Du lyrisme
par Jean-Michel
Maulpoix
éditions José Corti, mars
2000, 446p.
collection "en lisant, en
écrivant"
- Lire ci-dessous
un extrait des "notes
liminaires" qui ouvrent le
volume... Autres
notes, plus anciennes, extraites
de La matinée à l'anglaise
: "Terrain
vague"
Orphée et Eurydice
aux Enfers
Le mot « lyrisme » est-il
sérieux ? On observe un singulier
décalage entre l'emploi apparemment
innocent que la tradition
universitaire en a fait depuis la fin
du XIXe siècle et la complexité des
valeurs ou des sens qu'il a pris dans
la littérature. On a tendance à
l'entendre comme un outil fabriqué par
des professeurs et destiné à des
manuels, alors qu'il fut et qu'il
demeure un objet d'inquiétude sous la
plume des écrivains .
****
La plupart des termes dont
la critique fait usage valent
d'ordinaire par leur capacité
opératoire : univoques, ils ont pour
fonction de rationaliser le fait
littéraire. Ainsi savons-nous ce
qu'est un alexandrin, une anaphore,
une rime riche, ou un épilogue. Mais
il s'avère autrement difficile de
définir le romantisme, ou le
fantastique ; quant au lyrisme, il est
de ces notions confuses qui ne font
qu'approcher ce qu'elles désignent,
laissent l'intelligence sur sa faim,
et tombent vite en désuétude.
****
Le caractère vague d'une
telle notion ne suffit pas à la rendre
inutile ou caduque. Elle exige un
nouvel effort de pensée, voire une
autre posture. Là où le fait
littéraire résiste et se dérobe,
l'exercice de la critique engage
l'affectivité du sujet. Cela,
précisément, a décidé de mon travail.
Écrire sur le lyrisme : ne pas cesser
tout à fait d'être un écrivain.
****
Le poète moderne apporte de
singulières réponses élocutoires à sa
propre disparition. A coup de rythmes
et de figures, il lui faut rattraper
l'essor d'un langage happé par son
propre infini. Le lyrisme est la voix
d'un individu auquel l'expérience
infinie du langage rappelle sa
situation d'exilé dans le monde, et
simultanément lui permet de s'y
rétablir, comme s'il pénétrait grâce à
elle au coeur de l'énigme qui lui est
posée par sa propre condition.
****
Le lyrisme n'a de cesse de
se délivrer du fugace et du
transitoire, d'échapper au moi
contingent et de lui prêter un corps
glorieux en l'amalgamant idéalement à
la substance de tout ce qui est. Il ne
représente pas l'expression plénière
du sujet, mais sa dévoration. Par là,
il est insatiable, tel une ferveur de
parole relançant sans cesse la parole
afin de la porter à son comble. Il
regarde obstinément du côté de
l'absolu pour y grimper. Il est le nom
le plus humain du désir de divinité
qui s'investit dans le langage.
****
Sa dimension propre est la
célébration. Il voudrait n'être, comme
le souhaitait Saint John Perse, que «
mode de joie envers soi ». Il n'est
donc pas la poésie mais son principe
ou son vœu, c'est-à-dire, pour
reprendre les mots de Baudelaire, «
l'aspiration humaine vers une beauté
supérieure ». Il n'est pas la parole,
mais son amour et son désir. On entend
battre en lui le cœur de l'écriture.
Il cherche de toutes ses forces à
reculer les bornes du territoire même
qui nous est imparti.
****
Pierre Jean-Jouve écrivait
que « la poésie est l'expression des
hauteurs du langage ». Novalis la
définissait comme « le grand art de la
construction de la santé
transcendantale ». Il affirmait que
son but principal est « l'élévation de
l'homme au-dessus de lui-même ». Or,
il n'est rien de plus essentiel à la
définition du lyrisme que l'idée
d'élévation. Elle en est le principe
actif.
****
Le poète se remet sans cesse
au monde par le langage, et, tout
aussi bien, met le langage au monde et
renouvelle le monde dans le langage.
Il est si intimement langage que
chaque fois qu'il parle poétiquement,
il se dit, même s'il ne parle pas de
lui.
****
Si éblouissante
puisse-t-elle être, une pareille mise
au monde n'en demeure pas moins
frappée d'inévitables paradoxes.
N'existant que par le langage, elle
est toujours à reprendre, absolue
comme toute œuvre d'art, insatiable
comme tout désir. Elle donne le monde
à voir, à goûter, peut-être à
posséder, sur un mode tel que la
réalité est perdue de vue en même
temps qu'elle est idéalement et
singulièrement rejointe. Le langage
reste la marque d'un exil : si l'homme
parle et pense, s'il compose des
poèmes, c'est aussi qu'il n'est jamais
présent sur la terre à la manière
immédiate et naïve de la plante ou de
l'animal. Ce fils obscur du souci
s'efforce de faire coïncider la parole
avec un mode innocent d'existence. On
voit ainsi, dans le langage, la
créature humaine faire mouvement vers
le monde où d'aucuns la croyaient
installée.
****
Le lyrisme traduit notre
incessant besoin de langage : signe du
mouvement éperdu que nous faisons vers
nous-mêmes à travers la parole qui est
notre bien le plus propre.
****
Dans le lyrisme, le langage
se désire parole. Il perd son inertie,
s'articule dans une voix, conquiert
une pluralité de sens, s'organise
comme son et comme sens, subjectif et
objectif tout à la fois. L'être et la
langue révèlent alors leur réciproque
appartenance.
****
Entre tous les modes de
paroles possibles, le plus souvent
destinés à communiquer, à informer, à
réfléchir, le lyrisme est celui qui
obéit véritablement au langage, qui ne
l'oublie pas au profit d'un quelconque
message à transmettre, mais qui le
reconnaît comme son mode d'existence
le plus essentiel. Le lyrisme
s'efforce de rejoindre l'être au sein
du langage ; et, puisque pour un poète
tout l'être est langage (comme il est
couleurs et lignes pour le peintre,
sons pour le musicien), le lyrisme va
vers le langage dans le langage. Le
chant lyrique est ce mouvement, ce
renchérissement de la parole sur
elle-même, qui est aussi bien le
redoublement des choses dans leurs
reflets, leurs métaphores, ou la
répétition de l'être en soi-même.
****
Si le lyrisme peut être
entendu comme le mouvement escaladant
de la parole par lequel le sujet se
fraie un passage vers l'idéal, comme
une tentative de surmonter la
déchirure ontologique et comme la
passion ou le ravissement du sujet
dans le langage, l'on s'inquiétera dès
lors à travers lui de l'origine, de la
portée et de la subsistance du
poétique.
****
De telles questions se
posent avec acuité lorsque la logique
esthétique ne suffit plus à rendre
compte du sort de la poésie. Comme
l'écrivit Michel Deguy : l'on
« s'enquiert ou on s'inquiète
(aujourd'hui) de ce qui est à l'art
plus essentiel que l'art lui-même. On
se soucie de ce par quoi l'art déborde
l'art et l'infinitise. »
La réflexion sur le lyrisme
participe de telles inquiétudes dont
il ne faudrait pas croire qu'elle
vienne les rassurer par quelque
mystique de l'inspiration créatrice.
Elle interroge la forme et le destin
du poétique dont elle met en lumière
la vitalité. Elle observe la manière
dont le sujet s'entretient avec le
réel et l'idéal, et dont le sentiment
du sacré s'enracine dans l'aléatoire
ou le précaire. Elle met en avant,
plutôt qu'un concept, une notion
fuyante dont le flou constitue en fin
de compte la valeur autant que le
défaut.
****
Vouée à demeurer en suspens,
offerte à la méditation plutôt qu'à
l'analyse, cette notion ne saurait
être parfaitement définie. Sa
compréhension implique une manière
effervescente d'écrire, de lire, et
peut-être d'exister. C'est pourquoi je
me contenterai ici de présenter à son
propos des « essais », plutôt qu'une
théorie ou un traité.