Verlaine pourrait être un prénom de
femme. Un brin de laine noué autour de poésies très douces. Il y a pourtant
du cosaque, ou du chemineau colérique, dans ce bonhomme laid aux bacchantes épaisses,
au front précocement dégarni. "Verlaine
ivre était formidable!" s’exclame, admiratif, André Gide. Est-ce
bien celui dont la voix nous berce? Sa mère endura ses coups, Mathilde subit
ses brutaux retours de beuveries, Arthur l'affronta au couteau... Ceux-ci et
quelques autres qui l'ont croisé vers la fin de sa vie, entre cafés et hôpitaux,
ont su quelles violences se dissimulaient derrière l'éperdue douceur de ce mélancolique
amateur d'absinthe qui rendit sa musique à la poésie de la fin du XIXème siècle.
A l'exemple d'Hermès en qui les
Anciens honoraient, entre autres vertus ou fonctions, le dieu des carrefours (il
passe pour avoir inventé, en plus de la lyre, les tas de pierres qui balisent
les chemins), tout grand poète impose à la littérature l'orientation
de son génie propre;sa sensibilité
infléchit la langue de son temps et assure la transition vers une écriture et
une vision nouvelles. Ainsi Paul Verlaine occupe-t-il une place charnière entre
parnasse et symbolisme, sans se laisser enfermer par aucune de ces deuxécoles.
L'on sait qu'ilfit dans l'Art, puis dansLe Parnasse contemporain, ses véritables
débuts littéraires. En outre, le "Prologue" et l'"Épilogue"
de son premier recueil de vers, Poèmes
saturniens, constituent une profession de foi parnassienne tout à fait
curieuse de la part d'un auteur dont l'oeuvre représente dans nos Lettres
l'expression la plus épurée qui soit du lyrisme intime. "Parodie
intentionnelle", ou "manifestation d'opportunisme littéraire",
cette résolue pétition de principes, très rhétorique et appuyée, ne
constitue en aucun cas le véritable art poétique du débutant Verlaine,
amoureuxdéjà des jardins mélancoliques
et des "voix chères qui se sont tues". Il tient dans ces deux longs
poèmes un discours habile, souvent moqueur, joyeusement déraisonnable, qui se
plaît à tourner en dérision les stéréotypes romantiques, plus qu'à militer
résolument pour l'esthétique nouvelle.
Si Verlaine alegoût des vers bien
travaillés et des formes savantes, il accorde trop de prix aux impressions
vagues et aux nuances de l'âme, à la fugitivité du sentiment et au charme de
la mélodie pour jamais se faire un dogme de l'impassibilité. De même, son
oeuvre reste trop personnelle et trop résolument "naïve" (au moins
dans son apparence) pour se lancer à la poursuite des analogies complexes et
des "impollués vocables" dont s'enchanteront les symbolistes. Ainsi
fait-il avant tout figure de "passeur", autant que de passant, par les
innovations techniques dont il a su se rendre capable et dont ses successeurs
tireront profit. Pour dire le fugitif et l'impondérable à qui manque toujours
une voix juste, pour suggérer au lieu de décrire, pour donner à éprouver un
sentiment au lieu de l'exprimer, Verlaine s'est doté d'une langue poétique
nouvelle, en accord avec les exigences de sa sensibilité propre. Son esthétique
excelle dans la naïveté feinte; un mot la résume: méprise.
Privilégiant l'élément musical par
rapport à l'image, amenuisant la rime, assouplissant l'alexandrin, généralisant
l'emploi des vers impairs, multipliant les négligences savantes,allégeant la syntaxe, faisant boiter le rythme,usant volontiers d'un lexique archaïque, ayantrecours parfois au style parlé et auxtournures populaires, Verlaine donne l'illusion d'une langue immédiate
et directe qui serait lalangue même
de l'âme, c'est-à-dire desinfinies
ou indéfinies nuances de la vie intérieure,plutôt que des idées ou des sentiments. Plus que sa subjectivité
propre, elle-même davantage murmurée que "dite", plus chantonnée
que véritablement "exprimée", amincie et bientôtindistincte, il fait ainsi entendre lacapacité singulière du langage à irréaliser ce qu'il touche. Il redécouvre,
en fin de compte, la musique comme une ressource intime de la langue même.
Lessymbolistes ne s'y sontpastrompés,commeen témoignent ces propos de GustaveKahn, écritspeuaprès la mort du poète:
"Ce n'était
pas une métrique nouvellequ'apportaitVerlaine(...), c'était l'assertion quele poète doit assouplir la langue à son génie propre et dédaigner d'y
plier son génie; c'étaitde préférer
nettement une hérésie au codepoétique
accessoire de la rime et de la symétrie, une faute contre l'essence poétique,
unedéviation dela phrase chantée; c'étaitlatrouvaille deprocédés pour
peindre l'intime del'âmehumaine sans déroger à la majesté du lyrisme, mais en en rendant les
plus frêles nuances".
La chimique pureté du lyrisme
verlainien tient à l'adéquation parfaite de ses "procédés" -mais
sont-ils toujours si concertés que cela?- à son "génie propre".
Cette connivence esttelle qu'elle
se laisse à peine théoriser.“L'Artpoétique” n'estpas un
manifeste: c'est un poème.
A la différence de Baudelaire,
Rimbaud ou Mallarmé,Verlaine s'est
rarement exprimé sur son art avec larigueur
d'un critique. Ses textes en prose sont surtout des témoignages; il y raconte
plus qu'il n'y analyse. Lui-même, d’ailleurs, l'avoue sans honte dansun article écrit en 189O, àl'occasion
de la réédition des Poèmes saturniens :
"Puis, car
n'allez pas prendre au pied de la lettre mon "Artpoétique"de Jadis etNaguère, quin'estqu'une chanson après tout,-JE
N'AURAI PAS FAIT DE THÉORIE. C'est peut-être naïf ce que je dis là,mais la naïvetémeparaît être un des plus chers attributsdu poète, dont il doit se prévaloir à défautd'autres."
Que sa poétique ne parvienne guère
à se dire autrement qu'en poésie n'est ni un accident ni le symptôme d'uneindigence intellectuelle. Cela éclaire plutôt la nature du sentiment
verlainien et le goût marqué du poète pour la musique. En effet,dans ses textes critiques non plus que dans sespoèmes,Verlaine ne se pose
résolument comme sujet vis-à-vis d'un objet quelconque; iltend sans cesse à se fondre lui-même en ce qu'il évoque. Telle est sa
nature passive : elle absorbe, elle s'imprègne, elle se plaît aux impressions
et aux climats plutôt qu'aux formes. Les idées, dès lors, deviennent
"musicales" autant que les sentiments.
Comme l'indiquent certains titres de
recueils,ou de groupes de poèmes,
tels les Romances sans paroles ou les Ariettes
oubliées,l'élément musical
est à même de rendre possible l'oubli de la parole discursive et du pathos où
s'enlisaient maints romantiques de second ordre. Joignant le "précis"
à "l'imprécis", il permet à la poésie de retrouver ce singulier
pouvoir de la musique qu'est le charmequi se caractérise, pour reprendre un propos de Vladimir Jankélevitch
dans La Musiqueet l'Ineffable, par "quelque
chosedenostalgique et de précaire, je ne sais quoi d'insuffisant et d'inachevé
qui s'exalte par l'effet du temps."Or, sous la plume de Verlaine le temps se distend : le passé sans cesse
semble y évider le présent.Ainsi,
dans l'univers démodé et brumeux des Fêtes
galantes , rôdent longuement des figures blêmes, fantasques et "quasi
tristes" qui ne sauraient évoquer autrement qu'avec une nostalgie teintée
d'ironie, le temps ancien des perruques poudrées, des rubans et des "façons"
de l'éloquence classique.
Le
bonhomme verlainien ne croit plus au printemps ni aux "sentiments à fleur
d'âme". Il n'est lui-même qu'un être nu, passif et en perdition: le bohémien
transi de sa propre langue.A l'état
de lyrisme qui suppose bien de l'énergie, ila substitué la nuance, laquelle est infinie,etle charme qui "est
toujours naissant". A lanature
consolatrice, il oppose unpittoresque
plus subtil qui spiritualise les apparences sensiblesetqui confondmusicalement l'âme et le paysage. Dans Poésie
et profondeur , Jean-Pierre Richardaétudié avec finesselapart queprennent "le
fané" et "le feutré" dans la thématique verlainienne dont la
prédilection semble aller aux objets "dotés
d'un pouvoir assez amoindri pour que lasensationquiles signale à l'espritluiapporte seulementl'indicationd'une existence
prête à s'éteindre, peut-être même déjà morte aumoment où le moi en reçoit l'impression."[1]
Emporté deçà, delà par le vent
d'automne, enveloppé de brouillards et de pluie, le "je" verlainien
tend vers l'impersonnel. Quelque chose de l'impassibilité parnassienne continue
ainsi de l'affecter jusqu'en sesdéfaillances
et ses plusintimesconfidences. Il n'affirme pas son existence, ne déplie pas son propre
coeur, mais l'interroge: "Quelle est cette langueur?", "Sais-je
moi-même que nous veut ce piège?" L'intime est ici chose étrange sur
quoi des larmes coulent. Comme la pluie automnale, vivre est un doux désastre,
un retard, un suspens, une chute ou une dérive qui se prolongent et auxquelles
on acquiesce comme au temps qui s'en va et qu'on ne retient pas.