La poésie française depuis 1950
par Jean-Michel
Maulpoix
1980 : Articuler
Un lyrisme
critique ?
A la fin des années 70, et au début des années 80, se fait jour ce qu'on a parfois appelé un "nouveau lyrisme"
ou un "lyrisme
critique".
Le « sujet » fait alors retour sur le devant de la scène littéraire et
philosophique. C'est l'époque ou Tzvetan Todorov publie Critique de la critique, quelques années après que Roland Barthes eut glissé du structuralisme militant des Essais critiques et de S/Z à l'écriture plus subjective des Fragments d'un discours amoureux ou de Roland Barthes par lui-même.
C'est également l'époque où l'on parle de « nouvelle fiction », de «
nouvelle histoire » de « nouvelle cuisine » ou de « nouveaux
philosophes ». La mode est aux « nouveaux », même si certaines de ces
nouveautés dissimulent parfois une simple relecture « postmoderne » du
passé.
Ceux
que l'on appelle « nouveaux lyriques » sont pour la plupart des poètes
nés dans les années 50. Cette génération était adolescente à l'époque
des avant-gardes. Elle n'a pas participé à la grande fête subversive de
mai 68; elle l'a considérée plutôt comme un déroutant spectacle. Elle a
par contre commencé d'écrire et de publier dans un contexte de crise et
de reflux des idéologies. Elle s'est nourrie d'histoire littéraire
aussi bien que de marxisme, de psychanalyse et de structuralisme. Elle
a le plus souvent trouvé sa voix contre les bousculades théoriques des
décennies antérieures. Elle apparaît plus sage, plus conventionnelle,
moins soucieuse d'afficher des signes extérieurs de modernité.
Jean-Pierre Lemaire, Guy Goffette, André Velter, James Sacré, Benoît Conort,
Alain Duault, Philippe Delaveau, Jean-Yves Masson, Jean-Claude Pinson,
Jean-Pierre Siméon, Yves Leclair, (et
l'auteur même de ces
lignes) sont quelques-uns de ces poètes très divers qui renouent avec
un lyrisme (critique) où le sujet et le quotidien ont leur place. Ils trouvent un
encouragement et un appui auprès d'aînés comme Jacques Réda, Pierre Oster, Lionel Ray,
Marie-Claire Bancquart,
Robert Marteau, Vénus Khoury-Ghata Jacques Darras ou Jean-Claude Renard. A travers eux, la poésie française semble se réinscrire dans une tradition plus vaste, peut-être plus naïve.
Si
l'infinitif « articuler » apparaît susceptible de regrouper et
identifier ces auteurs, c'est que leur écriture semble orientée vers un
désir de synthèse entre la tradition et la modernité. Ils renouent avec
l'image et la mélodie, voire avec un certain « phrasé ». Ils retrouvent
le goût de l'émotion et de l'expression subjective, mais sans en
revenir pour autant à la traditionnelle posture romantique du «
pâtre-promontoire » ou de « l'écho sonore » célébré par Victor Hugo.
Leur
lyrisme apparaît davantage soucieux de l'autre que de soi. Il est moins
« proféré » qu'interrogateur et critique. Il cherche à réarticuler la
présence et le défaut, le désir et la perte, la célébration et la
déploration. Le « nouveau lyrique » est un lyrique qui cherche son
chant, sa voix, voire ses propres traits dans le décousu de la prose.
En témoigne ce poème de Jacques Réda, extrait de Récitatif :
"Ecoutez-moi. N'ayez pas peur. Je dois
vous parler à travers quelque chose qui n'a pas de nom dans la langue que j'ai connue,
sinon justement quelque chose, sans étendue, sans profondeur, et qui ne fait jamais obstacle (mais tout s'est affaibli).
Écoutez-moi. N'ayez pas peur. Essayez, si je crie,
de comprendre : celui qui parle
entend sa voix dans sa tête fermée;
or comment je pourrais,
moi qu'on vient de jeter dans l'ouverture et qui suis décousu?
Il reste, vous voyez, encore la possibilité d'un peu de comique, mais vraiment peu:
je voudrais que vous m'écoutiez -sans savoir si je parle.
Aucune
certitude. Aucun contrôle. Il me semble que j'articule avec une
véhémence grotesque et sans doute inutile -et bientôt la fatigue,
ou ce qu'il faut nommer ainsi pour que vous compreniez.
mais si je parle (admettons que je parle),
m'entendez-vous; et si vous m'entendez,
si cette voix déracinée entre chez vous avec un souffle sous la porte,
n'allez-vous pas être effrayée?
C'est pourquoi je vous dis : n'ayez pas peur, écoutez-moi,
puisque déjà ce n'est presque plus moi qui parle, qui vous appelle
du fond d'une exténuation dont vous n'avez aucune idée,
et n'ayant pour vous que ces mots qui sont ma dernière enveloppe en train de se dissoudre."
Cette
adresse à la femme aimée est aussi bien adresse du poète au lecteur ou
à quiconque, voire tentative pour prendre langue avec soi, puisque le
sujet "décousu" qui appelle ici ne parvient pas même à entendre sa
propre voix "dans sa tête fermée" et a donc besoin de l'oreille
compréhensive d'autrui pour se reconnaître et exister. Tout se passe
comme si le sujet lyrique moderne se trouvait lancé au-dehors de soi à
la recherche de son propre centre. Il ne peut s'en tenir à la simple
"diction d'un émoi central" . Son émotion elle-même paraît se
méconnaître tout autant que celui qui l'éprouve et qui interroge sa
propre capacité à l'articuler. Sa place n'est assurée ni au langage ni
au monde. C'est pourquoi il devient passant, piéton ou rôdeur parisien,
créature en transit dans un monde transitoire, passager et lieu de
passage.
Ce
sujet aminci, égaré, titubant fraie dans l'écriture un chemin aléatoire
conduisant vers l'atteinte improbable de sa propre figure. Dans
l'oeuvre de James Sacré, le déracinement et l'exténuation se traduisent par un singulier boîtement du vers et de la syntaxe:
"Rien pas de silence et pas de solitude la maison
dans le printemps quotidien la pelouse
une herbe pas cultivée ce que je veux dire
c'est pas grand chose un peu l'ennui à cause
d'un travail à faire et pour aller où pourquoi?
ça finit dans un poème pas trop construit
comme un peu d'herbe dure
dans le bruit qui s'en va poignée de foin sec
le vent l'emporte ou pas ça peut rester là
tout le reste aussi la maison pas même
dans la solitude printemps mécanique pelouse
faut la tailler demain c'est toujours pas du silence qui vient.
Est-ce que c'est tous ces poèmes comme de la répétition?
je sais pas au moment qu'en voilà un encore
avec pourtant comme du vert
dans soudain les buissons en mars un désordre
avec des feuilles pourries dans
à cause du vent avec le vert maintenant
ça fait une drôle de saison neuve et vieille
est-ce que c'était pareil l'année dernière? j'en ai rien dit
pourtant j'en ai écrit des poèmes ça a servi à
je me demande bien quoi ça a disparu
des mots qu'on a dit j'ai mal entendu."
Nous
pouvons lire et entendre ici le déhanchement ou le boitement d'une
parole défaite, comme mal assurée d'elle-même: un chant peu sûr,
cherchant sa langue ou son articulation. Le poème est "bougé", comme on
le dirrait d'une photographie floue. Ce bougé poétique ou rhétorique
signifie un rapport tremblé du sujet à sa propre identité. C'est ici la
voix qui fait hésiter la grammaire. Comme Verlaine, James Sacré cultive un art savant de la méprise, de l'approximation, de la négligence, voire de la faute.
Ces
poètes retrouvent donc des qualités d'instrumentistes. Ils jouent le
jeu de la langue, malgré tout. Leur écriture paraît dépourvue d'a
priori formels. Elle ne repose sur aucun postulat. Le « nouveau lyrique
» part à l'aventure dans la langue à partir de son désir de prendre
langue. Il sait que la langue est un piège, que l'image est une
tromperie, que le sujet est un leurre. Cela n'empêche pas que dans le
langage il y ait « de l'image et du sujet ». Peut-être doit-on parler
ici d'écritures sans théories, a-théoriques, ou post-théoriques.
Lassées du théorique, lassées surtout des exclusions ou des réductions
qu'il implique, et de l'intellectualisme qui souvent s'y attache.
Ces
écritures n'affichent pas de signes externes de négativité ou de
modernisme; elles font plutôt l'expérience d'une négativité interne. Si
elles posent, comme Bonnefoy, Jaccottet, Du Bouchet, la question du
lieu, c'est en renouant avec sa géographie et son histoire locale. Au
"verger", ou à "la clairière" (lieux abstraits et essentialisés
figurant la plénitude un instant renouée d'un rapport au monde),
viennnent se substituer des lieux concrets très ordinaires : les «
gares » et les « banlieues » chez Réda, les terrains vagues chez James
Sacré, ou, pour Guy Goffette, une simple cuisine de province. Voici un extrait de l'un de ses poèmes:
"Peut-être bien que les hommes après tout
ne sont pas faits pour vivre dans les maisons
mais dans les arbres
et encore
pas comme l'écureuil ou le singe d'Afrique
qui sont des enfants espiègles et craintifs
mais comme les oiseaux
et encore
pas comme le loriot bavard ou le geai plus rogue
qu'un chien de ferme et plus insupportable
qu'une porte qui grince
mais comme les oiseaux de haute volée de longs voyages
qui n'y viennent que pour le repos
échanger quelques nouvelles lier connaissance
et prendre un peu de sang nouveau
avant de s'enfoncer dans le silence et l'anonyme
gloire du ciel (...)
Nous
renouons ici avec la simplicité d'une parole qui semble couler de
source, aller de soi, et qui ne craint pas d'afficher son apparente
naïveté.
Cet
essai ne constitue guère qu'une mise en perspective, une ouverture, une
initiation très partielle à laquelle seule la lecture individuelle des
oeuvres pourra donner un sens. Les quelques balises que plantent les
quatre infinitifs retenus pour caractériser les tendances les plus
remarquables qui émergent successivement au fil de ce demi-siècle, ne
sauraient occulter une multitude de parallèles ou de croisements
possibles entre les courants et les oeuvres. Ces quatre catégories ne
sont nullement exclusives les unes des autres. Toute poésie en effet,
quelle qu'elle soit, a à voir avec « l'habiter » car elle met en cause
la manière dont l'être humain se situe dans le monde, l'aménage et
l'occupe. Elle est une affaire de « figuration », car elle est cet
espace de langage où travaillent de concert les figures de la langue,
le visages du sujet et les aspects des choses. Elle constitue un
processus de « décantation », dans la mesure où elle interroge la
langue, l'analyse, en prend soin, et procède au « nettoyage de la
situation verbale ». Elle demeure enfin une question « d'articulation
», puisque chaque oeuvre établit une relation singulière entre un
sujet, un langage et un monde.
© Jean-Michel MAULPOIX, 1999.