Bernard Noël
Denis Roche
Jacques
Roubaud
Jean-Pierre Faye
Michel
Deguy
Quelle
hypothétique fonction assigner encore au poète, en un temps
où « la poésie n’est plus l’institutrice de l’humanité »
? Ni prêtre ni berger, ni Messie ni prophète, il n’est pourtant
pas disposé à donner son congé, ni ne montre de goût pour la malédiction :
il lui faut ressaisir, en son propre « travail », et
d’un même mouvement, aussi bien son identité aléatoire que le
sens de cette tâche indéterminée et les formes de son écriture.
Extrait
d'un essai de J.M.Maulpoix, "Michel
Deguy, Pourquoi la poésie ?", publié dans Le
poète perplexe aux éditions Corti en 2002.
La revue Po&sie,
que dirige Michel Deguy aux éditions Belin
Claude Esteban
Dominique
Fourcade
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La poésie française depuis
1950
par
Jean-Michel Maulpoix
Les
tendances: 1960, Figurer
Une
nouvelle génération de poètes
émerge dans les années 1960. C'est une
décennie marquée par le règne des
sciences humaines, le développement du
structuralisme, la primauté du textuel et du
politique, des recherches et des avant-gardes.
L'ère de la subversion succède à
l'ère du soupçon. C'est le temps de
l'Oulipo et de Tel Quel. L'attention se détourne
du paysage et se concentre sur l'écriture.
- Nés pour
la plupart dans les années 30, les auteurs les
plus représentatifs de cette
génération nouvelle sont Michel
Deguy,
Denis
Roche,
Marcelin Pleynet ( qui firent tous trois partie du
comité de la revue Tel Quel ), Bernard
Noël, Claude
Esteban, Christian Prigent,
Alain Jouffroy, ou
l'oulipien Jacques Roubaud.
La conjoncture
culturelle conduit à une multiplication de
propositions théoriques, comme en témoigne
la floraison des publications militantes: la revue "TXT"
de Christian Prigent,
la revue "Change" de Jean-Pierre Faye, la revue
"Chorus" de Venaille, la revue "Opus
international" d'Alain Jouffroy...
Un climat polémique,
d'agitation politique et idéologique
caractérise cette décennie qui trouvera son
point d'aboutissement en mai 1968. Les innovations et les
ruptures s'y multiplient. L'heure est à l'épistémologie.
La lecture de Saussure, Jakobson, Althusser, Greimas,
Lacan accentue la mise en crise de la poésie
déjà entamée pendant la
décennie précédente. Une entreprise
de vaste envergure sur la langue se développe,
tandis que s'impose la notion
d'"écriture
textuelle" qui
tend à se substituer à celle de
"littérature". Dans le numéro de Tel
quel de l'été 1965, Jean-Pierre Faye
affirme que le mot "poésie" est "le mot le plus
laid de la langue française."
- Le travail de la
langue devient alors l'objet même de la
poésie. L'intérêt se concentre sur sa
puissance de transgression.
Selon Bernard
Noël: « la langue naît d'une rupture:
elle n'en peut plus tout à coup d'être au
service de ses références, de les nommer,
de les refléter. La langue française est
naturellement soumise au signifié: elle doit
fournir des preuves, détailler des comptes, fixer
des règles, donner la représentation. Mais
soudain, rupture, et non pas générale,
rupture dans une bouche particulière, qui devient
le lieu d'origine de la révolution. »
L'acte
poétique est alors volontiers perçu comme
un acte révolutionnaire.
L'écriture doit revivifier la langue en instaurant
un rapport singulier qui la désolidarise de son
articulation ordinaire. Le poète est celui qui
impose un nouveau rythme, une nouvelle façon de
dire ou de provoquer le réel. Mais ce travail de
revitalisation peut aussi bien prendre appui sur un usage
inédit de la tradition, des « textes-sources
» et des modèles formels qui en sont
hérités. C'est le cas notamment dans
l'oeuvre de Jacques Roubaud qui s'inspire des oeuvres des
troubadours ou des formes fixes de la poésie
japonaise, comme le tanka. La contrainte est alors
délibérément choisie, selon le
modèle oulipien, comme principe d'invention et de
libération.
- Alors que pour
les poètes de la génération
précédente la patiente mise en perspective
des lointains ouvrait l'accès de « la
présence », les écrivains qui
apparaissent pendant cette nouvelle décennie vont
privilégier les motifs de la surface
et de la vitesse. Pour Denis
Roche, comme pour Michel Deguy, écrire de la
poésie, c'est retranscrire avec brusquerie le
crépitement du moderne. Denis Roche se
réclame du poète américain Ezra
Pound dont l'oeuvre a été introduite en
France, avec la traduction des Cantos , par
René Lautrès en 1958. Il dit avoir
été stupéfait par la rapidité
de son écriture:
"Pound avait
compris, sans doute, lui aussi, d'un seul regard. Sans
tourment. Sans règlement. Sans données.
Sans métrage. Il avait entendu que quelque chose
crépitait sans cesse. Qu'un télescripteur
peut-être fou, peut-être au contraire d'une
lucidité, d'un cynisme et d'un entêtement
vrais, transmettait hors-espace (hors-Amérique) et
hors-temps (parce qu'en même temps de partout et de
tous temps).
- Pour Denis Roche,
la poésie est comme la photo une affaire de focale:
elle vise et cadre, elle découpe le monde en séquences
d'images. (Pour Jacques Roubaud, il s'agira de
séquences mathématiques faisant office de
modèles formels). Ainsi la poésie
prend-elle de vitesse le langage commun. Elle
procède par électrochocs et
courts-circuits. Elle constitue un "langage de surface".
Denis Roche écrit à ce propos:
"On le sait: il
n'y a d'activité humaine, artistique ou non,
encore moins littéraire, que de surface. Ainsi de
milliards d'hommes appliqués par la plante des
pieds sur l'immense pelouse de la terre et qui n'ont que
faire du contenu; ainsi des façades des maisons et
des buildings qu'ils lui posent perpendiculairement
dessus; ainsi des draps qui sèchent; ainsi de
l'horizon qui est comme l'électrocardiogramme du
mourant, l'horizontal narguant le vertical; ainsi des
toiles que peignent les peintres après
s'être assurées qu'elles étaient bien
tendues entre leurs cadres de bois; ainsi
également des feuilles de papier, format
international, sur lesquelles les écrivains
s'acharnent toujours à déposer et à
étaler leur encre ou à frapper du carbone;
ainsi de notre peau qui est le peu que nous connaissons
de notre corps."
- Dominique
Fourcade illustrera (plus tardivement) à sa
façon ce parti-pris photographique de la vitesse
dans un volume intitulé Rose déclic
dont le titre revivifie l'ancien cliché
poétique de la rose, cette fois devenue celle du
diaphragme de l'appareil photo. Il affirme que la
poésie est une écriture "en fuites et
percussions contemporaines". La langue même
constitue le lieu d'un rapport infiniment mobile au
contemporain. L'écriture est une affaire de
motricité, une question de régime,
d'accélérations ou de points morts, un
incessant déplacement: "Que l'on se
déchaîne ou que l'on se contienne on est un
point du monde et cela est une extrémité."
Dans Outrance utterance:, il écrit encore
ceci:
« je
voudrais abréger, abréger encore,
jusqu'à faire tout tenir sur un point de
volupté minuscule dont la durée serait
modulable à l'infini, point de douleur et de
communication absolues, le plus intense point
linguistique du monde, à partir duquel repenser
toute la durée de l'amour » "
- Si j'ai donc
ainsi retenu l'infinitif « figurer » comme
emblématique de cette époque, c'est parce
que tous ces auteurs mettent en avant la relation. La
relation est poétique, ou le
poétique est relation.
Le même mot, "figures"
dit en français les aspects des choses, les
visages et les tournures du dire. La poésie est le
lieu où le réel vient, au sens strict,
prendre figure. Comme l'a montré Michel Deguy, la
figuration cite à comparaître:
elle fait apparaître en comparant. Le fait
poétique essentiel est la connotation. Un mot
devient, dans un contexte donné, signifiant d'un
autre signifié. Multipliant les isotopies, le
texte poétique est polyphonique. Images,
correspondances, métaphores, la poésie dit
une chose par une autre. Elle est le royaume des
analogies. La relation indique une manière
proprement humaine d'habiter le monde. Une façon
d'être que l'on peut dire à la fois
émerveillée et dramatique.
Emerveillée par l'immense jeu des
métaphores, dramatique cependant parce que nous ne
possédons pas l'objet que nous convoitons: nous
n'avons accès qu'à des figures, des
allégories, des simulacres. Nous demeurons tout
à la fois liés et séparés. La
vocation de la poésie n'est pas de résoudre
les contraires, mais de les faire com-paraître et
co-habiter. Quand Michel Deguy orthographie le mot «
Poésie » en inscrivant en son coeur une
esperluette (Po&sie),
il la place toute sous le signe de la conjonction/
disjonction. Il l'entend et il la pratique comme «
le statut métaphorique
généralisé ». "La
poésie, comme l'amour risque tout sur des signes",
écrit-il. Ou encore : « Ma vie, c'est le
mystère du comme »
- En confrontant
les poètes apparus pendant les années 60
avec leurs prédécesseurs dont l'oeuvre a
commencé d'émerger dans les années
50, nous voyons donc ainsi s'opposer à grands
traits deux sortes de poésie : l'une qui regarde
du côté d'un paysage
élémentaire afin d'y retrouver le sentiment
de la présence, l'autre qui valorise la
cité, l'histoire, la circonstance, l'accidentel et
l'aléatoire. Chez Jaccottet ou Bonnefoy, la Nature
demeure présente et le lien se trouve
établi par l'expérience poétique
même entre l'éphémère et
l'éternel. C'est là le sens de la
notion-clef de « vrai lieu ». Pour Michel Deguy
au contraire, un tel lieu ne pourrait être
représenté que par l'espace mitoyen du
« comme ». C'est la figure qui autorise
l'entrappartenance. En elle, des éléments
épars d'un monde décousu se conjoignent. La
perte du sens laisse libre cours à
la
figuration
généralisée.
Ce n'est donc plus l'être (le sujet) ni le monde
(la nature) qui fait office de centre, mais le langage
même. Lui seul peut autoriser une nouvelle
visibilité de ce qui est. Le monde est ce qui
advient dans le poème: un immense contingent de
possibilités. Puisque toute réalité
est susceptible de s'ajointer à une autre par la
grâce d'un "comme", "le monde est une combinatoire
infinie de possibles que le poète
révèle en quelque sorte à
elle-même, car il est le lieu où se fraient
et où se dessinent les figures" L'évolution
de la poésie française, dans les
années 70, conduira à accentuer davantage
encore ce privilège du texte, voire de la lettre
par rapport au paysage.
à
suivre...
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