C´est un
grand vide qui ouvre Ecuador, le vide de
l´absence (" Mais où est-il donc ce voyage ?
"), le vide du futur livre (dès le début il
est question du voyage qui " fera des pages, c´est
tout "), le vide de l´âme qui se
pétrifie à l´idée du vide
physique qui s´ouvre devant elle (" il faut
s´envelopper en soi " pour tenter d´y
échapper), et surtout le vide effrayant de
l´océan, du " grand désert d´eau
". Le moi s´ouvre au dehors, mais tout de suite
constate que l´espace béant l´engloutira
(idée ou phantasme du voyage, froid de la
Hollande, gouffre de la mer sur laquelle on ne patine
qu´en songe, et même en songe elle finit par
s´ouvrir et par vous engloutir). Et puis surtout il
y a le vide du temps, qui enveloppe tout (mais
peut-être le livre, l´océan et le monde
entier sont-ils les figurations de ce néant
temporel ? Ne peut-on pas échapper au néant
?) : " Voilà deux ans qu´il a commencé
ce voyage ( ). Est-ce depuis deux ou trois jours
qu´on est en mer ? Dans l´anticalendrier de la
mer ? ". Et plus loin : " On aura parcouru quatre mille
milles et on n´aura rien vu. Un peu de houle, une
grosse houle, des embruns, quelques vagues qui
déferlent, des paquets d´eau à
l´avant, une tempête même et quelques
poissons volants ; en un mot : rien ! rien !
".
La mer est cet
espace-temps dans lequel on tombe dès le premier
regard, on n´aborde pas sur le bateau, tout de suite
on tombe dans la mer, on y sombre corps et âme, la
condition d´homme est celle d´un
naufragé, " de plain-pied avec la mer ", on finit
par se fondre avec elle et à y reconnaître
l´espace de toujours : " Cet Atlantique, il me
semble que j´y suis depuis cent ans ".
Le vide est au
cur d´Ecuador, comme un piège
dont Michaux ne sort pas, vide enveloppant, vide
saisissant dans chaque fait et geste, et même au
cur de la forêt vierge, ce monde dense et
apparemment trop plein, mais rongé, rongé
de l´intérieur. L´arbre des Tropiques
peut avoir l´air fort, mais la forêt vierge
abrite autant d´arbres morts que vivants, et on ne
peut les distinguer : " La forêt n´enterre pas
ses cadavres ; quand un arbre meurt et tombe, ils sont
tous tout autour, serrés et durs pour le soutenir,
et le soutiennent jour et nuit. Les morts s´appuient
ainsi jusqu´à ce qu´ils soient pourris.
Alors suffit d´un perroquet qui se pose, et ils
tombent avec un immense fracas ( ) ".
En Equateur, dans
la ville Quito ou dans la forêt, Michaux
découvre un monde friable et fragile, que le vide
menace de l´intérieur, invisible,
caché d´abord, puis surgissant de partout,
même là où l´on marche : " La
terre est tellement friable que si vous renversez le
contenu d´une aiguière, au haut de la
montagne, ça la tranche sur une profondeur de plus
d´un mètre. Parfois on rencontre un immense
précipice, mais au-dessus il y a un peu de terre,
sur quoi même on bâtit. " Et Michaux de
raconter cette expérience (là commence
aussi la " connaissance par les gouffres ") : " Parfois,
dans une rue, vous entendez un bruit lointain mais net
d´eau furieuse ! Vous ne voyez d´abord rien.
Vous êtes près d´un petit trou.
Machinalement, vous prenez un petit caillou et vous le
lancez. Il faut, pour entendre le bruit, tellement de
secondes que vous préférez partir. Vous
vous sentez pris par le dessous ( ) ".
Monde friable,
monde partout troué et sol menacant de se
dérober, monde comme le moi, comme la conscience
et comme le corps : hanté, habité par le
vide. Alors peut commencer le poème qui est au
cur d´Ecuador : Je suis né
troué.
Il souffle un
vent terrible.
Ce n´est
qu´un petit trou dans ma poitrine,
Mais il y
souffle un vent terrible.
( )
ce
n´est qu´un vent, un vide.
Malédiction
sur toute la terre, sur toute la civilisation, sur tous
les êtres à la surface de toutes les
planètes, à cause de ce
vide.
( )
Ce vide,
voilà ma réponse.
2.
" Quel
désert, ce désert haletant ! ". A
écouter Michaux, à le voir partir pour un
autre continent, on se demande quel voyage il accomplit
là, quelles dimensions prennent la
géographie et le déplacement physique pour
lui, tellement préoccupé de toujours "
revenir à soi ", de " s´envelopper en soi ",
comme si l´espace réel ne pouvait pas
l´intéresser ou l´attirer, comme si
Michaux ne pouvait pas sortir de soi au risque de se
perdre et d´être englouti. Et en même
temps on se doute que chaque geste, chaque perception,
chaque observation a pour lui valeur de connaissance, et
d´auto-connaissance, comme si le moi qui
s´extériorise, obligé de le faire par
une force physique que rien ne peut empêcher,
revenait à lui dans l´instant même
où il sort de lui, transformant
l´expérimentation du réel en une
expérience intérieure abyssale, plus
profonde que toutes les observations du monde psychique.
Car si
l´expérience principale du voyage est le
vide, celle-ci conduit à la perte de
repères ou de limites entre
l´intérieur et l´extérieur, entre
le moi à défendre des agressions du monde
et les paysages, les bruits, les lueurs, tout ce qui
surgit autour de Michaux comme des hallucinations, au
point que parfois il devient difficile de distinguer les
deux univers, celui de la pensée et de la
perception, du monde qui se découvre à
l´entour. Michaux constate: " Peu me sépare
de l´extérieur ", et se déclare "
sollicité sans relâche par le dehors et le
grand espace du futur ". Il fait l´expérience
de choses et de paysages qui le pénètrent,
l´envahissent comme des songes ou des visions
imaginaires, sous l´effet parfois de
l´éther qu´il dit préférer
à l´opium, parce qu´il " arrache
l´homme de soi ".
Plus le temps
passe, et plus l´esprit &endash; sous l´effet
de la drogue certes, mais aussi motivé par un
certain intérêt pour la
réalité du pays &endash; perd ses
défenses, et s´ouvre et se mêle aux
choses, comme capté par elles, comme attiré
vers elles, oubliant son effroi devant le vide spatial,
oubliant sa hantise des gouffres du réel.
D´observateur souvent ironique et acerbe, Michaux
devient le proche, l´ami, et s´adresse aux
animaux, aux plantes et aux paysages comme à des
semblables (je pense surtout à ce texte sur le lac
de San Pablo où il parle aux eaux sombres du lac
comme à un compagnon de voyage), et ressent
fortement la perte qu´éprouve un homme dont
le cheval a chuté dans un précipice. Et peu
avant de partir pour l´Amazonie, il déclare :
" Equateur, Equateur, j´ai pensé bien du mal
de toi. Toutefois, quand on est près de s´en
aller Equateur, tu es tout de même un
sacré pays ".
3.
Mais c´est
malgré tout la souffrance qui est au cur
d´Ecuador. Au cur : écho du nom du pays
traversé, questionnement lancinant sur
l´état de ce cur dont Michaux
connaît la faiblesse et qui est le gouffre le plus
menacant qu´il transporte avec lui, pouvant
s´ouvrir à chaque instant et l´engloutir
(alors revenir à soi serait aussi risquer la chute
définitive ?), ce cur qui est sa vie et sa
mort, le début et la fin du voyage, ce grand
fleuve qu´il faut descendre chaque
jour
Cette attirance
pour la souffrance, ce sentiment &endash; dont Michaux
n´ignore pas l´origine chrétienne &endash; qu´il faut souffrir pour voir le monde tel
qu´il est (au-delà de toutes les illusions
qui anime l´âme humaine, mais est-elle
seulement possible cette vision ?), pour en ressentir la
vie la plus profonde et la plus réelle
(expérience qui conduit justement aux visions les
plus hallucinées), cette recherche du point
où la douleur peut commencer, va commencer &endash; qu´il s´agisse des risques de
paludisme, d´empoisonnement, d´attaques par les
Jivaros, de lèpre &endash; la liste
complète de tous les dangers qui guettent le
voyageur dans la forêt amazonienne serait
très longue, et Michaux l´établit avec
soin -, voilà ce qui motive le voyage,
voilà le vrai mouvement qui porte l´homme en
marche et anime l´écriture du voyage, ce dont
Michaux est toujours conscient, comme si quelque chose le
poussait en lui à faire l´expérience
de la souffrance jusqu´au bout, jusqu´au bord
de l´abîme, au nom d´un impératif
de connaissance.
Le quotidien
équatorien est expérience du malheur, du
malheur parfois infime et invisible, mais il suffit de
prêter attention pour reconnaître
aussitôt les agressions du réel. " Dans le
quotidien de ce pays, il y a l´issang. Vous passez
dans l´herbe humide. Ça vous démange
bientôt. Ils sont déjà vingt à
vos pieds, visibles difficilement, sauf à la
loupe, petits points rouges mais plus roses que le sang.
Trois semaine après, vous n´êtes plus
qu´une plaie jusqu´au genou, avec une vingtaine
d´entonnoirs d´un centimètre et demi et
purulents ". Les anecdotes se multiplient : enfant
vampirisé par une chauve-souris, présence
larvée du boa non loin de l´embarcation,
petite fille atteinte du paludisme (" Tu n´as jamais
eu le paludisme, toi ? " demande-t-elle à Michaux,
et lui : " Non, dis-je, avec douceur, mais cela viendra
sûrement "), hommes souffrant du vomito-negro qui
vous tue en trois heures C´est la litanie du
voyage amazonien : les maux dont souffrent les hommes et
toute la nature, parasites, microbes, maladies brutales,
la substance du monde c´est le mal, le mal qui court
dans les veines de l´homme comme dans celles de
l´arbre, et cette présence hallucinante du
mal dans la structure même du vivant,
présence dont Michaux s´enivre plus que de
l´éther et de l´alcool, confirme
l´expérience initiale du vide comme menace
constante et intérieure à
l´être, constitutive de l´être. Les
images, les hallucinations générées
par l´esprit, pas forcément sous
l´influence d´une drogue, sont
l´expression de cette conscience intense de ce qui
court et se déplace dans les corps et dans la
matière, l´hallucination est donc bel et bien
connaissance du vivant Qu´est-ce alors que
l´écriture du voyage en Equateur, sinon
l´expression de la nature même de
l´hallucination, qui est finalement le vecteur de
connaissance le plus efficace, le plus fidèle
à ce qui se trame dans le vide grouillant du
monde, et qui aura tant d´importance par la suite
pour Michaux ?
4.
On voudrait voir
le monde, se mêler à lui, "
s´abandonner à la nature, vivre de plain-pied
avec elle ", comme en Europe, dit Michaux, et finalement,
même si on s´est découvert " semblable
à la nature ", on a passé un an à se
méfier d´elle, à s´apercevoir
qu´en elle, malgré sa beauté et sa
grandeur, tout était menace. L´Occidental
revient alors au pays chargé d´une nouvelle
connaissance, il ne verra plus le monde du même
il, il saura reconnaître les poisons qui
rôdent, et vivra conscient que le monde est
traversé de milliers de forces microscopiques au
sein desquelles l´homme est " de plain-pied ",
manipulé et emporté par elles.
A la fin
d´Ecuador, Michaux se plaint de n´avoir
pas vu l´Amazone (et d´ailleurs il ne consacre
que quelques pages à la traversée de
plusieurs milliers de kilomètres !) : " Mais
où est donc l´Amazone ? se demande-t-on, et
jamais on n´en voit davantage. Il faut monter. Il
faut l´avion. Je n´ai donc pas vu
l´Amazone. Je n´en parlerai donc pas. " Il ne
l´a peut-être pas vu, mais il l´a
traversé, et en profondeur, pour en ramener une
écriture elle-même enivrante et
ensorcelante. Cette écriture, il ne cessera pas de
la reprendre, de la perfectionner, seule capable de
générer les hallucinations, seule capable
de dévoiler le tissu de l´homme habité
par le grouillement du réel.