Distance et proximité d'Henri Michaux
PAR JEAN-MICHEL MAULPOIX  

HENRI MICHAUX, A DISTANCE, Mercure de France éd., 144 p. 70 F.


Inédits retrouvés, textes parus en revues ou plaquettes, mais non repris par l'auteur dans ses principaux recueils, voici réunis la soixantaine de poèmes de Michaux qui restaient inconnus à ce jour, ou d'un accès malaisé.

Micheline Phankim et Anne-Elisabeth Halpern ont édité ces poèmes en suivant l'ordre chronologique présumé de leur composition. Une trajectoire se dessine qui conduit des années vingt aux années quatre-vingt en balayant l'ensemble de l'oeuvre. Les lecteurs les plus assidus retrouvent ainsi sans peine des périodes ou des arêtes significatives, marquées par une thématique ou par des formes spécifiques : l'invention verbale (« Rencontre dans la forêt », « Parlant population »), l'épreuve et l'exorcisme de la guerre (« In Memoriam »), la souffrance du bras cassé (« Portes donnant sur le feu »), une écriture de traits (« Univers de dessins »), des créatures imaginaires (Tchimbou, Oulouba, Aribar, Mulal, Téké...) etc. Rien, ici, non plus que dans les autres recueils, qui paraisse approximatif, incertain ou inaccompli comme risqueraient de l'être quelques poussiéreux « fonds de tiroir ». Tous ces poèmes sont vigoureusement déterminés par le même constant souci d'approcher « le problème d'être »; ils répondent à de successives poussées d'écriture venues de « l'espace du dedans ».

Pourtant, c'est aussi d'un chantier qu'il s'agit, puisque telle fut toujours, à tout moment, l'oeuvre de Michaux, creusant, fouillant et raturant sans relâche les traits de la langue et du visage : « crécelle dans la Muse / crécelle dans le coeur des anges », « criaillement sur les assemblées », « verrues sur les doctrines », « tampon sur la voix anonyme »...

Ce livre venu par-delà la tombe, à la façon d'une anthologie posthume, plus ou moins de hasard, n'est pas l'oeuvre de l'auteur même, mais plutôt l'oeuvre de son oeuvre dont se propagent les échos, se poursuivent les chemins et se rouvrent les manuscrits raturés. Que certaines pages, ici et là, viennent à manquer, ou demeurent d'une lecture peu sûre, avec des corrections, des variantes, voire des lacunes parfois (ainsi que nous en préviennent les éditrices), voilà qui ne constitue pas ici un défaut, mais l'occasion d'une accession plus intime au travail même de l'écriture et à sa multiplication de passages en tous sens. A distance donne à entendre la fébrilité interrogative et chercheuse qui questionne, se cabre et proteste sans relâche dans l'ensemble de l'oeuvre d'Henri Michaux. Par sa pente et sa logique propre, celle-ci se prête à l'anthologie, non comme collection de textes choisis mais comme diversité d'approches. L'auteur de L'Espace du dedans affirme que « les genres littéraires sont des ennemis qui ne vous ratent pas, si vous les avez ratés au premier coup ». Seul lui importe de persévérer par l'écriture dans l'interlocution du contradictoire et de l'incertain, et d'accéder quand il le peut à quelque position d'équilibre. La poétique de la distance, subie ou cultivée dans les fictions agressives ou les glossolalies des textes les plus anciens, se convertit peu à peu en poétique du retrait autorisant ensemble apesanteur et proximité dans les poèmes les plus tardifs.

L'itinéraire ainsi dessiné par ce volume que l'on dirait issu de tous les autres -ou de leurs chantiers et leurs marges- progresse donc par pulsions, séquences et cristallisations successives. On y retrouve Michaux à la fois concentré tout entier sur son décisif projet d'approcher « le problème d'être » et diversifiant à l'extrême ses allures, ses rythmes, ses formes et ses moyens. Est-ce le fait d'un simple hasard éditorial ou d'une nécessité inhérente à la logique même de « l'Oeuvre » si ce livre posthume, issu d'un rassemblement de feuillets de diverses époques, paraît pourtant présenter un coeur. Le poème « A distance », placé en son centre, et qui donne à l'ensemble son titre (il faut ici rendre hommage à la pertinence du choix éditorial) en est aussi le point le plus douloureux. Publié une première fois dans « Le Disque vert » en 1953, cinq ans après la mort tragique de la femme de Michaux, ce poème occupe chronologiquement le milieu du parcours anthologique. Sans trop spéculer sur les circonstances biographiques qui ont pu inspirer son écriture, comment ne pas mettre en rapport la posture d'éloignement qu'il dessine et la poétique de l'invective qu'il met en pratique avec le deuil même dont son auteur a été frappé? Ce texte semble renverser la souffrance en cruauté pour tenter de l'exorciser. Ne constitue-t-il pas précisément une décisive mise à distance de l'insupportable promiscuité de la douleur du deuil subie et exprimée dans « Nous deux encore » (texte non repris dans ce volume). « Passant du monde de la passion au monde de l'horreur », procédant par surimpression de la colère à l'amour, transformant l'affection en économie de la haine, il manipule le sentiment, horripile le deuil, prend en charge et épouse ainsi du plus près la distance même que la perte de l'être aimé a infligée. Poème sur la distance, ou poème à la distance, il pourrait alors faire office de contre-tombeau. Ce n'est là qu'une hypothèse, mais de celles que l'oeuvre de Michaux invite à hasarder chaque fois que la violence s'y fait trop extrême, trop systématique ou trop injuste pour ne susciter une contre-lecture qui l'entende à rebours comme l'expression malheureuse d'une proximité perdue. Même s'il s'avère sans rapport direct avec le deuil de 1948, ce texte manifeste avec force la puissance d'exorcisme propre à l'écriture poétique de Michaux qui fait effort dans la langue pour « tenir à distance » les puissances environnantes du monde hostile.

Se mouvoir à distance, telle est la conduite de Michaux, aux prises avec l'espace, explorant les « lointains intérieurs », toujours déplaçant les bornes et les appuis, dérangeant les ordres, multipliant dans l'écriture ellipses et courts-circuits, tendu entre lyrisme et ironie, faisant l'éloge de la lacune, de la vacance et de l'inadaptation contre la fossilisation du syle et l'enrégimentement des signes et des savoirs. Rien de pire à ses yeux que la conformité à un style, « signe mauvais de la distance inchangée ». Lire Michaux, c'est aller ainsi « par surprise » d'une figure à une autre et assister à quantité d'événements. C'est devenir le spectateur d'une fantasmagorie en laquelle chacun est invité à s'y regarder et s'y reconnaître.

Même à un lecteur déjà familier de l'oeuvre, ce livre réserve en effet quelques surprises de taille, telle cette « Rencontre dans la forêt » qui se donne à lire comme une version érotique du « Grand combat : « D'abord il l'épie à travers les branches./ De loin il la humine, en saligoron, en nalais. / Elle : une blonde rêveuse un peu vatte (...) », ou ce long poème litanique de sept pages, intitulé « Quelque part, quelqu'un » qui décline quantité d'identités et d'actions ordinaires ou incongrues, comme pour faire le tour de l'humanité en 160 vers sur le mode du quelconque ou du quiconque:

« Quelque part quelqu'un est chien et aboie à la lune

Quelqu'un est né chinoise et maintenant elle a dix-sept ans

Quelqu'un c'est une blonde et sa soeur est vive, véritablement pétulante

Quelqu'un son père est highlander

Quelqu'un... et puis ça lui a retenti sur les reins et maintenant fini, il dit qu'il aime autant mourir à l'hôpital

Quelqu'un il a de grosses solives à sa maison

Quelqu'un, il veut encore un peu de crème. Mais l'autre quelqu'un, c'est l'existence de Dieu qui le chipote (...) »

Chez Michaux, le sujet est foule, innombrable et quelconque. Il n'est jamais « seul dans sa peau ». Il produit des corps ou des anti-corps. Rien de plus plastique que l'identité, ni de plus raturé. « Bâti sur une colonne absente », le moi ne cesse de sortir puis de rentrer en soi. Multipliant les allées et venues, il est cependant à la recherche d'une maison, mais « transparente », bâtie seulement d'une « solive et quelques poutres », et que « tout traverse », jusqu'à la boue même du chemin. Cette tentative d'élaboration d'un espace de sauvegarde personnel ouvert à tous les influx se décline au fil des textes, et vient découvrir par exemple dans des dessins d'enfants le modèle d'une installation possible au coeur même du désir d'indépendance:

« Isolée une grande demeure ici rigide de silence

de symétrie, d'ordre, d'intolérance.

Mais d'elle une fumée s'échappe, légère, vive, qui ne sera pas rattrappée. »

A la poursuite du dégagement aérien de cette fumée « irrattrapable », libérée des réseaux et « des remontrances de la terre » qui serait le modèle ultime de son écriture, la poésie de Michaux fabrique de l'inouï en inventant des noms et en frappant les syllabes comme des tambours, en redoublant les coups, en filant à « tire d'aile », en se faisant « fluide au milieu des fluides », cerveau d'enfant qui rêve, cerceau d'enfant qui joue, simple fil entourant le vide d'être, « bras de fortune », « forme non fermée / indéfiniment reformée ». A la structure qui emprisonne, elle substitue l'axe de sa direction propre. A l'absence de repères, elle répond par « la voie des rythmes ». A l'identité perdue elle réplique par une « fièvre de visages ». De sorte que cette antidote à la promiscuité qu'est la distance devient en définitive le mode paradoxal de la proximité, la forme d'une pudeur, parfois étrangement véhémente, mais toujours compréhensive. Le retrait, le congé, la vacance, toutes les formes de l'éloignement et de l'absence conditionnent l'accession à ce que d'aucuns nommeraient « présence » et qui se nomme ici « acquiescement ». L'un des poèmes inédits de ce volume, intitulé « Murali », ne dit pas autre chose que cette accession finale à une espèce de paix par-delà les brisements, à laquelle l'oeuvre de Michaux n'a cessé d'aspirer et qu'elle s'est donné le moyen d'atteindre en fouillant profond dans les plis et les replis du « problème d'être »:

 

« Dimanche instantané, ou presque

Vacances sur place

 

sourd aux cris

aux piétinements partout

 

Plus d'interceptions

et un durable, incessant circuit

soustrait aux arrachements

 

Une grande communion

Où? Comment? On ne s'en soucie pas

un préalable, on y est,

un préalable à une plus grande communion encore

à une communion qu'il sera impossible d'arrêter

de suspendre en aucune façon, d'atténuer, d'oublier

Retrait enchanté est devenu l'épanouissement enchanté

sans cérémonie

sans applaudissement

accomplissement des accomplissements

avec l'acquiescement, le complet acquiescement

du coeur repris, retrouvé, recueilli

et tout autour de lui conjointement recueilli

résurrection de la capitale

une dalle une dalle sans fin, sacrée (?)

comme une apesanteur

loin des barricades

du frivole

traversés plafonds, planchers

et finies dissipées les répulsions. »