Henri Michaux

 

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Henri Michaux, peindre, composer, écrire

Catalogue de l'exposition consacrée à Henri Michaux par la Bibliothèque nationale de France, à l'automne 1999. Dirigé par Florence de Lussy et Jean-Michel Maulpoix. Co-édition Bibliothèque nationale / Gallimard. Textes de Pierre Alechinsky, Maurice Blanchot, Pierre Boulez, Michel Collot, Marc Le Bot, Gérard Macé, Jean Roudaut, Jean-Louis Schefer, Gérard Titus-Carmel.







 

Autres essais critiques présentés sur ce site

(poésie, prose, peinture...)



 

 Identité et métamorphoses 

Écritures du déplacement

dans l'oeuvre d'Henri Michaux

par Jean-Michel Maulpoix

 
Voyages réels Déplacements hallucinés Peinture et poésie
Voyages imaginaires Le déplacement des signes

Enjeux de la poésie

" Peindre, composer, écrire, me parcourir : là est l'aventure d'être en vie "

L'oeuvre de Michaux présente tout entière une double vocation au mouvement et à l'exploration. On ne saurait donc mieux la présenter dans son ensemble qu'en réfléchissant aux divers parcours qu'elle accomplit. La quête d'identité et de savoir qui s'y poursuit emprunte les voies de la métamorphose. Le déplacement y constitue le mode privilégié de l'exploration de soi-même. La condition humaine dans son ensemble s'y trouve traduite en rythmes, territoires et itinéraires psychiques. On assiste donc, dans cette oeuvre, à une multiplication de mouvements, aussi bien physiques (par les voyages ou les mises à l'épreuve du corps) que mentaux (par le travail de l'imaginaire ou l'expérience de la rêverie et du dérèglement intérieur provoqué) ou encore formels (par l'invention verbale et la création picturale).

Peu d'oeuvres manifestent aussi vigoureusement que celle de Michaux l'insatisfaction qui les motive. Et c'est un de ses traits les plus remarquables que de nous parler de la créature humaine, et donc de nous-mêmes, comme d'un pays à explorer, ou d'un paysage dont l'apparente stabilité dissimule quantité de minuscules événements. Des événements dont l'écrivain sera l'observateur et le témoin privilégié et dont il tiendra la chronique avec une assiduité doulouruse:

" Dans mes propriétés tout est plat, rien ne bouge; et s'il y a une forme ici ou là, d'où vient la lumière? Nulle ombre.

Parfois quand j'ai le temps, j'observe, retenant ma respiration; à l'affût; et si je vois quelque chose émerger, je pars comme une balle et saute sur les lieux, ms la tête, car c'est le plus souvent une tête, rentre dans le marais; je puise vivement, c'est de la boue, de la boue tout à fait ordinaire ou du sable, du sable. "

 

En février 1985, quatre mois après la mort de Michaux, paraissait sous sa signature aux éditions Gallimard un ouvrage intitulé Déplacements dégagements dont il avait achevé le manuscrit peu de temps avant de disparaître. Pressentait-il alors sa fin prochaine? Toujours est-il que le titre de ce recueil, dramatiquement éclairé par la mort de son auteur, prend une valeur testamentaire : l'on ne peut s'empêcher d'y entendre comme une définition ultime de l'acte créateur, juste avant le déplacement et le dégagement finals, ceux de la mort, sur laquelle Michaux n'avait cessé d'anticiper par l'écriture, la rêverie, ou l'aliénation provoquée.

Emblématique de l'oeuvre, ce titre l'est jusque dans sa graphie et ses sonorités. Il est formé d'un couple de termes juxtaposés, tels que Michaux les affectionne (Epreuves exorcismes, Emergences résurgences, Façons d'endormi façons d'éveillé...). Cette simple apposition de deux mots établit entre eux une tension. Elle crée un champ de forces, voire un "champ magnétique": un espace d'attraction où quelque chose, justement, se déplace et se dégage. Ce titre vient couronner une longue lignée d'oeuvres elles-mêmes placées sous l'égide du mouvement: Ailleurs, Passages, L'Infini turbulent, La Nuit remue, Parcours, Par des traits, Par la voie des rythmes, etc... Il dégage et il identifie, en quelque sorte, une fois pour toutes, ce que les autres titres de Michaux répétaient avant lui. Mais, tout en dégageant l'essentiel, il ne conclut pas: il répète plutôt et déplace une nouvelle fois ce dont l'écriture avait déjà fixé la trace.

Ce titre nous invite donc à relire et à reparcourir l'ensemble des trajectoires de Michaux. Il résume son projet et il livre la clef de sa surprenante variété d'inventions et de formes.

 

Les déplacements d'Henri Michaux, ce sont ces allées et venues dans l'espace géographique ou dans l'imaginaire que constituent les voyages, réels ou fictifs. Ce sont les élans turbulents de la drogue, de la folie, des signes, des couleurs, du sens, de l'écriture ou de la peinture. Plus fondamentalement, c'est d'un déplacement dans "l'espace du dedans" qu'il s'agit toujours, vers le plus intime, le plus secret, le plus reculé de l'être, en direction de ce que Michaux appelle "les lointains intérieurs".

Mais chaque déplacement est aussi dégagement: à la fois mise à jour d'un sens enfoui, recherche d'un "grand secret", et libération d'une contrainte. C'est là l'aspect magique de l'oeuvre de Michaux: son écriture médiumnique vise à intervenir dans l'être; elle est foncièrement mobile et mobilisatrice. Une phrase de Passages résume cela: "j'écris pour me parcourir. peindre, composer, écrire: me parcourir. Là est l'aventure d'être en vie."

 

Il convient tout d'abord d'observer que ces déplacements multiformes résultent de la difficulté d'être d'Henri Michaux. Ils l'accusent autant qu'ils la corrigent. Ils n'y apportent pas de solution définitive, mais une sorte de réponse rythmique. Ils correspondent à une incessante remise en route du sujet qui ne craint rien tant que sa fatale inertie, et qui pourtant recherche, au-delà de ces incessants déplacements, quelque dégagement inouï qui lui permettrait d'acquiescer enfin et qui l'installerait comme de plain-pied dans l'éloignement. C'est là notamment le sujet des poèmes de Postures, dernière section du volume paru en 1985, par où le destin a voulu que s'achevât l'oeuvre du poète. Voici le texte qui clôt cet ouvrage:

 

" Dans l'étroite salle

qui cesse d'être étroite

calme vient à notre rencontre

un calme de bienvenue

composé d'allonges, d'allonges

abandons non dénombrés

 

Emplacement n'est plus ici

n'est plus là

on a cessé d'en avoir, d'en vouloir

 

Du cotonneux en tous sens

vacillant, indéterminé

sur le passé qui sombre

 

Tourments, tournants dépassés

un corps pourtant non disparu a coulé

 

Lieux quittés

Temps du calme continu

parfait

non modulé.

 

Temps dans lequel on ne sera plus déconcerté

divisé,

dans lequel rien n'interpelle,

où ne débouche phénomène aucun

 

Plus de rencontre

Monde sans gradins

ou aux milliers d'imperceptibles gradins

accidents indistinctement coulissant dans de similaires accidents

 

Egalisation

enfin trouvée

enfin arrivée

 

qui ne sera plus interceptée.

On y vogue.

 

Jubilation à l'infini de la disparition des disparités. "

 

Ce poème me semble faire entendre une tonalité très " orientale ". Il évoque un apaisement, un détachement, une " égalisation " tout opposés aux divisions et aux disparités dont souffre l'homme occidental. Il nous démontre combien Michaux aspirait vers la fin de sa vie à un immense détachement qui l'aurait dégagé de lui-même et qui aurait mis fin à la séparation du sujet d'avec le monde.

Mais c'est là le terme d'un itinéraire. Et il faut à présent revenir sur la " difficulté " d'être qui explique les mouvements en tous sens que l'on peut observer dans l'oeuvre de Michaux. Rappelons que lui-même se présente ostensiblement comme un petit être au souffle court, aux muscles faibles, aux os fragiles: une espèce de créature incertaine et chétive, souffrant d'un déficit ou d'un surcroît d'identité, sujette à toutes sortes de vertiges et de métamorphoses, contrainte donc au déplacement par les allées et venues de ses fantômes intérieurs, poussée sans cesse à dégager, à déguerpir sous l'injonction de quelque pouvoir coercitif. Ainsi, Plume, l'anti-héros inventé par Michaux, est-il un être " déplacé ": il n'est pas à sa place dans le monde réel. Il ne coïncide pas, il s'avère inapproprié, il se situe sans cesse, comme son auteur, " entre centre et absence. "

Les déplacements et les dégagements sont donc à la fois pour Michaux une fatalité et une méthode, une façon de subir et une réponse insoumise à la persécution du moi. Complémentaires autant que paradoxaux, ces deux termes évoquent aussi bien le mouvement de l'être dans l'espace que le mouvement de l'espace dans l'être. L'homme est le témoin des coups de théâtre de son intériorité autant que l'acteur de sa révolte. Son voyage peut être immobile et stupéfiant; il peut aller vers le centre ou vers les lointains; il peut distendre la temporalité ou l'espace; il a toujours une réalité psychique et une valeur existentielle.


Les voyages réels

Chronologiquement, les premiers voyages de Michaux sont ceux qu'il effectue mentalement par la rêverie, pendant son enfance belge. Ainsi qu'il le confie dans un texte de 1958 intitulé " Quelques renseignements sur cinquante-neuf années d'existence ", ce sont les mots du dictionnaire, découverts à 11 ans, puis la langue latine, qui accueillent son humeur boudeuse d'enfant anémique à qui la vie réelle répugne. D'emblée, c'est en se tournant vers le dedans et en s'intéressant aux signes que Michaux parvient à se dégager quelque peu de ce qu'il connaît du monde: " Découverte du dictionnaire, des mots qui n'appartiennent pas encore à des phrases, pas encore à des phraseurs, des mots et en quantité, et dont on pourra se servir soi-même à sa façon. "

Plus tard, vient l'époque des voyages réels. Renonçant en 1920 aux études de médecine qu'il avait entreprises l'année précédente, Michaux "embarque comme matelot sur un cinq-mâts schooner." Entre l'Europe et l'Amérique, il va ainsi voir s'ouvrir ce qu'il appelle "la grande fenêtre" de la mer et découvrir une "camaraderie étonnante, inattendue, fortifiante", toute opposée à l'isolement qu'il avait connu dans le pensionnat flamand où il avait poursuivi ses études primaires. Mais en 1921, le désarmement des bateaux qui avaient servi de transports de troupes et de vivres pendant la première guerre mondiale renvoie Michaux à terre où il retrouve la ville et les "gens détestés". C'est alors, dans ces années de "ratage", entre 1921 et 1926 que Michaux éprouve le désir d'écrire. Il publie ses premières plaquettes en Belgique: Les Rêves et la jambe (1923), Fable des origines (1924). Je reviendrai plus loin sur les conditions de cette entrée dans la littérature.

Si l'on excepte Qui je fus, paru aux éditions Gallimard en 1927, mais qui ne fut jamais réédité par son auteur, le premier livre important retenu par Michaux lui-même est un récit de voyage, Ecuador, publié chez Gallimard en 1929. Michaux a séjourné un an en Equateur, à l'invitation de son ami, le poète Gangotena. Il présente cette aventure géographique comme une véritable épreuve, autant physique que morale. L'idée même de voyage se trouve déplacée, lorsque Michaux écrit, dans la "Préface" d'Ecuador: "Un homme qui ne sait ni voyager, ni tenir un journal a composé ce journal de voyage." Plutôt qu'à une excursion exotique, c'est en fait à une espèce de seconde mise au monde que nous assistons, à un départ absolu, impliquant un risque physique et une perte de toutes les références. Allant en Ecuador, Michaux abandonne les "pélerinages voûtés" de la vie quotidienne. Il semble à la recherche du milieu idéal et infranchissable du monde. L'équateur est aussi bien un secret, une limite, une ligne de partage qui lui sont intérieurs. Le déplacement implique une perte de toutes les références. Sur la mer, dès les premiers roulis, une crise d'identité se fait sentir: Michaux fait face à un "désert haletant". Plus tard, arrivé à Quito, il voit se dresser la Cordillère des Andes et il subit alors ce qu'il nomme la "crise de la dimension":

"La première impression est terrible et proche du désespoir.

L'horizon d'abord disparaît

Les nuages ne sont pas tous plus hauts que nous.

Infiniment et sans accidents, ce sont, où nous sommes,

Les hauts plateaux des Andes qui s'étendent, qui s'étendent."

 

Michaux n'emploiera pas des termes très différents lorsqu'il caractérisera, quelques années plus tard les "grandes épreuves de l'esprit" auxquelles l'initieront ses expériences de l'hallucination provoquée. Tels qu'il les décrit dans Ecuador, les paysages volcaniques des hauts plateaux équatoriens évoquent les créations d'un cerveau halluciné. On y fume "l'opium de la grande altitude", on y marche sur "un sol venu du dedans". On y suffoque, on s'y fatigue et l'on s'y affaiblit.

L'Equateur cristallise ainsi toutes les difficultés de l'être. Il figure le redoutable face à face du sujet avec la matérialité du milieu terrestre. Il met à nu sa précarité. Vis-à-vis de la verticalité de la montagne, le voyageur s'éprouve faible et démuni. Son souffle court et sa "carcasse de poulet" semblent ne pas pouvoir résister à l'épreuve qui leur est imposée. Or, ce voyageur se découvre des forces, une volonté et un entêtement qui le surprennent. Sa souffrance même apparaît en définitive comme le signe manifeste de son existence. La "crise de la dimension" révèle en vérité l'aspiration à ce qui est plus haut, plus fort et plus beau. Le voyageur s'exclame alors :"Malheur à ceux qui se contentent de peu!"

 

Dans Un barbare en Asie, le voyage prend une dimension nouvelle. Il s'agit cette fois d'une exploration systématique des pays asiatiques où Michaux paraît être parti à la recherche d'un projet spirituel. Il va découvrir, pour la première fois, aux Indes, un peuple qui "en bloc, paraisse répondre à l'essentiel." Ce voyage-là date de 1930. Après la mort de ses parents, en 1929, Michaux avait fait d'autres excursions, vers la Turquie, l'Italie, l'Afrique du nord. Celles-ci étaient destinées, de son propre aveu, à "expulser de lui sa patrie, ses attaches, de toutes sortes. Mais après avoir ainsi voyagé "contre", il voyage "pour". Si critique ou si injuste soit-il parfois, notamment vis-à-vis de la société japonaise, Un barbare en Asie donne le sentiment d'une découverte enthousiaste, comme si, plutôt qu'un espace géographique, Michaux s'était effectivement ouvert un accès à un territoire intérieur nouveau. Ainsi exalte-t-il l'Hindou pour sa maîtrise, sa tranquillité, son goût de la jouissance et de l'adoration, sa capacité à "intervenir quelque part en soi." Après les Hindous, d'autres peuples sont visités : Tibétains, Cingalais, Chinois, Japonais, Malais. Chaque fois, le voyageur se pose en observateur: il s'attache à témoigner de la singularité de chacun. Il tire de ses essais interprétatifs les fragments d'une morale. C'est une certaine façon d'être, de marcher, de se tenir, qui est finalement exaltée. Au bout de son voyage, Michaux découvre à Java un peuple qui lui semble parfait:

"Le Malais a quelque chose de sain, de noble, de propre, d'humain. (...) Il est précis, net, rappelant parfois le Basque. Malheureusement, je connaîtrai à peine les Malais. Il n'y a pas une chose que je n'aime en eux. Pas une forme. Pas une couleur."

Il semble donc que pendant ce périple asiatique, et particulièrement dans sa dernière étape, Michaux ait vérifié un certain nombre d'intuitions personnelles, voire ébauché une éthique, assez peu codifiable en préceptes, mais qui se résumerait par la mise en évidence de quelques qualités essentielles dont l'Occident aurait perdu le sens: le goût du secret, la sensualité, l'insatisfaction, la lenteur, le détachement, la rêverie, l'aptitude à intervenir en soi... Ce n'est pas un Orient de pacotille qu'il rapporte, avec ses gourous, ses parfums et ses tissus chatoyants, mais quelque chose comme le sentiment de l'Orient même de l'être, une vue plus clairvoyante et peut-être plus complète de la condition humaine. Pour reprendre l'une de ses formules, Michaux a obtenu, en voyageant à travers l'Asie "passeport pour aller demain de par les mondes". Il n'aura alors plus besoin de se déplacer physiquement d'un pays à l'autre, il voyagera désormais par la méditation, ayant adopté le précepte de Bouddha, formulé aux deux dernières lignes d'Un Barbare en Asie : Tenez-vous bien dans votre île à vous. COLLES A LA CONTEMPLATION." L'orient, en définitive, lui permet de s'orienter.


Voyages imaginaires

En 1949, Michaux écrira dans La vie dans les plis: " Je ne voyage plus. Pourquoi les voyages m'intéresseraient-ils? Ce n'est pas ça. Ce n'est jamais ça. " Ce n'est plus au-dehors de soi que le poète va scruter l'étrangeté mais en soi. Ce n'est pas en Asie qu'il fera figure de visiteur barbare, mais dans ses intimes " propriétés ". Collé à la contemplation, il se contentera alors, pendant un temps, des voyages imaginaires que la rêverie et l'écriture sont aptes à faire proliférer. Ces déplacements fictifs donneront lieu à l'invention des contrées utopiques d'Ailleurs (La Grande garabagne, le Pays de la magie, Ici Poddema). Ces pays irréels constituent pour Michaux des " Etats-tampons ": il dit avoir commencé d'inventer certains d'entre eux lors de ses voyages réels, pour se protéger de la réalité étrangère qui l'oppressait et pour se l'approprier métaphoriquement. Ainsi confie-t-il que Plume naquit en Turquie et que ce personnage persécuté disparut le jour même de son retour de ce pays.

Chacun des territoires fictifs présenté dans Ailleurs est visité d'une façon particulière. En " Grande Garabagne ", ce qui frappe est la division du peuple en tribus nombreuses qui se distinguent par des pratiques singulières, des rites et des comportements remarquables traduisant des différences de tempérament: les Hacs sont spécialisés dans les combats fratricides et spectaculaires, les Orbus sont de sages philosophes aux "yeux de vase", les Ourgouilles s'empiffrent, "n'ont souci de rien, et vivent sans rien faire", les Gaurs sont altérés de religion. Ainsi prolifèrent les races fictives comme autant de curiosités anthropologiques et de provinces du "dedans". Omobuls, Omanvus, Ecoravettes, Rocodis, Garinavets, cet inventaire délirant donne lieu à une surprenante création verbale

Au " Pays de la magie ", ce sont principalement des phénomènes surnaturels qui sont observés. Ou plutôt, il s'agit là d'un territoire où la nature même s'avère spontanément surnaturelle. Par exemple:

"Sur une grande route, il n'est pas rare de voir une vague, une vague toute seule, une vague à part de l'océan.

Elle n'a aucune utilité, ne constitue pas un jeu.

C'est un cas de spontanéité magique."

Au Pays de la Magie, les esprits s'imposent aux objets. Ils contraignent et déterminent les comportements. A " Poddema ", on assiste à une sorte de nouvelle synthèse entre les coutumes et les forces psychiques. Les tribus imaginaires sont groupées en deux catégories principales: les Poddemais naturel et les Poddemais au pot. Les uns sont dominateurs et les autres esclaves. Tous se caractérisent par leur hypersensibilité: cette civilisation privilégie le "savoir-sentir" plutôt que le savoir-faire". Elle a notamment composé une gamme de frissons. La vie immobile et végétative des Poddemais favorise leur hypersensibilité. Elle s'apparente à celle des végétaux dont Michaux développera dans ses dessins l'imagerie fantastique.

 

Sur chacun de ces territoires, règne la métamorphose. Elle opère l'essentiel du déplacement et du dégagement. Elle fait apparaître l'insoupçonné des conduites ordinaires en transfigurant le monde, considéré avec l'oeil de l'innocence ou de la folie. Le regard à la fois inquisiteur et naïf de ce barbare perpétuel qu'est le rêveur accuse la stupidité, la férocité ou la faiblesse humaine que voilent les conventions, la culture et les habitudes. C'est en exagérant les particularités, et dans une sorte d'aveuglement outré, que Michaux nous donne à voir. Il y a tout à la fois une dimension onirique fantaisiste ou farfelue dans ces textes, et une dimension philosophique que je serais tenté de rapprocher, toutes proportions gardées, de Candide de Voltaire, ou des Lettres persanes de Montesquieu, tant le regard naïf de l'étranger y permet l'émergence satirique d'une vérité cachée. Plutôt que dans la tradition littéraire des récits de voyages, soucieux du pittoresque et de l'exotisme, Michaux s'inscrit à l'intersection de ces reportages philosophiques que sont les contes voltairiens et de ces expériences spirituelles ou mystiques que constituent les voyages dans l'au-delà, le " Livre des Morts " ou la descente aux Enfers.

Les démarches de l'imagination opèrent ainsi un double dégagement : au sens familier, on dira que les illusions, les idéologies, les béquilles mentales de toutes sortes doivent "dégager", faire le vide, faire place nette. Au sens fort du mot, on verra dans cette écriture la mise en perspective des "lointains intérieurs", et comme l'avènement du plus secret, du plus intime. Pour se dégager, l'être se déplace lui-même dans toutes sortes d'objets: une pomme, des fourmis, une plage, une forêt. N'étant rien, mais infiniment souple, ce petit être va se mettre partout. L'imaginaire d'Henri Michaux présente les moeurs d'un Bernard l'Hermite:

" Partout où il va, il s'installe.

Et personne ne s'étonne, il semble que sa place était là depuis toujours.

On attend, on ne dit mot, on attend que Lui décide. "

 

Je comparerais volontiers les pays dont Michaux inventorie les coutumes à des instruments optiques, de puissants microscopes permettant d'observer de très près, et jusque dans les moindres détails, en déformant grotesquement leurs traits, ces drôles de créatures infimes que sont les hommes. Ces outils expressionnistes sont si puissants et pernicieux que l'on comprend bientôt que tout cela a déjà été vu ailleurs, à l'oeil nu, mais sans que l'on s'en rendît compte. L'imaginaire produit un effet d'exotisme en présentant les éléments les plus anodins de la réalité sous un angle inconnu. La fièvre imaginative de Michaux projette sur le papier, comme dans une salle de cinéma, quantité d'identités occasionnelles et transitoires. Le poète multiplie ainsi les figures d'emprunt. Sa fièvre de métamorphose semble tout à la fois rendre impossible l'individuation en affolant tous ses repères, et constituer une "recherche éperdue de l'individualité et de la distinction" .

Ce savoir de la métamorphose, Michaux l'a puisé dans des lectures hybrides: anatomie, sciences naturelles, encyclopédies et manuels de parapsychologie . Quant à sa faculté de métamorphose, elle tient à sa puissance de traduction : il transcrit en figures corporelles, en apparences ou en conditions successives les moindres événements de sa vie intérieure. Il convertit "l'espace du dedans" en paysages et en corps. Ainsi s'impose-t-il comme un grand poète de la figure ou de la figurativité, en même temps que comme un herméneute capable de déchiffrer et d'articuler ce qui demeure inexprimé. Il est enfin dramaturge ou metteur en scène, dans la mesure où il élabore de petites pièces qui mettent en représentation cette même intériorité invisible.

La métamorphose constitue donc une remontée vers la surface de l'identité, voire une identification de soi à fleur de peau. Le poète est ce pêcheur qui remonte du dedans des " morceaux d'homme " et qui leur prête une apparence matérielle souvent fantastique:

" Mes bras égarés plongent de tous côtés dans des ventres, dans des poitrines; dans les organes qu'on dit secrets (secrets pour quelques-uns!).

Mes bras rapportentr toujours, mes bons bras ivres. Je ne sais pas toujours quoi, un morceau de foie, des pièces de poumons, je confonds tout, pourvu que ce soit chaud, humide et plein de sang. "

 

On le voit, Michaux fouille le dedans de l'être avec une espèce de rage destructrice et désespérée, comme s'il espérait y trouver de la tiédeur. Il malmène et torture les apparences tout à la fois pour tenter de connaître " Le Grand Secret " et pour obtenir un accès illuminatoire à la plénitude. " Le Grand combat " ouvre la voie qui mène au " Grand secret ". Sur le chemin de la vérité, " l'être intérieur combat continuellement des larves gesticulantes. "

Tous les déplacements réels ou imaginaires, géographiques ou fantasmagoriques de Michaux sont donc des approches, des acheminements qui n'entrouvrent de vérité que par surprise, par accident et par surcroît. Ils constituent des actes de création et des kyrielles d'inventions. Ils ne veulent rien prouver, rien enseigner, mais ils observent, ils scrutent, ils interrogent, ils nous apprennent seulement à mieux ouvrir les yeux. Michaux voyage, peint, écrit, compose, essaie des drogues, "pour approcher le problème d'être". Il le rend plus crucial, plus spectaculaire, plus saisissant. Il s'y établit à demeure, puisqu'en fin de compte c'est ce " problème " même qui est notre véritable propriété. Le déplacement et le dégagement résultent de notre inaptitude à connaître quoi que ce soit, et d'abord nous-mêmes, autrement que dans l'instance d'une crise et d'un vertige. L'écrivain découpe des " tranches de savoir " en faisant directement l'épreuve de la précarité et de l'aléatoire de sa condition.


Le déplacement halluciné

Henri Michaux a poursuivi l'exploration de ce primordial dénuement en systématisant, à partir de 1956, ses expériences d'aliénation mentale provoquée par l'usage d'hallucinogènes. Ces expériences furent prolongées un certain temps, puisque le dernier grand ouvrage de Michaux consacré aux drogues, Misérable miracle, date de 1972. Elles ont pris un temps l'allure d'une enquête systématique (avec l'usage de drogues différentes, dosées variablement) rapportée dans Connaissance par les gouffres (1961) et dans Les Grandes épreuves de l'esprit (1966).

On sait que le rapport de Michaux aux hallucinogènes est clairement défini par les trois phrases qu'il a placées en épigraphe à Connaissance par les gouffres : "Les drogues nous ennuient avec leur paradis. Qu'elles nous donnent plutôt un peu de savoir. Nous ne sommes pas un siècle à paradis." L'expérience des drogues ne constitue donc pas une échappatoire. Elle est tout au contraire légitimée par le souci de "parcourir de bout en bout, sans fin, sans honte" la "médiocre condition humaine". L'hallucination provoquée est comme l'écriture un lieu d'expérimentation de soi. Il s'agit de voir l'être fonctionner en jetant sur ses pénombres une lumière extrême et en modifiant ses appuis. Ainsi écrit-il dans connaissance par les gouffres : " Toute drogue modifie vos appuis. L'appui que vous preniez sur vos sens, l'appui que vos sens prenaient sur le monde, l'appui que vous preniez sur votre impression générale d'être. Ils cèdent. Une vaste redistribution de la sensibilité se fait, qui rend tout bizarre, une complexe, continuelle redistribution de la sensibilité. "

Mais cette aventure, bien sûr, n'est pas sans péril, puisque l'observateur est aussi l'observé. Michaux se rend lui-même jusque sur les rives de la folie. Dans le chapitre V de Misérable Miracle, il raconte comment, lors de sa quatrième prise de mescaline, une erreur de calcul le conduisit à prendre le sextuple de la dose prévue: c'est alors qu'il aborda les " grandes épreuves de l'esprit ", complètement submergé par les vagues de l'océan mescalinien:

" Quoi? Qu'est-ce qui se passe? L'état major saisi au collet perd de vue ses troupes. Plus indéfendable qu'un bouchon tressautant dans une eau agitée, plus vulnérable qu'un garçonnet avançant contre une colonne de tanks qui débouchent sur la route. "

On voit que seule la création métaphorique est à même de traduire et de réactualiser dans l'écriture l'effroi de la dépossession subie. Il y a bien sûr une espèce de gageure ou de paradoxe à prétendre écrire sur un état qui n'est réellement perceptible que dans un complet dérèglement de toutes les facultés. La drogue a posé à Michaux des questions d'esthétique et d'efficacité technique; elle a en quelque manière contraint le poète observateur et expérimentateur à multiplier les modes de déplacements de l'écriture : usage du poème fulgurant, des traits et des lignes, des récits après-coup, des études très documentées, attention surtout aux moments de retour au réel, aux "émergences" et aux "résurgences". Le mouvement, là, est en premier lieu celui des images qui affluent, qui pullulent, incontrôlables, et qui s'emparent de la tête et de la feuille.

A l'issue de telles expériences, Michaux parvient à l'une des définitions les plus singulières qu'il ait données de l'homme : "un être à freins", dit-il, qui ne supporte le réel qu'en l'atténuant. Cela invite à prendre conscience de l'espèce d'héroïsme inavoué ou latent que suppose la systématisation des déplacements expérimentaux à l'intérieur de soi. Michaux a en effet fondé l'essentiel de son travail d'écrivain sur ce qui s'avère le plus faible et le plus alarmant dans la créature humaine, à savoir son inaptitude à se fixer. Ses expériences d'hallucination provoquée ont abouti à le rapprocher de ceux qu'il appelle les " frères de plus personne ", les aliénés:

" Combien souvent en ces heures interminables, quoique courtes en fait, de l'expérience du terrible décentrage, combien souvent n'a-t-il pas songé à ses frères, frères sans le savoir, frères de plus personne, dont le pareil désordre en plus enfoncé, plus sans espoir, va durer des jours et des mois qui rejoignent des siècles, battus de contradictions, de tapes psychiques inconnues et des brisements d'un infini absurde dont ils ne peuvent rien tirer. "

Initié par la mescaline à un " fonctionnement mental autre ", Michaux publiera plusieurs textes inspirés par les aliénés, notamment dans Chemins cherchés, chemins perdus, transgressions, paru aux éditions Gallimard en 1981. De nouveau, il demande à " l'anormalité " de l'aider à mieux comprendre ce qu'est l'homme ordinaire, et de lui révéler toute la richesse d'énigmes qui se dissimule sous le masque des apparences simples.

Il existe encore d'autres types de déplacements dans l'oeuvre de Michaux, tels que la rêverie dans Façons d'endormi, façons d'éveillé (1969) où il décrit les états transitoires qu'il affectionne entre veille et sommeil, ou tels que la maladie dans Bras cassé (1973) où il rapporte sa découverte de " l'homme gauche ".

Mais je souhaite en venir à présent aux deux modes de déplacements les plus évidents et les plus directement " lisibles ": ceux des signes de l'écriture ou de la peinture. Peindre ou écrire, c'est pour Michaux être en campagne.


Le déplacement des signes

L'écriture est un acte qui lui coûte, un acte suspect, un acte déplacé. Au départ, il se défie d'elle qui laisse à son goût trop de traces. Dans Poteaux d'angle, il pointe ce paradoxe:

" Plus tu auras réussi à écrire (si tu écris), plus éloigné tu seras de l'accomplissement du pur, fort et originel désir, celui, fondamental, de ne pas laisser de trace.

Quelle satisfaction la vaudrait? Ecrivain, tu fais tout le contraire, laborieusement tout le contraire! "

Si Michaux s'est décidé à écrire, ce n'est finalement que "faute de mieux", faute de pouvoir intervenir plus directement dans l'être, faute de pouvoir se mouvoir avec des moyens moins contraignants, plus efficaces et plus légers.

Le vertige des genres

La notion de déplacements prend alors un relief singulier si nous la mettons en relation avec l'espèce de vertige des genres que cultive volontiers Michaux. Il affirme en effet que "les genres littéraires sont des ennemis qui ne vous ratent pas si vous les avez ratés du premier coup". Il veut dire par là que tout écrivain qui ne prend pas d'emblée ses distances avec la tradition et qui ne se donne pas pour premier objectif de mettre en pièces ses héritages tombera fatalement dans l'ornière de la littérature. Michaux récuse celle-ci dans ses classifications, ses codes, tout ce que Genette appelle "l'intertextualité", qui détermine et qui sépare. Irréductible à tout cloisonnement, l'oeuvre de Michaux se déplace parmi les genres et déplace les critères ordinaires de ceux-ci. On y trouve aussi bien des aphorismes, des récits, des poèmes en vers ou en prose, des journaux intimes ou de voyage, des reportages, des essais, des notes de zoologie ou de botanique, des fables ou des contes, des micro-romans, des pièces en un acte, des albums, des préfaces, des traités divers, des dialogues à la façon platonicienne... Tout cela de manière telle que la notion même de genre littéraire devient tout à coup vertigineuse ou stupide: chaque texte se déplace sur des lisières entre ces différentes formes, sans jamais coïncider véritablement avec aucune d'elles.

Dans l'ensemble, on observera qu'hormis ceux qu'il consacre à l'étude des hallucinogènes, les textes de Michaux sont de peu de longueur. Ils répondent aux poussées, aux urgences, aux déplacements aléatoires de l'écriture. "Attention au bourgeonnement, prévient-il; écrire plutôt pour court-circuiter." Ce qui importe ici, comme dans la peinture, c'est avant tout la vibration des énergies, leur circulation et leur aptitude à surprendre, à secouer le figé et l'assis. " Va suffisamment loin en toi pour que ton style ne puisse plus suivre " conseille l'auteur de Poteaux d'angle. D'où une véritable stylistique du déplacement-dégagement, avec anacoluthes, ellipses, anadiploses, et quantité d'autres figures ductiles ou exclamatoires. La prose de Michaux est aussi électrisée que ses vers. Elle ne laisse pas le temps au discours de s'établir et de restaurer frauduleusement le sujet dont l'imaginaire a brouillé les traits. Elle le contrarie plutôt et le prend de vitesse. Il faut que la littérature dégage en ce qu'elle a de plus collant et complaisant pour permettre un vif déplacement. Dans Passages, il avoue:

" J'ai le besoin périodique de me perdre et d'ainsi me rafraîchir. Dieu sait pourtant que je ne cours pas après un grand nombre de vocables pour en devenir propriétaire. C'est proprement l'opposé. "

Peinture et poésie

La peinture fut longtemps l'objet des mêmes soupçons que l'écriture. Jusqu'en 1925, Henri Michaux prétend l'avoir détestée. C'est en découvrant Klee, Ernst, puis Chirico, dont les oeuvres lui causent une "extrême surprise", qu'il dit avoir désarmé sa haine d'un art qui lui semblait jusque là se contenter de répéter "l'abominable réalité" . De même, quelques années plus tôt, en 1922, la lecture des Chants de Maldoror, avait réveillé en lui "le besoin, longtemps oublié, d'écrire".

A peu d'année d'écart, Henri Michaux commence donc de se réconcilier successivement avec l'écriture et la peinture. dans les deux cas, ce rapprochement est favorisé par la découverte d'oeuvres iconoclastes qui lui laissent entrevoir la possibilité d'une expressivité et d'un dégagement nouveaux . Le "gréviste" angoissé qu'il est par nature, convaincu que les mots manquent l'essentiel, va se décider enfin à son tour à "participer au monde par des lignes". Ce seront, pour commencer, des lignes d'écriture: dès 1922, Michaux se met à écrire, "toujours réticent" et "toujours partagé".

La peinture, cependant, le préoccupe déjà. Un de ses premiers textes a en effet pour titre "l'origine de la peinture" : on y découvre le récit d'une scène de chasse et de consommation anthropophagique localisée dans une caverne préhistorique, où viennent se surimprimer à la figure humaine pas encore établie des "becs", des "têtes d'animaux rares" et une "bête très grosse cachée dans une coquille épaisse". Il s'y formule le voeu d'un état rupestre des signes et d'une double rupture avec l'apparente unité du sujet humain et l'articulation du langage socialisé. C'est la puissance de délectation de l'image des choses qui s'y trouve affirmée. C'est dans la langue de Maldoror, et avec les façons brutales de celui qui "ne se souvient pas d'avoir eu l'homme pour ancêtre" , que Michaux, pour la première fois, parle de la peinture. Un peu plus tard, en 1927, une page d'idéogrammes imaginaires, intitulée "narration", manifeste à son tour, au plan plastique cette fois, la préoccupation de dessiner les rudiments graphiques d'une autre langue, affranchie de la signification et de la lisibilité. Ces curieuses idéographies, tout autant que les personnages inventés et baptisés d'identités extravagantes, sont des physionogrammes à travers lesquelles Michaux projette des aspects de soi.

Peinture et poésie sont donc étroitement unies, dans une même mise en cause du "Nombre d'Or" dès les premiers moments de l'oeuvre de Michaux. Objets et instruments à la fois d'un même exercice du soupçon, elles s'arc-boutent l'une contre l'autre pour engager le procès des signes. En vérité, Michaux n'est pas poète avant d'être peintre. Il entre dans l'écriture par le biais d'une invention idéogrammatique : celle que produit constamment en lui ce qu'il appellera plus tard la "fonction imagogène" , c'est-à-dire dans la projection permanente d'un spectacle de signes qui distribuent et qui distordent les figures du dedans. Les premières "fables des origines" valent déjà comme tableaux arrachés à l'ordre contraignant de la mimesis. D'emblée, c'est un "combat contre l'espace" qui se trouve ainsi engagé. Un double attentat est perpétré, contre l'ordre de la syntaxe et celui de la géométrie. L'oeuvre de Michaux puise dans un univers pré-verbal ou para-verbal les ressources nécessaires à l'opération-déplacement. Qu'il soit littéraire ou plastique, le travail des signes aura pour objectif le déconditionnement.

En effet, Michaux affirme peindre pour se déconditionner: "Né, élevé, instruit dans un milieu et une culture uniquement du "verbal", je peins pour me déconditionner" . Il s'agit alors de "claquer la porte de la littérature". Mais c'est pour y rentrer par la fenêtre. La peinture, art de l'immobilité devient en effet le modèle paradoxal de la mobilité verbale. Comme l'écrit Geneviève Bonnefoi, ce que Michaux apprécie le plus dans la peinture c'est "le cinéma" . Une animation de signes, et non une fixation de sens. Epure de la langue, la peinture est une écriture réduite à son geste, son désir, son tracé, ses sillages indéfiniment recommencés. " La ligne, c'est la phrase, mais sans les mots ". Résignée à l'indéfini, résolue à l'insignifiance, la ligne va donner à voir, mieux que le langage articulé, "le phrasé même de la vie, mais souple, mais déformable, sinueux". Michaux dessine "comme on se tâte le pouls" , à l'écoute de ce bruit et de cette pulsation qu'il est, cardiomancien désireux de visualiser les rythmes qui le constituent. La ligne dessinée, tremblée, aventureuse, est le paroxysme du déplacement, car elle est à elle-même son propre mobile et son propre motif. Elle n'est plus nouée à la parole; elle n'a presque plus d'épaisseur ni de substance; elle va, indépendante, délivrée du sens et des apparences.

Les lignes, les traits, les taches, sont donc préférés aux mots à cause de leur absence de syntaxe, de coordination; à cause aussi de leur peu de masse, de leur pauvreté. Les mots en disent trop car ils en savent trop. Ils collent, ils gênent, ils alourdissent. Michaux, dans les gestes de la peinture, s'allège de la glu du langage

Le peintre est à ses yeux une espèce d'écrivain célibataire: pas marié aux mots, aux idées, aux choses, à la matière, à tout ce qui est établi et possède une fonction, un statut, une puissance. Sur le papier ou sur la toile, son plaisir est de "faire venir, de faire apparaître, puis de faire disparaître" en empruntant "la voie des rythmes". De sorte que la peinture prestidigitatrice tend à fonctionner comme un modèle prosodique pour la poésie. Les derniers poèmes de Michaux en témoignent : venus en marge des tableaux, ils articulent et désarticulent eux aussi "la conscience d'exister et l'écoulement du temps". Ils font entendre "le gong fidèle d'un mot". Ils esquissent et ils subtilisent les figures du sujet. Ils appréhendent l'être fluidique et fantomatique du dedans; ils autorisent, au sein de leur propre espace-temps, des abandons ou des étourdissements proches de ceux que permet la rêverie.

La peinture fonctionne donc comme un modèle pré-culturel, une façon de court-circuiter l'héritage du verbal. Elle n'est pas l'intermédiaire entre le sujet et une tradition, mais entre le sujet et la pluralité de "bourgeons humains" qu'il porte en soi. Michaux répète quel rôle décisif joue ici l'ignorance. Il dit être venu à la peinture dans une totale "impréparation", sans aucun savoir-faire. Il affirme dessiner "en pauvre, comme fait celui qui joue de la guitare avec un seul doigt". Techniquement, il use volontairement de moyens réduits : 1 ou 2 couleurs lui suffisent. Peu d'intermédiaires, de nuances. Il veillera à ce que la peinture conserve toujours cette vertu de spontanéité, voire de "surspontanéité" et de brusquerie qui la lui rend précieuse: "Avec la peinture, je me sens jeune; je suis vieux avec l'écriture". Il y a trop de richesses, de nuances, de luxe dans la langue: "si on la fait brute, si on la parle brute, c'est malgré elle" . Ecrire brut est une difficulté; peindre brut, sans correction, délibération ni retouche est une délivrance. Les écrits, dit-il, "manquent de rusticité", alors que "dans la peinture, le primitif, le primordial mieux se retrouve" .

Retrouver le "primordial" en apprenant tout par soi-même, c'est aussi s'apprendre soi-même. Mieux que le langage verbal, la peinture initie l'apprenti à ses espaces propres et ses rythmes intimes. Michaux dit à ce propos : "Si je tiens à aller par des traits plutôt que par des mots, c'est toujours pour entrer en relation avec ce que j'ai de plus précieux, de plus vrai, de plus replié, de plus mien (...) c'est à cette recherche que je suis parti". Or cette recherche de soi conduit précisément à découvrir la quantité d'altérité que l'on porte en soi. Autant et mieux que le verbe, les tableaux répètent que l'on n'est pas "seul dans sa peau". Tout à coup, comme chez Picasso, un visage y soude "une demi-face à un profil" et produit, par synthèse, quelque inédit "morceau d'homme" par qui devient un instant visible ce "fantôme intérieur" ou cette "conscience d'exister" dont l'écrivain traque en vain, sans relâche, la physionomie dans la langue.

Ainsi débordants de visages, peinture et écriture vont dès lors produire des effets de foules. Ce sont des cohortes de personnages embryonnaires qui se précipitent; c'est un fouillis de signes, un bataillon serré d'hommes-troncs, une armée primitive de Meidosems semblables à des lances enchevêtrées qui transforme l'espace de la page ou du tableau en champ de bataille. L'homme singulier est pluriel, il apparaît en torrent, en troupeau, en miettes, en grouillement, en gammes d'états. Cette pluralité qu'il est à lui-même trouve sur le papier une issue. De même que dans les textes ça bouge, ça remue, il se passe sans arrêt des choses, de même la peinture est geste, tracé aléatoire, vitesse et grand combat. Ce qui dans l'écriture s'exprime par fiches naturalistes, floraison de notes, micro-fictions, au gré de rapides fables ou scenari que l'on peut isoler comme des tableaux ou des "spécimens de l'éprouvé intérieur", devient dans la peinture une turbulence cinématique de signes:

" C'étaient des gestes, les gestes intérieurs, ceux pour lesquels nous n'avons pas de membres mais des envies de membres, des tensions, des élans et tout cela en cordes vivantes jamais épaisses, jamais grosses de chair ou fermées de peau. "

La peinture ouvre ainsi l'écriture à la conscience de ses propres aléas. Elle l'oblige à n'être rien d'autre que "de l'invention saisie à la gorge" La même confusion est entretenue sur le papier ou sur la toile entre l'espace, l'être et la troupe. Quoi qu'il fasse, ou qu'il aille, l'homme s'y retrouve toujours en perte d'équilibre et de forme, significatifs d'un déficit d'existence. Il sort de soi, il fuit son être, rompu et démembré, souvent réduit à l'ombre de son élan. Jamais assuré de soi et de ses contours, mais toujours aux prises avec soi. Parfois tellement atténué, dépourvu de membres, d'élans, d'antennes (de capacité d'agir ou de sentir) qu'il ne demeure plus qu'une sorte de larve ou de totem, à la façon des Orbuses ou des Poddemais en pot.

Le signe peint est ainsi devenu le modèle du signe verbal. Il réalise le voeu d'un signifiant détaché de son signifié, ou d'un signifiant aux signifiés improbables. La créature dessinée vire au signe cabalistique. Sa nature est magique. L'être se résume à un signal d'être. L'homme, paradoxalement, n'est plus anthropocentré, il quitte son règne. Il n'est plus mon roi, mais quiconque, un "frère de plus personne". Indéfiniment, il accouche d'une kyrielle de figures. Les signes "sortant tous du type homme, où jambes ou bras et buste peuvent manquer, mais homme par sa dynamique intérieure, tordu, explosé" , par un coup de force proprement poétique, ces signes humanoïdes que l'homme produit ont pris la place de leur géniteur.

Au bonhomme Plume, petit cousin de Charlie Chaplin, mal assuré de soi, mais tout de même campé dans une humanité ordinaire, tendent donc à se substituer des myriades de taches et de traits. Ce sont des états d'homme, des rythmes, des élans, des souffrances. Dès lors, rien ne se fixe: la langue n'est plus le principe d'une hiérarchisation. Le catalogue de la connaissance est pris de vertige. Autant de taches, autant de modes d'existences. Les traits sont des intentions, les lignes des parcours, les taches des façons d'être. Francis Bacon voyait dans les signes de Michaux quelque chose de très différent de l'art abstrait : "une tentative d'atteindre par des voies détournées à une nouvelle définition de la figure humaine, au moyen de signes radicalement étrangers aux signes illustratifs, mais qui n'en ramènent pas moins à la figure humaine - la figure d'un homme qui, en général, a l'air d'avancer péniblement à travers des gouffres, ou quelque chose de ce genre"

Brouillant les classes, les règnes, les genres, Michaux parvient ainsi à des créatures et des modes d'existence intermédiaires entre l'écrit et le visuel, entre sens et non-sens, centre et absence, figuration et défiguration. Opposé au figuratif, il se réconcilie avec la peinture et la poésie dans leur plasticité même. C'est-à-dire, en définitive, dans une sorte de procès de transitivité et de figurativité généralisée. Peindre, composer, écrire, c'est défigurer et reconfigurer sans cesse. C'est ne rien laisser en l'état.

Les livres et les tableaux sont alors semblables à des terrains de chasse. Nombre de signes peints ont une allure de gibier fantastique. Michaux se pose en rabatteur de signes. Comme l'écrit Jean Starobinski: il "rabat vers le centre -la feuille, la toile- ce qui dérive dans les régions extrêmes; il amplifie l'entraperçu, il retarde l'éclipse du regard, il donne à voir la vision rebelle (sans lui enlever sa rébellion), il matérialise l'immatériel (sans le dépouiller de son immatérialité): il place au point focal ce qui fuit dans la périphérie. Singulière activation! Singulier accroissement!".

Dans Mouvement, pour "approcher le problème d'être", le livre redouble ses moyens en articulant tour à tour ou côte à côte deux langages d'inquiétude : celui des mots, où le signifié l'emporte sur le signifiant, et celui des dessins qui sont des signifiants aux signifiés incertains. C'est par le travail du rythme qui supporte et qui articule ces deux langages que Michaux les contraint à échanger leurs vertus : les mots en grappes gesticulent et griffent, tandis que les dessins-signes griffonnés constituent une espèce d'abécédaire singulier qui tend vers quelque idéogramme absolu où s'enfouirait le sens mystérieux des mimiques de la langue.

Peinture et poésie se relancent donc mutuellement et semblent renchérir l'une sur l'autre pour parvenir à plus de saisissement, plus de vitesse, plus d'exorcisme. Toujours l'objectif est le même: explorer, parcourir l'espace du dedans et le traduire en figures, dessiner un excès de figures proliférantes seules capables de répliquer à l'angoisse de la défiguration. Peindre, composer, écrire, c'est convertir un défaut en excès, substituer une pluralité mobile à l'impossible atteinte de l'unité, mais c'est aussi, à coups répétés de gong et de signaux, faire le lit du silence et entrouvrir les portes de l'invisible. C'est, comme le dit Michaux lui-même, "rendre habitable l'inhabitable, respirable l'irrespirable". Peindre, composer, écrire, ce n'est ni prendre le parti de la multitude, ni s'installer dans le Royaume de l'Un. C'est plutôt transiter de l'un à l'autre, de l'un aux autres, de cette unité mobile que l'on est à cette altérité que l'on transporte en soi comme un principe. Il s'agit aussi bien de défaire les compartimentages, les unités de mesure ou de savoir factices et de valoriser contre elles une pluralité de déplacements en tous genres et une poétique du "morceau", que d'entrer dans une pomme qui serait la forme contractée de l'infini. Curieusement, c'est en pluralisant et en amenuisant le sujet que l'expérience poétique lui offre une chance de "s'en sortir", ou tout simplement de rentrer en soi. Devenu signe sur la toile ou le papier, il atteint une espèce d'équilibre provisoire, il s'invente une posture précaire, un mode d'inscription qui momentanément le pose, le compose et lui permet de composer avec un univers a-priori hostile qui le rejette et qui lui dénie le droit d'exister. Biographiquement mort, poétiquement et picturalement raturé et surmultiplié, le sujet Michaux, devenu instrument à produire des fantômes, inaugure ce que Deleuze, après Ferlinghetti, appelle la "quatrième personne du singulier" , c'est-à-dire le "je en puissance".


L'enjeu de la poésie

Il apparaît ainsi avec Michaux que le déplacement et le dégagement constituent par excellence les enjeux de la poésie. Paul Celan affirmait déjà dans Le Méridien:

"Elargir l'art?

Non. Prends plutôt l'art avec toi pour aller

dans la voie qui est le plus étroitement la

tienne. Et dégage-toi."

 

La poésie est libération, délivrance, acte libre, usage intransitif de la langue. Elle va jusqu'à retourner cette liberté contre son identité même, puisque l'art aspire en définitive à se dégager des formes mêmes qu'il invente. S'il autorise chacun à emprunter le chemin qui mène vers l'intérieur, c'est afin de lui permettre aussi bien de se connaître que de se délivrer de soi. Il s'agit d'entrer plus profondément dans le réseau des signes pour mieux s'en échapper. La poésie est ce langage qui sort de la langue à l'intérieur même de la langue. Elle est telle, chez Michaux, par la façon même dont elle se défend de se reconnaître ou de s'identifier comme poésie, par son refus des genres, des concessions à l'esthétisme, par ses syncopes, ses débordements et ses proliférations inquiétantes.

La poésie a-t-elle jamais fait autre chose, pour se parvenir et pour perdurer dans le désir même dont elle est issue, que se dégager d'elle-même en tant qu'art? On l'a vue, au fil des siècles, se libérer de la rhétorique et de l'idéologie en cessant de se constituer en discours moral, se délivrer de l'ornemental, s'émanciper des genres ou de la mesure en devenant vers libre, prose poétique ou poème en prose. Même lorsqu'elle revendique la contrainte formelle, n'est-ce pas encore pour la faire défaillir en la déplaçant? Comme le suggère une autre expression de Paul Celan, il convient d'entendre dans la poésie le souffle coupé de l'art. Et il y a bien, chez Michaux, une écriture, une stylistique du "souffle court" ou du "souffle coupé". Cette esthétique vérifie la tâche que la poésie même s'est assignée : mobiliser les énergies du sujet, prendre de court ses connaissances ou ses pensées, le "vaporiser" et le "concentrer" sans relâche... Cette expérience de la création est à peu de chose près celle qui a commencé de se faire jour avec Baudelaire et que n'a cessé de radicaliser l'aventure moderne de la poésie occidentale, mais l'auteur de Plume la porte à son paroxysme : il donne explicitement pour tâche au travail poétique ce déplacement et ce dégagement que Rimbaud, par exemple, avait pressentis, mais qu'il n'avait pu réaliser qu'en disparaissant vers l'Abyssinie.

 

Ainsi l'oeuvre de Michaux est-elle véritablement une oeuvre sans transcendance, sinon peut-être celle des valeurs auxquelles nous nous sommes ici intéressés et qui sont les plus aléatoires. Il faudrait y adjoindre quelques qualités de référence, ou quelques vertus " orientales ", comme le dénuement, le secret, l'insatisfaction, la sensualité, la lenteur. Ces vertus composent une sorte de morale de la précarité, sans cesse remise en jeu et en question. Un savoir et une liberté toujours provisoires sont obstinément reconquis, instables comme les mots, les lignes, les taches, les gestes de l'écriture, et aussi palpitants et indécis que la vie même. Cette liberté et cette connaissance consistent dans un allégement du fardeau de l'individualité. Elles se traduisent par une accélération ou un ralentissement des pulsations mentales de celui qui sans cesse emprunte pour son salut " la voie des rythmes. "

Tel est bien le poétique dont Henri Michaux semble isoler l'essence : accélération de la parole et subversion du langage, écriture turbulente, exaspérée, exaspérante, toujours en avance et toujours en retard sur ce qu'elle dit. La poésie est une langue insatisfaite et qui puise au coeur de l'insatisfaction sa beauté. L'écriture doit se déplacer beaucoup pour ne dégager somme toute que le sentiment de sa propre insuffisance.

 

 


 

© Jean-Michel Maulpoix