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Verlaine et Rimbaud


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Adieux au poème de Jean-Michel Maulpoix, aux éditions José Corti


La Poésie malgré tout, au Mercure de France


 

 

 

 

 

 

Le lyrisme de Paul Verlaine

 

 

Extrait d'un essai de Jean-Michel Maulpoix, intitulé "Un passant peu considérable ?" publié dans La poésie malgré tout, aux éditions du Mercure de France, en 1996.

 

 

 

 

 

"Verlaine? Il est caché parmi l'herbe, Verlaine"Stéphane Mallarmé

 

Verlaine pourrait être un prénom de femme. Un brin de laine noué autour de poésies très douces. Il y a pourtant du cosaque, ou du chemineau colérique, dans ce bonhomme laid aux bacchantes épaisses, au front précocement dégarni. "Verlaine ivre était formidable!" s’exclame, admiratif, André Gide. Est-ce bien celui dont la voix nous berce? Sa mère endura ses coups, Mathilde subit ses brutaux retours de beuveries, Arthur l'affronta au couteau... Ceux-ci et quelques autres qui l'ont croisé vers la fin de sa vie, entre cafés et hôpitaux, ont su quelles violences se dissimulaient derrière l'éperdue douceur de ce mélancolique amateur d'absinthe qui rendit sa musique à la poésie de la fin du XIXème siècle.  

 

A l'exemple d'Hermès en qui les Anciens honoraient, entre autres vertus ou fonctions, le dieu des carrefours (il passe pour avoir inventé, en plus de la lyre, les tas de pierres qui balisent les chemins), tout grand poète impose à la littérature l'orientation de son génie propre;  sa sensibilité infléchit la langue de son temps et assure la transition vers une écriture et une vision nouvelles. Ainsi Paul Verlaine occupe-t-il une place charnière entre parnasse et symbolisme, sans se laisser enfermer par aucune de ces deux  écoles.

 

 

L'on sait qu'il  fit dans l'Art, puis dans  Le Parnasse contemporain, ses véritables débuts littéraires. En outre, le "Prologue" et l'"Épilogue" de son premier recueil de vers, Poèmes saturniens, constituent une profession de foi parnassienne tout à fait curieuse de la part d'un auteur dont l'oeuvre représente dans nos Lettres l'expression la plus épurée qui soit du lyrisme intime. "Parodie intentionnelle", ou "manifestation d'opportunisme littéraire", cette résolue pétition de principes, très rhétorique et appuyée, ne constitue en aucun cas le véritable art poétique du débutant Verlaine, amoureux  déjà des jardins mélancoliques et des "voix chères qui se sont tues". Il tient dans ces deux longs poèmes un discours habile, souvent moqueur, joyeusement déraisonnable, qui se plaît à tourner en dérision les stéréotypes romantiques, plus qu'à militer résolument pour l'esthétique nouvelle.

 

Si Verlaine a  le  goût des vers bien travaillés et des formes savantes, il accorde trop de prix aux impressions vagues et aux nuances de l'âme, à la fugitivité du sentiment et au charme de la mélodie pour jamais se faire un dogme de l'impassibilité. De même, son oeuvre reste trop personnelle et trop résolument "naïve" (au moins dans son apparence) pour se lancer à la poursuite des analogies complexes et des "impollués vocables" dont s'enchanteront les symbolistes. Ainsi fait-il avant tout figure de "passeur", autant que de passant, par les innovations techniques dont il a su se rendre capable et dont ses successeurs tireront profit. Pour dire le fugitif et l'impondérable à qui manque toujours une voix juste, pour suggérer au lieu de décrire, pour donner à éprouver un sentiment au lieu de l'exprimer, Verlaine s'est doté d'une langue poétique nouvelle, en accord avec les exigences de sa sensibilité propre. Son esthétique excelle dans la naïveté feinte; un mot la résume: méprise.

 

Privilégiant l'élément musical par rapport à l'image, amenuisant la rime, assouplissant l'alexandrin, généralisant l'emploi des vers impairs, multipliant les négligences savantes,  allégeant la syntaxe, faisant boiter le rythme,  usant volontiers d'un lexique archaïque, ayant  recours parfois au style parlé et aux  tournures populaires, Verlaine donne l'illusion d'une langue immédiate et directe qui serait la  langue même de l'âme, c'est-à-dire des  infinies ou indéfinies nuances de la vie intérieure,  plutôt que des idées ou des sentiments. Plus que sa subjectivité propre, elle-même davantage murmurée que "dite", plus chantonnée que véritablement "exprimée", amincie et bientôt  indistincte, il fait ainsi entendre la  capacité singulière du langage à irréaliser ce qu'il touche. Il redécouvre, en fin de compte, la musique comme une ressource intime de la langue même.

Les  symbolistes ne s'y sont   pas  trompés,   comme  en témoignent ces propos de Gustave  Kahn, écrits  peu  après la mort du poète:

 

"Ce n'était pas une métrique nouvelle  qu'apportait  Verlaine(...), c'était l'assertion que  le poète doit assouplir la langue à son génie propre et dédaigner d'y plier son génie; c'était  de préférer nettement une hérésie au code  poétique accessoire de la rime et de la symétrie, une faute contre l'essence poétique, une  déviation de  la phrase chantée; c'était  la  trouvaille de  procédés pour peindre l'intime de  l'âme  humaine sans déroger à la majesté du lyrisme, mais en en rendant les plus frêles nuances".

 

La chimique pureté du lyrisme verlainien tient à l'adéquation parfaite de ses "procédés" -mais sont-ils toujours si concertés que cela?- à son "génie propre". Cette connivence est  telle qu'elle se laisse à peine théoriser.  “L'Art  poétique” n'est  pas un manifeste: c'est un poème.  

 

 

A la différence de Baudelaire, Rimbaud ou Mallarmé,  Verlaine s'est rarement exprimé sur son art avec la  rigueur d'un critique. Ses textes en prose sont surtout des témoignages; il y raconte plus qu'il n'y analyse. Lui-même, d’ailleurs, l'avoue sans honte dans  un article écrit en 189O, à  l'occasion de la réédition des Poèmes saturniens :

 

"Puis, car n'allez pas prendre au pied de la lettre mon "Art  poétique"  de Jadis et  Naguère, qui  n'est  qu'une chanson après tout,  -JE N'AURAI PAS FAIT DE THÉORIE. C'est peut-être naïf ce que je dis là,  mais la naïveté  me  paraît être un des plus chers attributs  du poète, dont il doit se prévaloir à défaut  d'autres."

 

Que sa poétique ne parvienne guère à se dire autrement qu'en poésie n'est ni un accident ni le symptôme d'une  indigence intellectuelle. Cela éclaire plutôt la nature du sentiment verlainien et le goût marqué du poète pour la musique. En effet,  dans ses textes critiques non plus que dans ses  poèmes,  Verlaine ne se pose résolument comme sujet vis-à-vis d'un objet quelconque; il  tend sans cesse à se fondre lui-même en ce qu'il évoque. Telle est sa nature passive : elle absorbe, elle s'imprègne, elle se plaît aux impressions et aux climats plutôt qu'aux formes. Les idées, dès lors, deviennent "musicales" autant que les sentiments.

 

 

Comme l'indiquent certains titres de recueils,  ou de groupes de poèmes, tels les Romances sans paroles ou les Ariettes oubliées,  l'élément musical est à même de rendre possible l'oubli de la parole discursive et du pathos où s'enlisaient maints romantiques de second ordre. Joignant le "précis" à "l'imprécis", il permet à la poésie de retrouver ce singulier pouvoir de la musique qu'est le charme  qui se caractérise, pour reprendre un propos de Vladimir Jankélevitch dans La Musique  et l'Ineffable, par "quelque chose  de  nostalgique et de précaire, je ne sais quoi d'insuffisant et d'inachevé qui s'exalte par l'effet du temps."  Or, sous la plume de Verlaine le temps se distend : le passé sans cesse semble y évider le présent.  Ainsi, dans l'univers démodé et brumeux des Fêtes galantes , rôdent longuement des figures blêmes, fantasques et "quasi tristes" qui ne sauraient évoquer autrement qu'avec une nostalgie teintée d'ironie, le temps ancien des perruques poudrées, des rubans et des "façons" de l'éloquence classique.

 

Le bonhomme verlainien ne croit plus au printemps ni aux "sentiments à fleur d'âme". Il n'est lui-même qu'un être nu, passif et en perdition: le bohémien transi de sa propre langue.  A l'état de lyrisme qui suppose bien de l'énergie, il  a substitué la nuance, laquelle est infinie,  et  le charme qui "est toujours naissant". A la  nature consolatrice, il oppose un  pittoresque plus subtil qui spiritualise les apparences sensibles  et  qui confond  musicalement l'âme et le paysage. Dans Poésie et profondeur , Jean-Pierre Richard  a  étudié avec finesse  la  part que  prennent "le fané" et "le feutré" dans la thématique verlainienne dont la prédilection semble aller aux objets "dotés d'un pouvoir assez amoindri pour que la  sensation  qui  les signale à l'esprit  lui  apporte seulement  l'indication  d'une existence prête à s'éteindre, peut-être même déjà morte au  moment où le moi en reçoit l'impression." [1]  

Emporté deçà, delà par le vent d'automne, enveloppé de brouillards et de pluie, le "je" verlainien tend vers l'impersonnel. Quelque chose de l'impassibilité parnassienne continue ainsi de l'affecter jusqu'en ses  défaillances et ses plus  intimes  confidences. Il n'affirme pas son existence, ne déplie pas son propre coeur, mais l'interroge: "Quelle est cette langueur?", "Sais-je moi-même que nous veut ce piège?" L'intime est ici chose étrange sur quoi des larmes coulent. Comme la pluie automnale, vivre est un doux désastre, un retard, un suspens, une chute ou une dérive qui se prolongent et auxquelles on acquiesce comme au temps qui s'en va et qu'on ne retient pas.  

(...)

 

©Jean-Michel Maulpoix et Mercure de France, 1996



[1] Jean-Pierre Richard, Poésie et profondeur, éd. du Seuil, 1955, p. 167.