Du lyrisme...

  Table des matières de l'ouvrage

Reproduction de la préface

Notes liminaires

Autres notes sur le lyrisme


"Le lyrisme est le développement d'une exclamation"

Paul Valéry


"Ses caresses les plus authentiques étaient d'une vénalité escaladante, qui montait jusqu'au lyrisme"

Léon Bloy, Le Désespéré, 1886


"La génération de 1885... a rêvé, voulu : elle aura posé comme un vol, au faîte de la cathédrale délicate et vaste enracinée dès sept siècles dans la plaine de France, cette flèche nécessaire et symbolique : le lyrisme "

Francis Viellé-Griffin, « Où nous en sommes », 1905.

 


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« On peut hardiment avancer d'ailleurs que jusqu'à Verlaine le véritable lyrisme sentimental ne fût point, pour ainsi dire, connu en France. »

Robert de Souza, La poésie populaire et le lyrisme sentimental, 1899.


Prenez-vous Huysmans pour un naturaliste ? Mais son A Rebous est la plus insolente dérision de cette école même, quand au lyrisme « naturiste » de Zola il répond simplement: « La Nature a fait son temps !

Rémy de Gourmont, Sixtine, roman de la vie cérabrale.


Une émotion l'avait pris, ses paroles s'étranglaient, il dut souffler un instant, avant de jeter ce cri passionné où s'envolait tout son lyrisme impénitent:

« Ah! une vie, une seconde vie, qui me la donnera, pour que le travail me la vole et pour que j'en meure encore.

Emile Zola, L'Oeuvre, 1886.


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(poésie, prose, peinture...)


 

LE LYRISME COMME QUÊTE de l'ALTERITE...

Entretien de Jean-Michel Maulpoix avec Bertrand Leclair, paru dans La Quinzaine littéraire n°785 du 16 mai 2000, à propos de la publication de Du lyrisme aux éditions José Corti.


Dénoncé par la plupart des avant-gardes du XXe siècle (à l'exception notable du surréalisme), suspecté plus que jamais après le nazisme, le lyrisme pourtant fait retour, avec insistance, et plus encore dans la prose que dans la poésie. Mais si tout le monde a une vague idée de ce que recouvre le mot lyrisme, personne n'est capable d'en donner un début de définition. Susceptible de caractériser le pire comme le meilleur, il méritait bien qu'enfin on tente de prendre ses mesures. C'est ce qu'a fait Jean-Michel Maulpoix, qui livre l'aboutissement de vingt ans de recherches, dégageant un précieux outil critique du fatras des stéréotypes qui encombrent la notion de lyrisme.


La Quinzaine littéraire : Le volume que vous publiez aujourd'hui est issu d'un essai que vous avez publié en 1989, La Voix d'Orphée. Quelles sont les principales modifications ?

Jean-Michel Maulpoix : La Voix d'Orphée provenait pour l'essentiel d'une thèse soutenue en 1987 sur « le lyrisme, définitions et modalités, 1829-1913 ». L'ouvrage est repris intégralement: je me suis contenté d'atténuer ou préciser certains éléments que je trouvais trop approximatifs ou naïfs, mais l'essai ainsi retravaillé a doublé de volume. J'ai ajouté plusieurs chapitres, en particulier le premier, « Incertitudes d'un néologisme » qui retrace l'histoire du néologisme depuis sa première occurrence connue, en 1829, et j'ai apporté de nouveaux éléments issus de travaux récents, ainsi du « Crépuscule Baudelaire », ou du chapitre sur l'inspiration... Puisque la notion de lyrisme revient souvent dans les débats depuis quelques années, et se trouve parfois est violemment critiquée, j'ai voulu la doter de plus de substance , donner des exemples, (Rimbaud, Valéry, Claudel, Saint-John Perse), ou proposer une histoire de l'ode et de l'élégie, plutôt qu'entrer dans la polémique, ou tenter de caractériser ce que serait un lyrisme contemporain.

 

Q.L. : N'y a-t-il pas un paradoxe à vouloir lester d'un travail d'érudition une notion aussi fuyante et aérienne ?

J.-M. M. : Le combat est perdu d'avance. Mais c'est par sa volatilité même que la notion m'intéresse : en tant qu'elle met en cause la possibilité de théoriser. Elle interroge l'émergence même du poétique, elle en souligne et en aggrave les tensions internes. Cela dit, tout geste critique est aussi une façon de se mettre soi-même en observation. J'ai avec le lyrisme de vieux comptes à régler : affaire de tempérament, d'histoire personnelle, de génération peut-être... Cette notion, je l'ai adoptée très tôt, le jour où un de mes professeurs de khagne a cité la phrase de Valéry : « le lyrisme est le développement d'une exclamation ».Voilà le genre de chose lyrique qui arrive à vingt ans : à partir d'un propos être tenté de redéfinir toute la littérature! Et je me souviens qu'à l'époque je superposais volontiers cette citation de Valéry au mot de Camus définissant l'art comme "une exigence d'absolu mise en forme".

 

Q.L. : En fait, vous montrez bien que le néologisme, s'il apparaît en plein romantisme, ne commence à être vraiment employé qu'à la fin du romantisme, dans une distanciation critique.

J.-M. M. : Le mot apparaît en effet au moment où le romantisme engage sa propre critique, en particulier chez Flaubert qui est le premier à faire du néologisme un usage significatif, dans sa Correspondance. C'est en prenant la mesure de cela que j'ai commencé à m'opposer à l'entente courte et évasive de la notion, celle qui ne voit dan,s le lyrisme qu' une espèce d'effusion, d'expression sentimentale complaisante. Aujourd'hui encore, Christian Prigent par exemple assimile le lyrisme à la « béance baveuse du moi », ce qui n'est pas sans intérêt relativement au travail de "dégazage" de l'âme qu'entend opérer son écriture... En tout cas, je me suis efforcé pour ma part de démarquer le mot du sentimentalisme qui lui est attaché, de démontrer que le lyrisme ne se réduit pas aux fleurs bleues de l'écriture. Mon premier travail fut de ramener la notion du côté du sublime ; pour cela il suffisait d'ouvrir le Littré, qui propose comme première définition : « caractère du style élevé, des inspiration solennelles, le lyrisme de la Bible ». On peut difficilement dire que la Bible soit le lieu des effusions personnelles! Ensuite, je me suis aperçu de l'importance d' un deuxième sens, tout aussi essentiel : l'idée de circulation et d'énergie. Ainsi, lorsque Flaubert parle du lyrisme, il le compare volontiers au mouvement du sang. Cette idée d'animation, de chaleur, significative de la façon dont les mots nous viennent parfois en abondance, me semblait d'autant plus intéressante qu'elle s'opposait à l'humeur stagnante de la mélancolie. En troisième lieu, j'ai observé que ce mot de "lyrisme" a d'emblée été partagé entre un sens positif et un sens négatif: on monte jusqu'au lyrisme, c'est le chant, et l'on tombe dans le lyrisme, c'est l'emphase, le pathos... La notion est "clivée" dès le départ, elle désigne une menace autant qu'une ambition, elle signifie le risque que prend le poète ou le poème. Enfin, le dernier point sur lequel s'effectue ce ressaisissement de la notion concerne l'importance qu'y conserve la fameuse donnée subjective. Comment articuler celle-ci à la question du sublime et de la chaleur du discours? Ce n'est pas par hasard que l'on assimile si facilement le lyrisme à l'expression du moi : l'émergence du néologisme est précédée par la longue histoire de la poésie lyrique...

 

Q.L. : Au fil des exemples que vous fournissez, on aboutit à une idée du lyrisme qui serait presqu'inverse à sa perception stéréotypée : ce ne serait plus l'expression de la béance du moi, mais au contraire l'arrachement à cette béance, une tentative de s'arracher au « moi » pour atteindre le « je » et prendre la parole.

J.-M. M. : Surgit alors aussi bien la part de l'altérité que celle de l'impersonnalité. Ce que j'appelle la soif! L'essai que j'avais consacré au lyrisme contemporain dans un précédent livre, La Poésie comme l'amour, s'intitulait « Comédie de la soif ». Il reprenait le titre d'un fameux poème de Rimbaud dont toute l'oeuvre me paraît se demander "comment boire?". Ne pouvant se désaltérer, Rimbaud prend le parti de l'altération : on en arrive ainsi au programme du voyant, à l'homme s'implantant des verrues sur le visage, qui en vient à désirer « des liqueurs fortes comme du métal bouillant ».

 

Q.L. : A étoiler la notion lyrique comme vous le faites, ne vient-il pas un moment où elle se confond avec l'idée même de littérature ?

J.-M. M. : La littérature dans son énergie, dans le mouvement qu'elle s'efforce de faire vers un sens en empruntant ce que Michaux appelle "la voie des rythmes". La littérature en tant qu'il nous reste toujours à essayer d'en ressaisir le pourquoi. Il est intéressant aussi de constater combien la notion de lyrisme brouille les frontières entre les genres.  C'est souvent un mot de prosateurs que la poésie démange . Le poète, au contraire du philosophe, doit descendre dans cet espèce de désordre qu'il est, cette masse d'illusions qu'il accumule. Il appartenait jadis à la lyre de pacifier les éléments déchaînés. L'harmonie du chant fut longtemps tributaire d'un ordre que le lyrisme avait pour objet de retrouver. Il s'agissait alors de se remettre au diapason d'une création intrinsèquement bonne. Pour nous , l'expérience du lyrisme conduit plutôt à descendre dans le puits obscur de la langue! J'aime que ce verbe "descendre" inverse l'envol icarien en une plongée ou un creusement. C'est en descendant dans la langue, dans le travail de figuration propre à la langue que l'on peut arriver à une espèce de juste posture, où s'équilibreraient le démon de l'absolu et le principe de réalité le démon de l'absolu et le principe de réalité. Tel pourrait être l'horizon du trajet lyrique. Un détour qui conduit au proche, un mensonge qui ramène au vrai, un envol qui nous rend au sol, c'est peut-être cela, le lyrisme! Je pense à nouveau à Rimbaud : « Je suis rendu au sol avec un devoir à chercher, la réalité rugueuse à étreindre ».

 

Q.L. : Cela évoque l'extraordinaire citation de Gide, inattendue, que vous rappelez : « Je crois que j'appelle lyrisme l'état de l'homme qui consent à se laisser vaincre par Dieu (...). et je crois volontiers qu'on n'est artiste qu'à condition de dominer l'état lyrique ; mais il importe, pour le dominer, de l'avoir éprouvé d'abord ». Pour autant, chez la plupart des prosateurs, la revendication lyrique est toujours distancée.

J.-M. M. : Le lyrisme constitue à la fois un repoussoir et une tentation. N'oublions pas qu'il peut donner lieu aux pires débordements, aux pires embrigadements. Les régimes totalitaires en on fait un usage particulièrement efficace. L'exaltation nationaliste prend volontiers comme arme une forme de propagande lyrique. Le lyrisme est donc aussi ce qu'il s'agit de tenir sous surveillance. Aussi bien sous sa propre plume ou dans sa propre voix, que tout autour de soi. Je suis par exemple frappé de la manière dont notre présent baigne dans le sentimentalisme médiatique. L'attente "lyrique" du public se laisse si facilement détourner et corrompre! Là aussi réside à mes yeux l'obligation de traiter sérieusement de cette notion : lui tourner le dos avec mépris, c'est aussi laisser libre cours à ces débordements. Reconsidérer avec un certain sérieux ce qui se joue dans le lyrisme a aussi du sens par rapport à ce qui nous menace alors que nous sommes sous un ciel vide, et que les médias s'empressent de disposer de cette espèce de ferveur inemployée en chacun.

 

Q.L. : On rejoint là, en débouchant sur cette distance critique imposée par l'Histoire, les polémiques qui ont traversé la poésie depuis une dizaine d'années. Sont-elles toujours aussi vives ?

J.-M. M. : Plus que jamais, quoiqu'elles s'inscrivent maintenant dans un travail de réflexion sur ce qu'est la poésie. De nombreux livres parus ces dernières années, comme ceux de Michel Deguy, Bernard Noël, Jacques Roubaud ou Christian Prigent, ont donné du sérieux à ce débat moins directement polémique. Pour autant, j'ai l'impression que si le pan lyrique de la poésie contemporaine n'a pas besoin de s'opposer à qui que ce soit pour exister, il n'en va pas de même pour tout un formalisme qui a besoin de se désigner un adversaire, et donc de maintenir cette notion de lyrisme dans une espèce de suspicion originaire, voire d'en reconduire les clichés.

 

Q.L. : En particulier en dénonçant une dimension religieuse qui lui serait attachée.

J.-M. M. :Oui, le côté saint-sulpicien, etc. Certes, il y a dans le lyrisme un mouvement vers une forme de sublimité ou de religiosité, ce qui n'est pas la même chose... Mais il importe que le ciel convoité reste vide. L'aspiration à ce que Mallarmé appelle "autre chose" vaut de rester privée d'objet! "Lyrisme reste donc un mot en suspens. Peut-être un mot funambulique, funambulesque. Il m'intéresse de considérer à travers lui ce mouvement étrange qui pousse à écrire et à avancer sur le fil de la voix. Sans doute la dimension aujourd'hui la plus importante est-elle celle de l'adresse à un lecteur inconnu, insaisissable; le lyrisme est tendu vers l'autre. Moins avide du Dieu que soucieux du semblable, il ne cesse de tenter ou de rêver de réconcilier l'écriture et la vie. Si l'acte d'écrire suppose une coupure par rapport au dehors, le lyrisme voudrait l'abolir. Faire entrer dans la langue la substance et les énergies de la vie. Mais aussi bien descendre dans ce mystère que reste le langage, approcher la façon dont il vit en nous, nous enflamme ou nous manque .

Propos recueillis par Bertrand Leclair