De
l'Équateur au pays de la Magie, de Plume à Pollagoras, et de
l'Homme-bombe aux Hommes en fil, en
passant par les Hacs, Orbus, Ecoravettes, Rocodis, Niijidus, Garinavets et autres créatures
fantastiquement humaines, I'uvre d'Henri Michaux
tend à prendre l'allure d'une ménagerie
d'animaux inquiétants, d'une galerie
tapissée de tableautins incongrus ou de miroirs
déformants qui renvoient au passant une image
grotesque, touchante ou cruelle, de sa propre condition.
Ce ne sont là, croirait-on, que des jeux de
surfaces, mais tels que s'y laisse percevoir, comme sur
un visage décomposé ou fiévreux, ou
sur un épiderme tremblant, la délirante
pathologie d'une profondeur, d'une identité
trouble en instance de métamorphose, d'un malaise
ou d'une angoisse qui ne sont pas l'affaire d'un seul
mais de tous. Cette uvre abonde en créatures
imprévisibles et en rencontres, comme en coups de
théâtre et en "interventions": elle touche
au romanesque et à la morale, elle est
pressée d'interroger, de surprendre et de donner
à voir; effusive et méditative à la
fois, purgative autant qu'investigatrice, elle
considère avec soupçon la trop complaisante
poésie qui chérit le sujet et
révère le langage. L'on ne se tromperait
guère en la relisant à la manière
d'un moderne recueil de Caractères qui
décrirait les plis et les passages
inquiétants de l'espèce humaine sur cette
terre.
Parmi les
créatures nombreuses qui hantent le monde
imaginaire d'Henri Michaux, il en est une qui se
détache par son nom et ses vertus, comme si elle
concentrait sur sa propre personne, toute
aléatoire et fictive, cela même qui fut
à l'origine de la mise au monde de ses semblables.
Cette créature, d'ailleurs, n'est pas une mais
plurielle, ou telle la reine d'un essaim prodigieux de
fantômes intérieurs. C'est là le
propre des enfants de l'imagination et de la
rêverie: ils prolifèrent
mystérieusement. Elle a pour nom le
meidosem,
ce qui suffit à donner le vertige, puisque l'on y
entend le mol grec eidos qui désigne
l'espèce et l'essence, complété d'un
préfixe et d'un suffixe répétant
l'initiale du nom même de Michaux, cette «
admirable et mémorable » lettre M dont
Claudel écrivait en 1946 qu'elle « se dresse
au milieu de notre alphabet comme un arc de triomphe
appuyé sur son triple jambage, à moins que
la typographie n'en fasse un échancrement
spirituel de l'horizon. Celui du Monde par exemple et
pourquoi pas celui de la Mort ? Portique ouvert à
toutes sortes de vues et de suggestions".
Ainsi le meidosem
et sa compagne meidosemme forment-ils un couple
idéal d'une espèce essentielle. Ils sont
l'unique sorte d'enfant que l'écrivain Michaux
accepte d'engendrer; ils sont aussi bien ses parents et
peuvent se prévaloir de révéler
obliquement son identité d'une façon
beaucoup plus sûre et définitive que le
patronyme détesté légué par
l'état civil. Ils n'ont pas de visage, ni
d'apparence constante, mais ils empruntent leurs traits
changeants aux désirs et aux angoisses de celui
qui un jour les a inventés et dont ils
continueront de tracer le portrait objectif
par-delà sa mort. Leur vie même se tient
toute dans les plis d'un texte de soixante neuf pages
publie une première fois au Point du jour en 1948
et qui prend place en 1949 dans /a Vie dans les plis,
entre des « apparitions » et des « lieux
inexprimables ». Leur existence est fragmentaire,
comme ces pages de peu de mots, écrites pour
« court-circuiter », dans le refus du
bourgeonnement et de la pétrification. Leur
aventure commence sans préambule ni
précautions; sur deux pages presque blanches, deux
phrases saisissent au vol la fable des meidosems:
Page 101: «
D'ailleurs, comme toutes les Meidosemmes, elle
ne rêve que
d'entrer au Palais de Confettis. »
Page 102: «
Et pendant qu'il la regarde, il lui fait un
enfant
d'âme.
»
Voici
prononcé le mot capital: "Ame", celui qui ne
s'articule pas mais qui nous fait ouvrir et refermer la
bouche très vite, juste le temps d'un souffle.
« Ame pour tout dire », le Meidosem eût
aussi bien pu s'appeler meidosâme, mais ce nom
eût été trop lourd, et l'on n'y
eût pas entendu le verbe aimer. Car cette fable de
l'âme est aussi une histoire d'amour, voire
l'histoire de l'amour tel que l'incarne
légèrement la grande et gracieuse
meidosemme « sur ses longues jambes fines et
incurvées ». Mieux que les hommes en fil
d'Épreuves, exorcismes, rencontrés «
au bout d'une longue maladie, au bout d'une profonde
anémie », et qui ont traversé celui
devant qui ils se tenaient, raides et tendus, les
meidosems sont des créatures mobiles,
ténues, passagères et insaisissables. D'une
légèreté de plume et d'une
hypersensibilité végétale, ils
réagissent à tout ce qui se passe dans le
monde et dans leur coeur, avec une telle intensité
que ces événements mêmes semblent des
mouvements de leur propre substance. Ils ne connaissent
ni repos, ni répit, mais surgissent partout,
à l'improviste, tremblants, changeant de forme
sans trêve... On les voit, par exemple, qui
descendent nus, accroches à un parachute, de
quelque « petite terre inconnue dissimulée
dans quelque ionosphère », ou bien se muer
« en cascades, en fissures, en feu ", variant leurs
reflets avec l'espoir de moins souffrir. Ce sont «
des centaines de fils parcourus de tremblements
électriques, spasmodiques"; ce sont «
trente-quatre lances enchevêtrées" ou
"quelques ballots tombés d'une charrette »;
ou « c'est une peine qui court, c'est une fuite qui
roule ». Leur précaire existence
procède ainsi par définitions rapides et
alinéas. Aussi minime paraît l'effort de
l'écriture que le commerce des Meidosems avec le
monde. Ces échanges furtifs, vertiges, transports
et petits agrégats de vocables, traduisent
l'impatience et l'insatisfac tion de ces créatures
aléatoires qui ne songent qu'à
s'alléger de leur substance pourtant si mince pour
se défaire et s'envoler. Comme l'âme dont il
n'est qu'un repli, le Meidosem est en souffrance sur
cette terre, et il rêve au Palais céleste et
minuscule d'un confetti emporté par le vent. Son
désir commence de se réaliser lorsque
« des ailes sans tête, des oiseaux, des ailes
pures de tout corps~olent vers un ciel solaire, pas
encore resplendissant, mais qui lutte fort pour le
resplendissement, trouant son chemin dans
l'empyrée comme un obus de future
félicité ».
Le pays meidosem
est celui des passages; on le reconnaît à
ses terrasses, ses toits, ses échelles, ses
promontoires secoues de bourrasques, toutes sortes
d'ouvertures et d'invitations à l'espace, à
l'envol silencieux, pour échapper au «
polygone barbelé du présent sans issue
». Il y a aussi des lianes, de longues tiges et des
arbres où les Meidosems grimpent « par la
sève » pour se délasser. Toujours en
instance de naître ou de disparaître, ces
créatures ne sont bientôt plus que ce qui
s'en/ève dans l'âme, ce qui palpite,
s'élance, désire, ou se blottit un court
instant en soi, en l'autre, éperdument. Elles font
aussi peu de différence entre leur propre corps et
le monde qu'entre la douceur et la douleur. Leur force
est toute en leur faiblesse, leur voyance en leur
aveuglement, leur richesse en leur pauvreté.
Peut-être rêvent-elles de s'envoler pour
mettre un terme à ces paradoxes...
S'il fallait
trouver à Plume un héritier au sein de la
nombreuse famille des petits êtres imaginaires mis
au monde par Henri Michaux, je choisirais sans
hésiter le Meidosem, ne justement d'un trait de
plume, au moment où l'écrivain rêve
d'échanger celle-ci contre le pinceau ou
d'accélérer son trace. Mais qu'on ne s'y
méprenne: les Meidosems sont a la fois des
créatures abstraites, idéales, aux traits
allégés, épurées semble-t-il
de toutes les scories humaines, et des êtres plus
résolument objectifs et réels que d'autres,
puisqu'ils sont vus du point de vue de la faiblesse et de
la finitude, scrupuleusement observés en leur
tremblante intériorité, leurs soucis, leurs
désirs et leurs craintes, aussi diaphanes et
aléatoires que sensibles. Leur portrait donc est
salutaire: il semble qu'il suffise d'en préciser
les détails angoissants pour que l'angoisse
s'évanouisse; leur minuscule existence est telle
qu'on y déchiffre simultanément une
insupportable fatalité et une merveilleuse
délivrance.