Pour
les poètes de cette génération, la revue L'Ephémère a constitué un espace d'engagement d'une espèce singulière. Il ne s'agit pas d'articuler le travail poétique à quelque nouveau manifeste, mais plutôt de constituer une revue dont chaque numéro vaut en soi comme une espèce de manifeste par la création d'un « avoir lieu » commun. La question du rapport au lieu, à retrouver ou à élaborer dans le travail même de l'oeuvre, est bien au coeur des préoccupations de cette génération, aussi bien que l'instauration d'un nouveau rapport au réel. Dans un texte donné au Monde des Livres le 28 février 1968, la revue L'Ephémère se définissait ainsi:
"Il va de soi, pour ceux qui font L'Ephémère, que le titre de la revue n'a rien à voir avec le problème de sa plus ou moins longue carrière, mais fait allusion à une certaine expérience du réel que la poésie à la fois assume et consume, et qui est, de ce fait, essentiellement instable, fugitive."
L'image
"La vérité de parole, je l'ai dite sans hésiter la guerre contre l'image -le monde-image-, pour la présence."
"Que de dualismes nocifs, entre un ici dévalorisé et un ailleurs réputé le bien, que de gnoses impraticables, que de mots d'ordre insensés ont été répandus ainsi par le génie mélancolique de l'Image, depuis les premiers jours de notre Occident, lequel réinventa la folie, sinon l'amour!"
"Voici le monde sensible. Il faut que la parole, ce sixième et ce plus fort sens, se porte à sa rencontre et en déchiffre les signes. Pour moi, je n'ai de goût qu'en cette tâche."
La poésie : "rendre le monde au visage de sa présence".
"Qu'ils disent légèreté ou qu'ils disent douleur, les mots ne sont jamais que des mots. Faciles. A de certains moments, devant certaines réalités, ils m'irritent, ou ils me font horreur; et moi à travers eux, qui continue à m'en servir : cette façon d'être assis à une table, le dos tourné aux autres et au monde, et de n'être plus capable, à la fin, que de cela..."
Au commencement est l'ignorance . Par là s'ouvre la poésie. Par là aussi elle s'achèvera. Encore ne s'agit-il pas ici d'une ignorance naïve, à la manière de celle dont Rilke fait état dans les premières pages des Cahiers de Malte Laurids Brigge : ignorance d'un jeune homme qui prétendrait écrire des vers, à peine tombé du nid, pas encore lesté d'expérience. Il ne s'agit pas non plus de l'innocence, et Philippe Jaccottet lui-même y insiste : « nous ne sommes plus en un temps où l'on puisse feindre l'innocence : le savoir est là, plus envahissant que jamais . ».
Il s'agit d'une ignorance positive en laquelle la poésie trouve sa raison d'être, et qui n'est autre que l'inaptitude fondamentale de la créature à connaître la mort, l'absolu, l'au-delà, l'infini, tout ce que fédère maladroitement le mot d'« impossible », quelle que puisse être par ailleurs l'étendue du savoir ou de l'expérience acquise...
Cette ignorance induit une nécessaire humilité et dessine, pour commencer, la figure d'un poète soucieux de prendre une juste mesure de ce qu'il est et de ce qu'il peut accomplir réellement, sans tricherie, avec rigueur et probité, dans le langage : désireux de dire la précarité de l'homme « qui avance dans la poussière », il « n'a que son souffle pour tout bien, pour toute force qu'un langage peu certain » .
Ainsi va s'ébaucher une première figure éthique du « poète tardif », dont les traits les plus remarquables sont l'effacement, la discrétion, le retrait, le désir de justesse. Philippe Jaccottet ira jusqu'à formuler ce voeu : « l'effacement soit ma façon de resplendir » A considérer les textes de près, il apparaît en effet que sa propre figure de poète y est le plus souvent à peine dessinée et qu'elle tend même à s'y résoudre en l'attention d'un simple regard posé sur le paysage, ou dans la présence d'une voix qui s'interroge tout haut sur elle-même et ce qu'elle peut dire:
« Qui chante là quand toute voix se tait ? Qui chante
avec cette voix sourde et pure un si beau chant ? »
Extrait d'un essai de J.M.Maulpoix sur Philippe Jaccottet
publié dans Le poète perplexe
éditions
José Corti, 2002
Ecrire...
"Ecrire les yeux fermés. écrire la ligne de crête. écrire le fond de la mer (...) Ecrire: une écoute -une surdité, une absurdité- écrire pour atteindre le silence, jouir de la musique de la langue, extraire le silence du rythme et des syncopes de la langue (...) Ecrire avec les aiguilles de pin qui adoucissaient la terre devant le caveau de Ponge (...) Ecrire éprouve, épouvante, cristallise le temps de ma paresse. écrire entame et désagrège ma stature d'agonisant..."
"écrire étant ici, en ce point, dans ce tourbillon de l'approche de l'aube, l'ultime façon d'entrer dans le désastre ouvert et d'en resurgir intact -sans visage et sans nom (...)".
La voix brusque de Jacques Dupin fait voler la parole en éclats. Elle repousse le phrasé, s'arc-boute contre la mélodie, et récuse l'idée que le chant puisse jamais couler de source. Quelque part entre vers et prose, elle sauvegarde pourtant in extremis la poésie, dans le geste même qui l'entame ou qui la nie: "écraser le vers et casser le filage des mots: pour qu'il vive, lui, le vers, qu'il surgisse et qu'il étincelle, à l'état naissant". Une seule chose importe: la singularité de l'entaille et du chemin frayé dans le langage. L'écriture arrache ses attaches: elle ne sait rien, elle va, elle improvise. Tous repères perdus, elle impose un "déchirement arbitraire de la langue". Réfractaire à l'harmonie, ayant surmonté "l'obsession de la prise", elle s'occupe de cet entre-deux qu'est l'existence d'un d'homme. Elle n'offre ni pardon, ni rémission : écrire est ce creusement qui se retourne contre le livre et qui fait violence au sujet au nom de sa précarité même. Cet aberrant et douloureux travail ne saurait se réconcilier avec la vie qu'en se révoltant contre ses expressions a priori les plus heureuses. L'écriture ne doit en effet rien oublier de ce par quoi l'individu est menacé, "debout, adossé au mur". Elle a la mort même pour principe, adversaire et compagnie. Le moindre mot y rend des comptes. L'écrivain tire sa voix au plus près du mourir : loin de soi, au plus bas de soi, là où la subjectivité n'a plus de prise, où quelqu'un ressemble à quiconque, à personne, violemment exposé à sa nudité très commune.
Je propose de reparcourir l'espace poétique de ce demi-siècle en « pointant » les tendances les plus significatives qui ont émergé au cours de ces récentes décennies. A chacune, j'attacherai par souci de clarté un infinitif, tout en sachant qu'il ne saurait suffire à rendre compte de la complexité des tendances à l'oeuvre durant cette période.
1950 : Habiter
J'effectue le premier regroupement autour du verbe "habiter". Je l'applique à une famille de poètes, nés dans les années vingt, qui peuvent être rassemblés autour de leur quête commune du lieu et de la présence, ainsi que d'un rapport insistant à l'élémentaire. Ces auteurs ont commencé à publier dans les années cinquante, au sortir de la guerre, en pleine "ère du soupçon", dans une époque marquée à la fois par l'épuisement du surréalisme et par celui de la "poésie engagée" issue de la Résistance . Ainsi que l'observe
Marie-Claire Bancquart: "L'épuisement du surréalisme et celui de la poésie résistante laissaient place, dès la veille des années cinquante, à de grandes interrogations, à des quêtes menées dans l'incertitude. " Ces inquiétudes et ces recherches vont concerner ce
qu'Yves Bonnefoy appelle "l'acte et le lieu" de la poésie". Elles se poursuivront au sein de l'écriture même, mais également dans son dialogue insistant avec le paysage ou avec d'autres arts.
Les poètes les plus représentatifs de cette première famille sont
Yves Bonnefoy (né en 1923), André du Bouchet(né en 1924),
Philippe Jaccottet (né en 1925), Jacques Dupin (né en 1927) et Lorand Gaspar. Ce sont ces auteurs qui porteront à sa maturité la tendance poétique nouvelle qui conduit alors à renouer avec le monde sensible. Dès 1947, Jean Tortel écrivait dans le n° 283 des Cahiers du sud que « après le feu d'artifice surréaliste », les poètes voulaient « constater l'univers. » Cette volonté fut illustrée de diverses manières, notamment par le
parti pris d'une poésie simple, de teinture souvent bucolique, présente chez les membres de
l'École de Rochefort, mais ce sont les auteurs que je viens de citer qui ont porté ce voeu à sa plus forte intensité et qui ont su l'articuler à une réflexion approfondie sur le sens même de leur art.
Sans jamais se réunir pour former à leur tour quelque «
École » que ce soit, certains de ces poètes se sont pourtant retrouvés un temps autour de la revue L'Ephémère (publiée de 1966 à 1973). Ils ont nourri des relations d'amitié avec quelques peintres ou sculpteurs, tels Giacometti ou Tal Coat. Auprès de ces artistes, ils ont pris des leçons de dépouillement, ont acquis le sens de "l'abstraction lyrique", ont perçu l'espace comme un lieu d'affrontement, ont redécouvert la matière et la lumière, ont réfléchi sur l'illisibilité et sur la discordance. Ainsi Dupin parlant de Tapiès : "Signes bruts, lapidaires, brouillés, suspendus, ils n'ouvrent que sur l'évidence de leur illisibilité présente, leur incongruité de traces silencieuses". La parole de ces auteurs, à son tour, va se caractériser par son dépouillement, sa tension, son amenuisement et sa frugalité, à la manière, par exemple, des sculptures de Giacometti. Fascinée par l'immédiateté matérielle de l'oeuvre d'art, son superbe mutisme, son indépendance à l'endroit de la lisibilité, l'écriture de ces poètes « tente désespérément de retrouver l'accès abrupt dont la nostalgie la ronge. »
Tous se démarquent, comme Follain ou Guillevic, du surréalisme. Ils rejettent l'écriture automatique, l'exaltation de l'imagination, tout ce qu'il peut y avoir d'idéologique et de de "romantique" dans le surréalisme. Ils ne croient plus à la résolution future, que proclamait André Breton, "de ces deux états en apparence si contradictoires que sont le rêve et la réalité, en une sorte de réalité absolue, de surréalité." Ils retiennent cependant de ce mouvement sa force de destruction des idées reçues, des clichés, des paroles toutes faites. S'ils héritent de la violence inaugurale du surréalisme, ils rompent avec son
parti pris de l'image. Le souci d'habiter, de se poser par la poésie dans une relation juste avec le monde sensible, les conduit à engager une critique sévère de l'image.
Yves Bonnefoy ne manque pas de le rappeler : la poésie, si l'on n'y prête garde, peut devenir un jeu de dupes, une manière d'acheter à bas prix dans la langue un infini métaphorique. Elle offre volontiers ses services à qui voudrait feindre de voler comme Icare, car l'impossible est son royaume. Il est aisé pour un poète d'arranger quelque chimère avec des mots, de composer un catalogue éblouissant de métaphores qui donnent à croire que l'infini est notre vraie patrie : "toute image, écrit-il, est une particularité qui se crispe, par peur de la finitude". La présence recherchée s'éteint dans l'image qui substitue la duplicité à l'unicité. De sorte qu'Yves Bonnefoy conclut: "La vérité de parole, je l'ai dite sans hésiter la guerre contre l'image -le monde-image-, pour la présence." Et pourtant, ce poète en convient, la poésie ne peut totalement se passer de l'image. Après en avoir développé précisément la critique, il finit par la disculper et reconnaître en elle une forme naturelle du désir. Il la réintègre au vivant, en ayant apprécié son danger. Il affirme que le puissant amour de la présence qui conduit à composer des poèmes doit aussi savoir aimer "ce premier réseau de naïvetés, de chimères, en quoi s'était empiégée la volonté de présence." Le travail du poète consiste dès lors à relativiser puis requalifier l'image, de même qu'il implique aussi bien un amour de la langue qu'un soupçon à son endroit.
Écrire, c'est connaître la finitude, prendre la mesure des tromperies du langage, apprendre à distinguer entre le possible et l'impossible, mais c'est aussi "expérimenter l'impossible" et donc recommencer sans fin à espérer...
"Un état naissant de la plénitude impossible", telle serait en fin de compte pour Yves Bonnefoy la poésie:
" Nos mots ne cherchent plus les autres mots mais les avoisinent,
Passent auprès d'eux, simplement,
Et si l'un en a frôlé un, et s'ils s'unissent,
Ce ne sera qu'encore ta lumière,
Notre brièveté qui se dissémine,
L'écriture qui se dissipe, sa tâche faite.
"
L'image est cette création de l'esprit à qui il incombe d'éclairer fugitivement la finitude de l'homme, voire de la « disséminer » en répandant ses figures fécondes. André Du Bouchet prônera quant à lui, avec une réserve comparable, une poétique de "l'image parvenue à son terme inquiet" . Quant à Philippe Jaccottet il relaie sévèrement les critiques formulées par Bonnefoy et dit à propos des images :
"Les enfants en inventent, à un certain âge, tous les jours; les surréalistes en ont inondé la poésie moderne. Pour peu qu'on cède à cette pente, il se produit un foisonnement de relations plus ou moins bizarres entre les choses qui peut, à bon marché, faire croire que l'on a découvert les secrètes structures du monde, alors qu'on a simplement tiré le maximum d'effets de l'imprécision d'une expression"
Face à ce risque, Philippe Jaccottet formule le voeu d'une langue transparente qui ne cède pas aux mirages des "bonheurs d'expression" et des "trouvailles verbales" mais qui noue l'homme au monde dans un lien de simplicité et d'étrangeté. Le haïku lui est un modèle, celui d'une "poésie sans images, une poésie qui ne fit qu'établir des rapports, sans aucun recours à un autre monde, ni à une quelconque explication." La principale vertu de cette langue de verre serait de laisser passer la lumière et d'offrir un accès furtif au sens qui se dérobe.
Chez ces quatre poètes, la poésie devient donc une espèce de morale précaire en action. Elle détermine une façon de se tenir et de se déplacer dans le monde sans l'appui d'aucune croyance. Elle entend "retrouver la parole" dans sa dimension la plus rigoureuse, la plus juste et la plus élémentaire. Elle veut être le lieu où l'homme prend vis-à-vis de l'infini la mesure de sa finitude. Bonnefoy développe ainsi son oeuvre contre la gnose néo-platonicienne qui fait payer la plénitude promise au prix du refus du corps mortel. Dans l'un de ses tous premiers textes, Anti-Platon, il écrit:
« Toutes choses d'ici, pays de l'osier, de la robe, de la pierre, c'est-à-dire: pays de l'eau sur les osiers et les pierres, pays de robes tachées. Ce rire couvert de sang, je vous le dis, trafiquants d'éternel, visages symétriques, absence du regard, pèse plus lourd dans la tête de l'homme que les parfaites Idées, qui ne savent que déteindre sur sa bouche. »
La recherche de la présence a pour corollaire une interrogation sur le lieu, voire sur ce qu'Yves Bonnefoy appelle le "vrai lieu". Celui-ci n'est pas une abstraction, mais un fragment de territoire concret où se produit soudain une espèce de révélation profane. Le "vrai lieu" est celui où l'infini tout à coup "se déclare" et se donne à lire dans le fini. Il ne représente donc, à vrai dire, qu'un "moment consumé". On voit alors la poésie tenter de parvenir à un nouveau sentiment de l'universel qui, selon les mots de Bonnefoy dans Les Tombeaux de Ravenne "n'est pas cette certitude abstraite qui pour être partout la même ne vaut vraiment nulle part. L'universel a son lieu. L'universel est en chaque lieu dans le regard qu'on en prend, l'usage qu'on en peut faire." La véritable immortalité, ajoute-t-il, est simplement "de l'éternel que l'on goûte", et non pas "la guérison de la mort". Il rapatrie au sein du monde sensible et de la conscience humaine lucide ce dont la religion se nourrissait naguère.
Des mots comme « clairière », « verger », « paroi », vont ainsi dessiner dans la poésie française des années 50 une sorte de géographie aléatoire de l'Etre et du sens. Ils se trouvent essentialisés. Ils construisent un paysage préservé, aux antipodes de la cité. La langue poétique ressemble à ce dont elle parle, et devient à son tour telle un archipel de sites surdéterminés, de lieux de résistance. Comme si la modernité avait besoin de dresser, en face de l'éphémère et du contingent dont elle est la conscience et la voix, des points de référence où le sentiment de l'éternité viendrait se loger sans occulter pour autant la précarité de la créature qui l'éprouve .
Chez Philippe Jaccottet, le lieu poétique par excellence, celui qui fait office de modèle, serait le verger :
"Je crois bien qu'en tout verger, l'on peut voir la demeure parfaite: un lieu dont l'ordonnance est souple, les murs poreux, la toiture légère; une salle si bien agencée pour le mariage de l'ombre et de la lumière que tout mariage humain devrait s'y fêter, plutôt qu'en ces tombes que sont devenues tant d'églises."
Pour Jaccottet, la tâche ultime de la poésie consiste à transcrire une expérience singulière qui porte en elle-même sa nécessité. A la façon des Rêveries du promeneur solitaire, il en décrit soigneusement le cadre et les circonstances. Il confie à l'écriture le soin de répercuter des échos dont le monde sensible est la source et dont l'homme est à la fois le témoin et le lieu de résonance. Voici un exemple de « rencontre », tiré des premières pages d'un livre récent, Cahier de verdure :
"Cette fois, il s'agissait d'un cerisier; non pas d'un cerisier en fleurs, qui nous parle un langage limpide; mais d'un cerisier chargé de fruits, aperçu un soir de juin, de l'autre côté d'un grand champ de blé. C'était une fois de plus comme si quelqu'un était apparu là-bas et vous parlait, mais sans vous parler, sans vous faire aucun signe; quelqu'un, ou plutôt quelque chose, et une "chose belle" certes; mais, alors que, s'il s'était agi d'une figure humaine, d'une promeneuse, à ma joie se fussent mêlés du trouble et le besoin, bientôt, de courir à elle, de la rejoindre, d'abord incapable de parler, et pas seulement pour avoir trop couru, puis de l'écouter, de répondre, de la prendre au filet de mes paroles ou de me prendre à celui des siennes - et eût commencé, avec un peu de chance, une tout autre histoire, dans un mélange, plus ou moins stable, de lumière et d'ombre; alors qu'une nouvelle histoire d'amour eût commencé là comme un nouveau ruisseau né d'une source neuve, au printemps - pour ce cerisier, je n'éprouvais nul désir de le rejoindre, de le conquérir, de le posséder; ou plutôt: c'était fait, j'avais été rejoint, conquis, je n'avais absolument rien à attendre, à demander de plus; il s'agissait d'une autre espèce d'histoire, de rencontre, de parole. Plus difficile encore à saisir."
Un cerisier couvert de fruits, "aperçu un soir de juin de l'autre côté d'un grand champ de blé", telle est ici la figure très simple du saisissement. Une expérience de l'invisible s'accomplit au sein du visible. La rencontre se produit dans un cadre naturel, au hasard d'une promenade familière. Rien ne plus ordinaire apparemment, de plus humble, ni qui dépende moins de la société des hommes. La présence tranquille représente une sorte de question toujours posée, à laquelle il ne sera jamais répondu car elle porte en elle-même sa réponse:
"... toujours, sur ces gouffres d'eau, luit l'éphémère...
Et c'est la chose que je voudrais maintenant
pouvoir dire..."
La poésie d'André Du Bouchet évolue quant à elle entre l'actuel et l'immémorial. L'expérience première de cette écriture est celle d'une sortie : il faut "quitter l'espace limité du dedans, sortir de soi , essayer d'échapper aux représentations figées du réel, à l'emprise de la culture et du langage ". Sortir, c'est aller "là où l'homme n'est pas", se diriger vers un lieu ouvert, une "libre étendue", où l'être "n'a pas de nom". L'écriture reproduit cette mise en mouvement : "j'écris comme on marche - à l'aveuglette". Elle rend compte d'expériences élémentaires et s'attache à ne pas faire diversion à l'espace même qu'elle affronte. Elle ne va donc pas saturer la page, mais tenter d'y transcrire ce "vide porteur" qui est le fonds même de l'expérience poétique. D'où la disposition fragmentée et très spatialisée du poème: il est, sur le papier, un rythme mis en espace, "l'expression étrange / de la simplicité". Cette écriture pré-réflexive et sismographique, constitue presque ce que j'appellerais une "sensation d'écriture". Du Bouchet indique que la poésie est "comme décolorée par la rapidité avec laquelle elle s'éloigne de la circonstance qui lui avait conféré semblant de justification. Soucieux de demeurer dans la vérité de l'inachèvement, il se refuse à remplir par une quelconque pâte rhétorique ou lyrique les blancs qui séparent des expériences immédiates du monde sensible. L'écriture coïncide avec l'avènement toujours à reprendre de l'instant présent:
"Agrandi jusqu'au blanc
l'époque
le morceau de terre
où je glisse
comme rayonnant de froid
dans le jour cahotant. "
Jacques Dupin, enfin, est natif de l'Ardèche, cette région solaire et rocailleuse du midi de la France où Du Bouchet a choisi de vivre et dont Bonnefoy et Jaccottet se sont eux aussi rapprochés à différents moments de leur existence. Terre pierreuse, à l'image d'une poésie qui se défie des mots trop éclatants, autant que des paysages trop humanisés. Chez Jacques Dupin, comme chez André Du Bouchet, l'écriture est perçue comme un parcours très physique au sein d'un territoire aride. Elle parle d'elle-même en termes d'éboulements, de pierrailles, de sécheresse, d'effraction et de creusement. La première figure de cet effort est l'ascension d'une contrée aride, toute opposée à la quiétude de l'horizontalité. Voici, par exemple, le poème « Grand vent » qui ouvre le recueil Gravir, paru en 1963:
« Nous n'appartenons qu'au sentier de montagne
Qui serpente au soleil entre la sauge et le lichen
Et s'élance à la nuit, chemin de crête,
A la rencontre des constellations.
Nous avons rapproché des sommets
La limite des terres arables.
Les graines éclatent dans nos poings.
Les flammes rentrent dans nos os.
Que le fumier monte à dos d'hommes jusqu'à nous!
Que la vigne et le seigle répliquent
A la vieillesse du volcan!
Les fruits de l'orgueil, les fruits du basalte
Mûriront sous les coups
Qui nous rendent visibles.
La chair endurera ce que l'oeil a souffert,
Ce que les loups n'ont pas rêvé
Avant de descendre à la mer. »
Le mouvement fondamental du poème est d'aller péniblement vers le plus haut qui est aussi le plus vide, de se diriger vers le peu, le rare, voire l'irrespirable. Il s'agit de grimper vers un "terrier aérien ", ou une sorte de "gisement à ciel ouvert" : là où le dedans de l'homme lui-même, très haut, devient paysage, là où l'obscur et le secret se déplient dans la lumière.
La poésie de Jacques Dupin est plus violente que celle de Bonnefoy et Jaccottet. Ses paysages sont moins humanisés. Elle impose une expérience de l'abrupt et del'écart, et exprime une négativité plus forte. Il s'agit pour ce poète de défaire la trame des perceptions, des connaissances, des évidences quotidiennes. Loin de rechercher quelque plénitude, il fait valoir une déficience. Le motif central de son oeuvre est la brisure: "Tout ce qui nous chasse hors du monde, écrit-il, cela est son coeur." Hâtive et brusque, péremptoire et dépouillée, l'écriture est une expérience de la déliaison, "une naissance abrupte et infinie". Comme le paysage ardéchois, c'est un un lieu d'éboulis et de pierrailles éclatées. Les titres des recueils manifestent nettement cette violence : "Les brisants" (1958), « L'éprevier » (196O), "Saccades" (1962), "Gravir" (1963). Proche de Michaux pour son parti-pris de l'affrontement, Dupin est également proche de Giacometti par sa poétique du décharnement. Il écrit à propos de ce sculpteur des phrases qui pourraient aussi bien caractériser sa propre poétique: "Giacometti n'est guère porté à creuser les choses, à jouer de leurs qualités extérieures, la lumière qui les enrobe, la couleur qui les diversifie (...) Il ne tourne pas autour des apparences, mais il les déchire, les pénètre par effraction." L'écriture prend ainsi l'aspect d'un corps à corps: "Rien ne passera vivant qu'à travers notre corps" : le poète affirme la nécessité de l'épreuve physique qui seule se porte garante du vivant, permet de déjouer les ruses du langage.
Mais cette conception plus physique et plus véhémente de l'écriture nous amène au seuil de la deuxième étape du parcours, dans les années 60.