La poésie française depuis 1950...

Diversité
1950 : Habiter
1960 : Figurer
1970 : Décanter
1980 : Articuler
1990-2000 : Aggraver
Bibliographie critique

 

Bernard Noël


Denis Roche


Jacques Roubaud


Jean-Pierre Faye


Michel Deguy

Quelle hypothétique fonction assigner encore au poète, en un temps où « la poésie n’est plus l’institutrice de l’humanité » ? Ni prêtre ni berger, ni Messie ni prophète, il n’est pourtant pas disposé à donner son congé, ni ne montre de goût pour la malédiction : il lui faut ressaisir, en son propre « travail », et d’un même mouvement, aussi bien son identité aléatoire que le sens de cette tâche indéterminée et les formes de son écriture.

Extrait d'un essai de J.M.Maulpoix, "Michel Deguy, Pourquoi la poésie ?", publié dans Le poète perplexe aux éditions Corti en 2002.


La revue Po&sie, que dirige Michel Deguy aux éditions Belin


Claude Esteban


Dominique Fourcade


 

 

La poésie française depuis 1950

par Jean-Michel Maulpoix

Les tendances: 1960, Figurer  


Une nouvelle génération de poètes émerge dans les années 1960. C'est une décennie marquée par le règne des sciences humaines, le développement du structuralisme, la primauté du textuel et du politique, des recherches et des avant-gardes. L'ère de la subversion succède à l'ère du soupçon. C'est le temps de l'Oulipo et de Tel Quel. L'attention se détourne du paysage et se concentre sur l'écriture.

  • Nés pour la plupart dans les années 30, les auteurs les plus représentatifs de cette génération nouvelle sont Michel Deguy, Denis Roche, Marcelin Pleynet ( qui firent tous trois partie du comité de la revue Tel Quel ), Bernard Noël, Claude Esteban, Christian Prigent, Alain Jouffroy, ou l'oulipien Jacques Roubaud.

    La conjoncture culturelle conduit à une multiplication de propositions théoriques, comme en témoigne la floraison des publications militantes: la revue "TXT" de Christian Prigent, la revue "Change" de Jean-Pierre Faye, la revue "Chorus" de Venaille, la revue "Opus international" d'Alain Jouffroy... Un climat polémique, d'agitation politique et idéologique caractérise cette décennie qui trouvera son point d'aboutissement en mai 1968. Les innovations et les ruptures s'y multiplient. L'heure est à l'épistémologie. La lecture de Saussure, Jakobson, Althusser, Greimas, Lacan accentue la mise en crise de la poésie déjà entamée pendant la décennie précédente. Une entreprise de vaste envergure sur la langue se développe, tandis que s'impose la notion d'"écriture textuelle" qui tend à se substituer à celle de "littérature". Dans le numéro de Tel quel de l'été 1965, Jean-Pierre Faye affirme que le mot "poésie" est "le mot le plus laid de la langue française."

  • Le travail de la langue devient alors l'objet même de la poésie. L'intérêt se concentre sur sa puissance de transgression. Selon Bernard Noël: « la langue naît d'une rupture: elle n'en peut plus tout à coup d'être au service de ses références, de les nommer, de les refléter. La langue française est naturellement soumise au signifié: elle doit fournir des preuves, détailler des comptes, fixer des règles, donner la représentation. Mais soudain, rupture, et non pas générale, rupture dans une bouche particulière, qui devient le lieu d'origine de la révolution. »

    L'acte poétique est alors volontiers perçu comme un acte révolutionnaire. L'écriture doit revivifier la langue en instaurant un rapport singulier qui la désolidarise de son articulation ordinaire. Le poète est celui qui impose un nouveau rythme, une nouvelle façon de dire ou de provoquer le réel. Mais ce travail de revitalisation peut aussi bien prendre appui sur un usage inédit de la tradition, des « textes-sources » et des modèles formels qui en sont hérités. C'est le cas notamment dans l'oeuvre de Jacques Roubaud qui s'inspire des oeuvres des troubadours ou des formes fixes de la poésie japonaise, comme le tanka. La contrainte est alors délibérément choisie, selon le modèle oulipien, comme principe d'invention et de libération.

  • Alors que pour les poètes de la génération précédente la patiente mise en perspective des lointains ouvrait l'accès de « la présence », les écrivains qui apparaissent pendant cette nouvelle décennie vont privilégier les motifs de la surface et de la vitesse. Pour Denis Roche, comme pour Michel Deguy, écrire de la poésie, c'est retranscrire avec brusquerie le crépitement du moderne. Denis Roche se réclame du poète américain Ezra Pound dont l'oeuvre a été introduite en France, avec la traduction des Cantos , par René Lautrès en 1958. Il dit avoir été stupéfait par la rapidité de son écriture:

    "Pound avait compris, sans doute, lui aussi, d'un seul regard. Sans tourment. Sans règlement. Sans données. Sans métrage. Il avait entendu que quelque chose crépitait sans cesse. Qu'un télescripteur peut-être fou, peut-être au contraire d'une lucidité, d'un cynisme et d'un entêtement vrais, transmettait hors-espace (hors-Amérique) et hors-temps (parce qu'en même temps de partout et de tous temps).

  • Pour Denis Roche, la poésie est comme la photo une affaire de focale: elle vise et cadre, elle découpe le monde en séquences d'images. (Pour Jacques Roubaud, il s'agira de séquences mathématiques faisant office de modèles formels). Ainsi la poésie prend-elle de vitesse le langage commun. Elle procède par électrochocs et courts-circuits. Elle constitue un "langage de surface". Denis Roche écrit à ce propos:

    "On le sait: il n'y a d'activité humaine, artistique ou non, encore moins littéraire, que de surface. Ainsi de milliards d'hommes appliqués par la plante des pieds sur l'immense pelouse de la terre et qui n'ont que faire du contenu; ainsi des façades des maisons et des buildings qu'ils lui posent perpendiculairement dessus; ainsi des draps qui sèchent; ainsi de l'horizon qui est comme l'électrocardiogramme du mourant, l'horizontal narguant le vertical; ainsi des toiles que peignent les peintres après s'être assurées qu'elles étaient bien tendues entre leurs cadres de bois; ainsi également des feuilles de papier, format international, sur lesquelles les écrivains s'acharnent toujours à déposer et à étaler leur encre ou à frapper du carbone; ainsi de notre peau qui est le peu que nous connaissons de notre corps."

  • Dominique Fourcade illustrera (plus tardivement) à sa façon ce parti-pris photographique de la vitesse dans un volume intitulé Rose déclic dont le titre revivifie l'ancien cliché poétique de la rose, cette fois devenue celle du diaphragme de l'appareil photo. Il affirme que la poésie est une écriture "en fuites et percussions contemporaines". La langue même constitue le lieu d'un rapport infiniment mobile au contemporain. L'écriture est une affaire de motricité, une question de régime, d'accélérations ou de points morts, un incessant déplacement: "Que l'on se déchaîne ou que l'on se contienne on est un point du monde et cela est une extrémité." Dans Outrance utterance:, il écrit encore ceci:

    « je voudrais abréger, abréger encore, jusqu'à faire tout tenir sur un point de volupté minuscule dont la durée serait modulable à l'infini, point de douleur et de communication absolues, le plus intense point linguistique du monde, à partir duquel repenser toute la durée de l'amour » "

  • Si j'ai donc ainsi retenu l'infinitif « figurer » comme emblématique de cette époque, c'est parce que tous ces auteurs mettent en avant la relation. La relation est poétique, ou le poétique est relation. Le même mot, "figures" dit en français les aspects des choses, les visages et les tournures du dire. La poésie est le lieu où le réel vient, au sens strict, prendre figure. Comme l'a montré Michel Deguy, la figuration cite à comparaître: elle fait apparaître en comparant. Le fait poétique essentiel est la connotation. Un mot devient, dans un contexte donné, signifiant d'un autre signifié. Multipliant les isotopies, le texte poétique est polyphonique. Images, correspondances, métaphores, la poésie dit une chose par une autre. Elle est le royaume des analogies. La relation indique une manière proprement humaine d'habiter le monde. Une façon d'être que l'on peut dire à la fois émerveillée et dramatique. Emerveillée par l'immense jeu des métaphores, dramatique cependant parce que nous ne possédons pas l'objet que nous convoitons: nous n'avons accès qu'à des figures, des allégories, des simulacres. Nous demeurons tout à la fois liés et séparés. La vocation de la poésie n'est pas de résoudre les contraires, mais de les faire com-paraître et co-habiter. Quand Michel Deguy orthographie le mot « Poésie » en inscrivant en son coeur une esperluette (Po&sie), il la place toute sous le signe de la conjonction/ disjonction. Il l'entend et il la pratique comme « le statut métaphorique généralisé ». "La poésie, comme l'amour risque tout sur des signes", écrit-il. Ou encore : « Ma vie, c'est le mystère du comme »

 

  • En confrontant les poètes apparus pendant les années 60 avec leurs prédécesseurs dont l'oeuvre a commencé d'émerger dans les années 50, nous voyons donc ainsi s'opposer à grands traits deux sortes de poésie : l'une qui regarde du côté d'un paysage élémentaire afin d'y retrouver le sentiment de la présence, l'autre qui valorise la cité, l'histoire, la circonstance, l'accidentel et l'aléatoire. Chez Jaccottet ou Bonnefoy, la Nature demeure présente et le lien se trouve établi par l'expérience poétique même entre l'éphémère et l'éternel. C'est là le sens de la notion-clef de « vrai lieu ». Pour Michel Deguy au contraire, un tel lieu ne pourrait être représenté que par l'espace mitoyen du « comme ». C'est la figure qui autorise l'entrappartenance. En elle, des éléments épars d'un monde décousu se conjoignent. La perte du sens laisse libre cours à la figuration généralisée. Ce n'est donc plus l'être (le sujet) ni le monde (la nature) qui fait office de centre, mais le langage même. Lui seul peut autoriser une nouvelle visibilité de ce qui est. Le monde est ce qui advient dans le poème: un immense contingent de possibilités. Puisque toute réalité est susceptible de s'ajointer à une autre par la grâce d'un "comme", "le monde est une combinatoire infinie de possibles que le poète révèle en quelque sorte à elle-même, car il est le lieu où se fraient et où se dessinent les figures" L'évolution de la poésie française, dans les années 70, conduira à accentuer davantage encore ce privilège du texte, voire de la lettre par rapport au paysage.

    à suivre...