est là tout le projet poétique et ontologique de Mallarmé:

"Je veux me donner ce spectacle de la matière ayant conscience d'elle, et, cependant, s'élançant forcénement dans le Rêve qu'elle sait n'être pas, chantant l'âme et toutes les divines impressions pareilles qui se sont amassées en nous depuis les premiers âges et proclamant devant le Rien qui est la vérité ces glorieux mensonges."

Toute la rigueur du travail poétique conduit là : à la proclamation d'une idéalité dont on sait qu'elle n'est pas. Le poète est celui qui maintient par l'écriture l'idée de l'absolu, tout en prenant jour après jour une conscience plus aiguë de la vanité de son geste. Il donne sur le papier le spectacle des élans de l'homme vers le Rêve. Il proclame face au vide combien la tête humaine est remplie de « divines impressions ». C'est sa mission, c'est son travail. Vain sans doute, mais essentiel. Ce faisant, il prend la mesure de sa condition terrestre. Le poète contemporain Michel Deguy écrit dans "Actes" que l'on peut lire tout poème comme un « effort d'anticiper la mort en la figurant, de se hisser à sa hauteur, d'être capable d'accueillir son plus intense suspens ». Tout poème constitue une « espèce de répétition générale en vue du silence. »

Le tombeau est donc inhérent au poème. Cet espace extrême ou suprême de la langue qu'est la poésie, « cherche le mot de la fin ».

 

©Jean-Michel Maulpoix