| Accueil | Le Blog | SommaireBiographie | Bibliographie | Pages lyriquesManuscrits  | Galerie | Traductions
| Anthologie contemporaine  | Pages critiques sur la poésie modernePages critiques sur la prose | Cours et séminaires |

| Le Nouveau Recueil | De l'époque... | Informations | Rechercher | Liens | E.mail   |

 

 


La poésie française dans les années 1950 : "Habiter" : présentation de la génération de poètes à laquelle appartient Philippe Jaccottet


Liens  vers d'autres pages consacrées à Philippe Jaccottet

(sites extérieurs)


Autres essais présents sur ce site :

Textes, essais, entretiens

Essais généraux

 

 

 

 

 

 

 

 

Éléments d'un cours sur l'oeuvre poétique de

Philippe Jaccottet

par Jean-Michel Maulpoix - Université Paris X-Nanterre - 2003-2004

(Observation à propos de la mise en ligne de ces notes de cours)

 


Plan de cette page


 

Eléments d'introduction

Voici un poète sans « œuvres complètes », mais qui est de longue date un "objet" critique reconnu. Dès les années 1980, ont fleuri les numéros d’hommages, les thèses, les ouvrages collectifs. Avec des contributions prestigieuses : Jean Starobinski, Jean-Pierre Richard (Onze études sur la poésie moderne, dès 1964), Georges Poulet…

La difficulté, les problèmes singuliers que posent son œuvre sont de plusieurs ordres :

1) la nécessaire connaissance des enjeux propres à la poésie moderne telle qu’elle s’est faite, depuis Baudelaire, critique d’elle-même, soupçonneuse à l’endroit de ses leurres ou de ses excès (idéalisme, angélisme, pathos…).

Nous rencontrerons, chez PJ, plus que chez tout autre, le souci obsédant de la parole juste et la question aiguë de ce que peut vraiment la poésie, la question répétée du pourquoi et du comment de son maintien. La question naguère posée par Hölderlin Wozu Dichter in dürftiger Zeit ? ne cesse d’occuper l’esprit du poète.

2) le piège que tend à la lecture une parole apparemment simple mais d’autant plus nourrie de références que Jaccottet fut et demeure un grand lecteur, qu’il exerce le métier de traducteur, et que son œuvre propre s’est donc élaborée en vis-à-vis d’autres grandes œuvres (Rilke, Gongora, Homère, Ungaretti, Musil…) Un soi-disant « ignorant », mais, comme nous le rappelle Jacques Dupin, « lesté d’une culture immense, d’un travail de lecture aussi vaste que filtré, approfondi par la traduction, la réflexion critique, et une constante réflexion sur la poésie, dispersée dans les livres. »

Par ailleurs, Jaccottet est loin de se poser en tenant de l’immédiateté : il a conscience des « astuces techniques » et des « habiletés » que suppose l’exercice de l’écriture.

Il s'agit là d'une parole poétique dont l’objet n’est ni plus ni moins que de nous ramener, par des chemins obliques, à la question centrale de notre finitude et de notre ignorance. Une parole poétique simple donc, mais à visée philosophique, ainsi que P.J le confie lui-même dans une note de La Semaison :

« Le poème nous ramène à notre centre, à notre souci central, à une question métaphysique ».

3) Finalement, l’essentiel de la difficulté réside dans une juste entente de la posture ou de la position (à maints égards éthique et philosophique) atteinte et défendue par PJ, une posture établie dans le vif de la contradiction : connaissance de la limite et refus de négliger l’illimité,  parti pris du monde proche et attention au lointain, connaissance de ce qui empêche le chant et paralyse la voix, et cependant maintien du chant et de l’échange : l’un des livres les plus récents de PJ, paru en 2001 aux éditions Gallimard, s’intitule Et, néanmoins. Ce néanmoins est aussi le quasi dernier mot de Pensées sous les nuages. Il dit le maintien, avec l’énergie du désespoir, du geste de l’écriture contre ce qui le frappe d’absurdité et le nie :

« Bonheur désespéré des mots, défense désespérée de l’impossible, de tout ce qui contredit, nie, mine ou foudroie ? A chaque instant c’est comme la première ou la dernière parole, le premier ou le dernier poème, embarrassé, grave, sans vraisemblance et sans force, fragilité têtue, fontaine persévérante ; encore une fois au soir son bruit contre la mort, la veulerie, la sottise ; encore une fois sa fraîcheur, sa limpidité contre la bave. Encore une fois l’astre hors du fourreau. »

= être de ceux qui face aux « abstractions monstrueuses » s’accrochent à « quelques signes »… De ceux qui pensent que la poésie est une forme de résistance à l’absurde. Il s’agit en effet de :

« trouver le langage qui traduise avec une force souveraine la persistance d’une possibilité dans l’impossible, d’une fidélité alors que toutes les apparences disent qu’il n’est plus de maître à qui garder sa foi. »

Les recueils au programme nous présentent à la fois les débuts de l’œuvre (les premiers textes retenus dans les années 50) et son accession à la pleine maturité (dans les années 1970) : nous avons là l’essentiel, ou presque, de PJ en vers. Reste à son côté le prosateur, l’essayiste, le traducteur…

Les recueils au programme  

Les œuvres de Philippe Jaccottet au programme appartiennent à deux volumes publiés dans la collection Poésie/Gallimard.

· Le premier, Poésie 1946-1967 est précédé d’une préface de Jean Starobinski et réunit quatre recueils : L’effraie et autres poésies (Gallimard, 1953), L’ignorant (Gallimard, 1958), Airs (Gallimard, 1967), Leçons (Payot, 1969). Précisons que le recueil Airs est exclu du programme.

· Le second volume, A la lumière d’hiver suivi de Pensées sous les nuages  constitue également un ensemble complexe dont ne doivent être retenus pour la préparation du concours que Leçons,  Chants d’en bas (p.35-65) et À la lumière d’hiver (p. 67-69). (Première édition : Gallimard, 1977) On observera que Leçons, présent dans le premier volume est repris dans le second avec des modifications notables qui méritent que l'on s'y arrête. Pensées sous les nuages qui est un texte plus tardif (Gallimard, 1983) n’est pas inscrit au programme.

 


Présentation des textes

L’effraie

Premier recueil de Jaccottet aux éditions Gallimard en 1953.

P.J, né en 1925, a 28 ans. Ce recueil est le troisième en vérité car il est précédé de deux brèves plaquettes Trois poèmes aux démons, 52 pages parues Aux portes de France à Porrentruy en 1945, et Requiem, texte de 38 pages publié à Lausanne chez Mermod en 1947. Réédité chez Fata Morgana en 1990..

· La version de l’Effraie qui est au programme dans le recueil Poésie 1946-1967 est très proche de l’édition originale. Deux textes ont disparu « Lettre » et « Fragments d’un récit ».

· Jaccottet exclut lui-même de son oeuvre les  poèmes antérieurs à L'Effraie. Il critique avec ironie ses Trois poèmes au démon, ("Rien que ça! écrit-il dans "Remarques" à Requiem, 1990) précédés de Agitato. Poèmes trop "agités" et emphatiques. Goût pour un certain fantastique de cauchemar:

"O neige immense, atroce, au-delà des vitres!

Fixe, quand même, ce lieu de grisaille et d'étouffement, on dirait que partout s'ouvrent des lèvres de malade, des mains exsangues sur les draps!

Tu te recules, mais tu regardes encore; nous le savons, il faut consentir aux monstres, il faut affronter les démons. Tant pis si tu perds la joie, mais être lâche, mais fermer les yeux sur une seule bête du mal, un seul coeur malgré tout vivant, il ne le faut pas."

· L'oeuvre commence donc véritablement avec l'Effraie et L'Ignorant. premier temps. Cf Leçons : "Autrefois / moi, l'effrayé, l'ignorant, vivant à peine".

Textes travaillés par la pensée de la mort (angoisse de la guerre, interrogations de l'adolescence).

Tendent à symboliser et allégoriser ce défaut, cette angoisse (une certaine grandiloquence : influence des Elégies de Duino)  

Circonstances et enjeux

· Paraît en décembre 1953 six ans après Requiem.

Entrée dans la prestigieuse collection « Métamorphoses » de J. Paulhan. Goût de celui-ci pour les minces plaquettes, tenues, parcimonieuses.

· La rédaction couvre une époque de vie à Paris et un voyage en Italie en septembre 1946. Le livre est nourri du désarroi et de la mélancolie urbaine (parle de « menace d’écartèlement » dans Lettre à Roud, p. 131), de quelques souvenirs d’Italie, de la mémoire des êtres rencontrés et des nombreuses lectures de l’époque

A partir de 1950, PJ donne des chroniques chaque quinzaine à la NRF. Il lit et écrit beaucoup (notes, observations..)

Apprend auprès d’autres œuvres à écrire en « baissant le ton », à « abréger ses tâtonnements ».

Effort pour ressaisir le sens de l’expérience poétique en un après-guerre où « on crie les nouvelles du soir / on nous écorche » et où la poésie paraît frappée d’inutilité. 

· Titre où s’entend l’effroi. Vient d’un vieux mot français attesté en 1370 sous la forme « effraigne », puis « effraye » (1553). Présenté par le Dict. hist De la langue fr. de Robert comme un mot « de formation obscure » : il s’agit peut-être de l’altération d’orfraie, l’oiseau rapace nocturne nommé scientifiquement pygargue, sous l’influence d’effrayer ou de l’altération de fresaie (autre nom de l’effraie du XVIe au XXe. Cet oiseau se retrouvera par exemple au début des sonnets.

Après le pélican de Musset et l’albatros de Baudelaire, nouveau recours à un oiseau pour figurer cette fois l’emprise de l’effroi, son lien à l’angoisse de la mort :

« En moi, par ma bouche, n’a jamais parlé que la mort. Toute poésie est la voix donnée à la mort »

Poète donc qui peut être assimilé à l’effraie car il est celui qui dit la mort autant que celui qui en manifeste l’effroi

Présentation matérielle

Première difficulté : identifier les poèmes, les délimiter, les compter.

On en comptera dans l’édition au programme entre 14 (si l’on s’en tient à l’idée qu’un poème est un texte isolé, singulier, comportant ou non un titre). On en comptera 31, si l’on reconnaît comme poèmes les éléments numérotés d’une suite.

Observer différences entre l’édition originale et l’édition de poche. (Expliquée largement par des contraintes matérielles). S’appuyer sur cette comparaison pour étudier la structure et répondre à la question portant sur le nombre de textes…

· Tout d’abord, l’édition originale ne s’intitulait pas L’effraie suivi des dates de composition (1946-1950 / Ces dates se retrouvent à la fin de l’édition originale, avec une modification : 1947-1950) mais L’Effraie et autres poésies (et non pas poèmes). Elle était composée de six parties nettement identifiées par des titres isolés en capitales sur pleine page blanche (suivie d’une autre page blanche). Idée d’un ensemble composite, presque d’un chantier, d’une œuvre ouverte, comme préparatoire, d’une écriture mouvante.

Ces parties sont les suivantes : :

-         L’Effraie : un seul texte, détaché, non divisé en strophes le premier du livre. Valeur de poème titre, valeur programmatique ? Dans l’édition de poche, ce texte a perdu son titre qui est devenu celui du livre tout entier. Ce texte compte 15 vers, non répartis en strophes. On y entend l’appel dans la nuit de « l’oiseau nommé l’effraie ».

-         Quelques sonnets : les cinq sonnets libres repris dans notre édition (curieusement étalés sur deux pages / avec rejet du deuxième tercet sur autre page). Titre modeste : idée d’un choix. Mais l’ensemble est un cycle amoureux ; ce sont les moments d’un « itinéraire sentimental » (J.Borel) ; cinq actes d’énonciation : (toi présente, absente, perdue, la mort au fond de la perte, l’écriture) ® rejoue en réduction l’itinéraire orphique.

-         Poésies diverses : 7 textes titrés (il n’en reste que 6 dans notre édition, car « Lettre » a été supprimé). Majoritairement inspirés par l’Italie :

§         Portovenere

§         Les nouvelles du soir

§         Intérieur

§         (Lettre) supprimé : adressé à une femme (réelle ?) Michelle, il constituait le centre de l’ensemble, son pivot : c’est une lettre de rupture ; elle dit la séparation.

§         Agrigente (1er janvier)

§         Ninfa

§         La traversée

Textes marqués par le motif de la hâte, du mouvement, de la recherche (importance du verbe « chercher ») d’un lieu où s’établir, d’un juste rapport au temps et au monde. Textes qui soulignent le dessaisissement, les points et les lignes de fuite. C’est le portrait d’êtres en fuite…

-         Fragments d’un récit : suite de 11 textes courts en forme de poèmes-notes. Cette suite a disparu de l’édition de poche. Ils poursuivent cette expression de la difficulté d’être et d’aimer.

-         La semaison ((anticipant donc sur le titre des carnets commencés en 1954 et mettant en œuvre le principe d’un émiettement, d’une série plutôt). Ce sont 15 textes de longueur variable – repris sans modification dans l’édition de poche. Dans la première édition, l’ensemble était sous-titré « Notes pour des poèmes » :  ce sont moins des poèmes que des commencements, des projets, des rudiments de poèmes… Et pourtant, certains d’entre eux semblent des poèmes à part entière. Tandis que les plus courts semblent annoncer déjà le goût de PJ pour l’écriture brève du haïku.

Ecriture fragmentaire où se démêlent peu à peu l’obscurité et la lumière, l’inaptitude au bonheur et le désir du bonheur : convient à cette démarche hésitante qui s’achemine lentement de l’insomnie nocturne (initiale) à la clarté printanière

-         Les eaux et forêts : Une deuxième suite, plus courte, de 4 poèmes, (deux sont composés de quatrains + deux ne comportent pas de strophes)

Accession à un dehors où se réconcilient les perceptions négatives, angoissées et ce qu’il appelle « ces merveilles de vert » (deuxième poème).

Le recueil se termine sur un verbe important qui reprend le motif donné par le titre : « inquiète ». Mais il s’agit cette fois d’une inquiétude dans le jour, voire d’une inquiétude propre au jour, et non plus d’une angoisse insomniaque, teinte de fantastique comme dans le premier poème. C’est avec une grande insistance que ce dernier texte lie le négatif et le positif.


L’ignorant

· Deuxième recueil de PJ chez Gallimard. Il compte 88 pages, paraît en 1958, et réunit les poèmes écrits entre 1952 et 1956. Entre temps PJ a publié une prose, La promenade sous les arbres, accompagnée de dessins d’Anne-Marie Haestler et parue en 1957 à Lausanne chez Mermod.

· L’événement important de cette époque c’est bien Anne-Marie Haestler. En effet, en 1953, Jaccottet l’épouse et s'établit avec elle dans l'aride pays de Grignan. A partir de là va inscrire dans le paysage même cette inquiétude, voire la présence de la mort, quand le froid "passe telle une faux sur tout le paysage". Le paysage rend immédiate, visible, mais aussi plus "naturelle" cette angoisse intime.

Présentation matérielle

· 27 poèmes. De longueur inégale. Certains proches de la note (52-53). D’autres nettement cadrés (60 à 63). D’autres d’une grande ampleur méditative.

· PJ a retiré huit textes de l’édition originale pour cette édition de poche.

· Variété formelle et toujours un certain classicisme. En tout cas régularité.

· PJ se libère davantage du mètre classique de l’alexandrin. L’hésitation, la quête sont plus sensibles (formes interrogatives ou dubitatives). Les tournures impersonnelles se font plus fréquentes.

· Corrigeant en décembre 1957 les épreuves de ce livre, PJ exprime à Gustave Roud sa crainte d’y avoir « laissé passer un peu trop de poèmes inaboutis » et il ajoute qu’il convient sans doute de lire ce recueil « comme un journal avec ses hauts et ses bas. » 

Les motifs prépondérants

· L'ignorance : Starobinski rappelle à propos de PJ ce mot de Montaigne : « Je parle enquérant et ignorant ».

· A propos de ce titre, lire Semaison, pp. 99 et 165.

· On trouve dans ce volume davantage de réflexivité directe concernant le travail de l’écriture. Cf les titres. Nous sommes au moment où PJ établit sa poétique. On rencontre dans ce volume nombre de formules-clefs, telles « l’effacement soit ma façon de resplendir » (P. 76)

· Réduction de la part du biographique. Le vécu personnel est moins sollicité. Tend vers un plus grand effacement de soi. Cet effacement est notamment sensible dans le poème qui donne son titre au recueil où l’autoportrait proposé se délivre en négatif : « Plus je vieillis et plus je croîs en ignorance, / Plus j’ai vécu, moins je possède et moins je règne ».

Le « Je » est très présent, mais il porte dans l’ensemble un discours plus général, qui vaut pour tous. Il accompagne notamment le questionnement du poète sur la possibilité même du chant.

· Comme dans l’Effraie, un poème particulier (solitaire) "L'ignorant", donne son titre au recueil. (P. 63). Mais il n’est pas placé en ouverture.

· Les conditions du chant poétique : pp. 53,60

· L’aube, le petit jour…

· Importance extrême du motif de la lumière. Et parallèlement montée en puissance du motif de l’air, de plus en plus insistant. Il se lie au motif du souffle et à celui de la légèreté. Un allègement commence à s’accomplir sans que la finitude soit pour autant jamais perdue de vue.

· La nuit retournée : n’est plus le lieu, le temps menaçant où monte l’angoisse, mais révélation de l’inconnu qui nous entoure (Cf 56) Cf aussi p. 71.

La mort est cette fois nettement reconnue comme « l’aliment de la lumière inépuisable ». P.76.


Leçons

L’édition du texte

· Texte commencé en novembre 1966, achevé en octobre 1967. Dont la première édition paraît chez Payot en 1969. 

Entre L’Ignorant et Leçons ont paru des proses poétiques : Éléments d’un songe (Gallimard 1961), un récit : L’Obscurité (Gallimard, 1961), des notes de carnets : La Semaison, carnets 1954-1962 (Payot, 1963), les poèmes d’Airs écrits entre 1961 et 1964 et publiés chez Gallimard en 1967, une présentation critique de Gustave Roud dans la collection « Poètes d’aujourd’hui » chez Seghers (1968), ainsi qu’un volume de chroniques de poésie L’entretien des muses (Gallimard, 1968). 

Période de grande fécondité. Multiplie les démarches. Pourtant, PJ avoue qu’après son installation à Grignan, entre 57 et 60, il a traversé une période difficile "maintenu loin de la poésie comme par un enchantement maléfique".  

· Le texte initial est repris intégralement, tel qu’en sa première édition dans l’édition de poche Poésie 1946-1967 qui paraît en 1971. Il a alors dans ce volume anthologique le statut de recueil à part entière, au même titre que L’effraie, L’ignorant et Airs.

· Puis est repris une nouvelle fois, en 1977 dans le volume de la collection blanche, chez Gallimard, intitulé « A la lumière d’hiver précédé de Leçons et de Chants d’en bas ». Une nette différence de typographie, sur la couverture de ce livre, entre le premier de ces trois titres et les deux autres, lui confère un statut de recueil adjacent ou préparatoire, voire de premier seuil à ce volume (qui en compte deux). Plus simplement, il apparaît alors que l’inédit « A la lumière d’hiver » est mis en valeur par rapport aux deux autres textes qui ont été précédemment publiés en plaquette, puisque Chants d’en bas a paru également chez Payot en 1974.

· Curieusement, dans l’édition de poche au programme, A la lumière d’hiver absorbe complètement Leçons qui semble prendre cette fois le statut de « section » dans ce volume qui cependant reste lui aussi peu ou prou anthologique, comme l’y invite sa nature de livre de poche.

On retiendra de cette composition par agglutinement progressif de textes l’idée d’un travail à la fois continu, homogène dans le temps et procédant par séquences successives de textes constituant les étapes d’un parcours toujours aux prises avec les mêmes questions ou enjeux.

· On observera dans l’édition « définitive » de Leçons de sensibles modifications par rapport à sa première apparition en édition de poche : des textes ont disparu (la page 165 de Poésies 1946-1967), d’autres sont apparus (p. 16 et p. 18 de l’édition de poche), certains ont été modifiés. Par ailleurs, l’usage d’un caractère plus petit modifie parfois notablement la présentation des textes sur la page.

Circonstances et enjeux

· Une note de Jaccottet lui-même précise que « Leçons » et « Chants d’en bas » sont deux livres de deuil. On n’apprendra qu’en 1994 dans un petit volume intitulé Tout n’est pas dit que le disparu était Louis Haestler, beau-père de Jaccottet, « un homme simple et droit » et dont la droiture même l’a inspiré pour dire « la douleur de sa fin ».

Entre 1970et 1974, les deuils se multiplient : mort d’Ungaretti en juin 1970, mort de la sœur de Gustave Roud en février 1971, mort de Christiane Martin du Gard en novembre 1973, puis grave maladie de la mère de P. Jaccottet qui meurt en mai 1974.

Il est frappant d’observer à la lecture de Leçons que la poignante angoisse de L’Effraie y revient en force après l’effort qu’avait semblé accomplir L’ignorant pour apprivoiser l’idée de la finitude, mais que ce retour est autrement poignant puisqu’il touche cette fois, débarrassé du pathos, à l’évocation concrète de l’agonie d’un être proche (cf.p 16).

 Un livre de repentance ?

· La rencontre de la mort « réelle », celle d’un parent proche, aimé et respecté, semble avoir conduit Jaccottet à considérer avec un certain regret coupable le « Livre des morts » qui achevait L’ignorant. Sur le manuscrit de Leçons, qu’a étudié Judith Chavanne (Cf le Cahier "Jaccottet" aux éditions du Temps qu'il fait) apparaît en effet dès les premières lignes cette mention : « je suis gêné de ce que j’ai dit. Corriger. » Il ajoute « J’ai eu le front de prêcher aux vieillards » et « ce que j’ai vu m’impose pénitence ». Si sévère ou injuste qu’apparaisse ce repentir, il révèle nettement la continuité entre les textes et ce que Leçons doit à ce qu’il faudrait désigner comme la relecture incessante de l’œuvre par la vie. Le premier poème du volume manifeste nettement cela. L’exigence éthique conduit l’écriture à travers la relecture critique même. Ainsi que l’a montré l’étude de Judith Chavanne, cette relecture ou cet entretien critique avec soi-même perdurent tout au long du manuscrit, ponctué de notes, d’interrogations.  Il précisera dans Une transaction secrète : « Le seul de mes recueils qui ait fait l’objet d’un véritable travail, et même assez long, est Leçons, mais c’est aussi celui que j’ai toujours considéré comme le moins accompli » (TS, 321)

· Quelle correction accomplit Leçons par rapport au « Livre des morts » ? Je répondrais qu’à l’effort pour apprivoiser la mort, pour la reconnaître comme ce qui finalement éclaire la vie réplique une reconnaissance nette de la mort comme démesure. Là où « le livre des morts » évoquait l’espace de la finitude comme un espace « enfin à la mesure » du cœur (p.88), Leçons souligne une extrême distance. Plus de chemin, de pont, de route, juste de l’inimaginable, de l’enfermement et du délabrement. L’idée d’une route est écartée dès le premier poème.

Airs : la leçon du Haïku

· Entre L’ignorant et Leçons, plusieurs volumes sont parus, parmi lesquels un bref recueil de poèmes, Airs, inspiré à PJ par sa découverte (en août 1960) des Haïkus dans une traduction anglaise due à R.H.Blyth (Hokuseido-Press) : "ces poèmes sont des ailes qui vous empêchent de vous effondrer". Ils seront à l’origine du recueil Airs.

Il convient de s’attarder un instant sur cette rencontre et sur ce volume, même si celui-ci n’est pas au programme….

Dans le texte « L ‘Orient limpide » (Une transaction secrète), Jaccottet explique ce qui l’a séduit dans cette forme (de court poème japonais de 17 syllabes 5+7+5) et le sentiment d’allègement qu’elle lui a procuré :

o       Le modèle d’une poésie simple, immédiate, sans images. : « Si précieux que puisse être le rôle de l’image, j’ai dit ici, plus d’une fois, combien je la croyais redoutable (…) et combien il lui arrive de voiler au lieu de révéler ».

o       Une brièveté imposée qui contrarie tout développement pathétique ou rhétorique. Souvent le haïku est constitué de phrases nominales. Elles favorisent la concentration des mots.

o       Une relation assidue à la nature et aux saisons, aux « travaux » et aux « jours ». L’une des règles du haïku stipule qu’un de ses éléments doit faire référence à la saison qu’il évoque.

o       Le lien de cette écriture poétique à la présence immédiate : elle manifeste un ravissement où se résorbe la distance qui d’ordinaire éloigne le signifiant et le signifié.

"Je ne crus pas néanmoins, pour avoir lu le livre de Blyth, que j'avais retrouvé "la clef du festin ancien", ni ne pensai un instant à imiter le genre du haiku. Mais quand j'eus terminé les textes de prose dans lesquels s'étaient déposés au cours de ces quatre années tous les éléments de mon incertitude, il dut se produire en moi, sans que je m'en rende compte aussitôt, une décantation; je voulus alors recommencer à parler à une personne devant qui je pensais m'être tu trop longtemps, et que mes tristes récits pouvaient avoir effrayée; je désirai lui faire sentir, mais comme par jeu, sans y attacher beaucoup d'importance et tout à fait entre nous, que ces récits ne disaient pas toute la vérité, que je n'étais pas aussi perdu qu'ils le laissaient croire."

Moment où se révèle qu'"en fin de compte, il valait mieux ne pas trop s'appesantir" et que les vérités poétiques étaient faites "pour le regard prompt et bientôt détourné d'un oiseau sans poids."  


Chant d’en-bas

 L’édition du texte

Edition originale paraît chez Payot en 1974.

Recueil dont une note de PJ précise qu’il a été écrit entre mai et septembre 1973. Période assombrie par la maladie de sa mère qui disparaîtra en mai 1974. Le livre paraît en août. Le poème liminaire, ajouté à l’édition de 1977 (NRF) est postérieur à la mort de la mère.

· PJ considère cet ensemble de textes comme une suite.

C’est une suite relativement courte (28 pages dans l’édition de poche) composée d’un poème liminaire (« Je l’ai vue droite et parée de dentelles ») et de deux ensembles, sobrement intitulés « Parler » (8 textes numérotés + une apostrophe violente en italiques qui accuse la vanité du langage) et « Autres chants » (6 textes non numérotés). La disposition et le nombre de textes sont identiques dans la collection blanche.

Circonstances et enjeux

· Poursuit la méditation engagée dans Leçons sur le rapport de la parole à la mort. Mais là où Leçons se concluait par des images lumineuses et par un effort de réconciliation de la cendre et du soleil, Chants d’en bas ne parvient pas à un tel dénouement et se referme sur le motif de l’ombre. Ce n’est pas un livre de consolation. Plutôt un dur face à face. Le dénouement est présent à l'ouverture à travers la figure de gisante.

Comme l’écrit JC Mathieu, « la poésie moderne, quand elle est traversée par le deuil, ne transpose pas la mort mais la subit comme une mise en question de la parole poétique, ce neutre qui brise la voix dans Quelque chose noir ou dans À ce qui n’en finit pas. La mort est le bord déchiqueté de l’écriture. » (Cahiers du Temps qu’il fait, p. 128).

· Le titre même indique nettement le souci de se tenir au plus près des morts, couché « contre la terre » (p. 61)

Composition du volume

· Le livre s’ouvre directement par l’évocation de la mère défunte couchée sur son lit de mort. Encore la mère n’est-elle pas désignée comme telle : nous sommes en présence d’une sorte de stèle ; l’image prépondérante est celle de la pierre tombale qui relaie la figuration de la morte en cierge éteint. On passe ainsi au fil du texte de la chambre à la tombe au gré d’un glissement d’images.

1) « Parler »

· La suite intitulée « parler » est un poème-discours qui s’interroge abruptement sur la légitimité de la poésie en face de la mort. Les vers sont libres, le ton est résolument modeste, non emphatique, proche de la conversation, de la voix familière.

Curieusement, il me semble qu’une espèce d’intimité est reconquise dans l’exercice de la parole poétique, au moment même où le lien intime est brisé dans la vie réelle

La proximité de la mort d’un être cher impose de réévaluer la parole, de la resituer, la réajuster. Le poème s’avère le lieu d’une conscience : l’exercice même de la poésie s’examine en se retournant contre lui-même, en formulant des griefs… mais on observera que le poème ainsi demeure en reformulant sa légitimité. Tout nihilisme est écarté.

Une vocation particulière de la parole poétique à la lumière et au bonheur est même soulignée dans le quatrième poème (P. 47). Fût-elle incapable de résister au pourrissement…

Une poétique se formule, sinon effective au moins désirable, au fil de cette méditation : « J’aurais voulu parler sans images » (p. 49) en même temps que se trouve à nouveau parcouru l’itinéraire typique de la parole lyrique telle que d’abord elle s’élance vers le ciel pour ensuite se trouver rendue au sol (id.)

Plus radicalement encore, il apparaît dans le 7ème poème que Jaccottet revisite l’ensemble de sa poétique propre (il met à l’épreuve, valide et accentue ses parti-pris, ses choix) en cette circonstance tragique : le poème est recherche d’une fidélité, célébration dans l’incertitude et le désarroi de ce qui s’est perdu ou de ce qui doit se perdre...

Ici, un parler « difficile » (p. 50) réplique au parler « facile » du début (p. 41).

Le dernier texte retentit comme une invective que le poète s’adresse à lui-même. Il additionne en deux phrases nombre d’images violentes. Il exprime une tentation ultime de silence, de mutisme, celle du rejet de la poésie même, contre laquelle la poésie ne peut subsister qu’en s’arc-boutant.

2) « Autres chants »

· La méditation prend un tour plus général et plus global en s’adressant cette fois à la communauté humaine : « Oh mes amis d’un temps, que devenons-nous… » : la question de Rutebeuf revient en écho (« Que sont mes amis devenus ? ») mais cette fois pour tenter de déterminer une conduite, plutôt que pour répercuter de nouveau l’inconsolable plainte élégiaque (« j’essaie encore de ne pas me retourner sur mes traces » p.58).

·l’idée valorisée est celle de chercherie obstinée : « cherchons encore par en-dessous, / cherchons plus loin, là où les mots se dérobent »

· Les deux textes suivants laissent place à des évocations que l’on pourrait dire hallucinées (p. 60 et 61) tant y domine la vision égarée, égarante, où la féminité même s’avère l’objet d’une quête désespérée.

· Le poème de la page 63 congédie ces images terrifiées et terrifiantes en convoquant soudain face à la mort la figure d’un enfant ignorant et naïf

· Les deux derniers textes reviennent à la scène d’écriture, d’abord posée comme une course de vitesse contre la mort (p.64), puis comme un travail de l’ombre, un travail tourmenté et dont la luisance est plus proche de celle des ténèbres que de celle de la lumière.


A la lumière d’hiver

L’édition du texte

A la différence de Chants d’en bas qui fut composé en quelques mois, À la lumière d’hiver a donné lieu à une composition plus lente (voir la note de la page 99) qui s’est étalée sur deux ans (janvier 1974 à janvier 1976).

Comme dans de précédents volumes (L’effraie, L’ignorant), un poème, une partie, donne son titre à l’ensemble, puisque cet ensemble est composé de deux moments, « Dis encore cela » et « A la lumière d’hiver ».

Les enjeux du recueil

· Texte qui clôt notre parcours et qui constitue, après Leçons et Chants d’en bas, une sortie du deuil, ou plutôt une nouvelle tentative d’intégration de celui-ci à la poésie, à travers un motif pour cela particulièrement opportun : l’hiver.

· Pour PJ comme pour Mallarmé, l’hiver est la saison la plus juste. Mallarmé parle de « l’hiver lucide ». Pour Jaccottet, c’est parmi les saisons « Celle qui va plus droit qu’aucune autre »[1]. Elle est très présente dans les notes de La Semaison, par exemple.

Saison exacte et pauvre de la dénudation. Les ornements sont tombés : la visibilité est plus nette, plus radicale.

C’est donc à travers ce motif de l’hiver que l’opposition pourra se trouver poétiquement résolue entre ces deux incompatibles que demeurent la lumière et l’obscurité, l’éloge de la beauté et l’horreur de la mort.

Composition du volume

· « Dis encore cela », le premier poème, ayant valeur de prélude, constitue à lui seul une partie. Son propos est clairement désigné par le titre : il s’agit de parler encore, « patiemment, plus patiemment / ou avec fureur », « en défi aux bourreaux »

Quelque tragique que soit le sort de la créature, si cruel, si inexorable puisse-t-il être, il s’agit de maintenir dans et par la parole un rapport paradoxal à « cela que la voix ne peut nommer ».

· « A la lumière d’hiver » vient après ce prélude comme un développement en deux parties où se fortifie le motif de l’encore, du néanmoins, de l’insistance. Ces motifs sont particulièrement insistants dans le premier texte (p.78/79)

En forme de propos rapporté, c’est-à-dire de témoignage, le deuxième poème rappelle la connaissance prise de la disparition (« j’ai vu la mort au travail »), mais c’est de nouveau pour souligner qu’elle ne saurait avoir raison de tout : « quelque chose n’est pas entamé par ce couteau ».

Le troisième texte en vient à réclamer l’épreuve même de la disparition (ici figurée en lapidation par les « pierres du temps ») pour évaluer ce qui résiste,  et qui n’est peut-être que l’évidence du dehors, « ce simple pas risqué /dehors »).

Le quatrième texte, qui conclut cette première partie, évoque la silhouette d’un homme vieillissant, contraint et raisonneur, victime d’un triste ressassement… Ce qui est ainsi souligné c’est à la fois la fatigue du poème discours, le cercle mélancolique dans lequel s’enferme la poésie raisonneuse, et la nécessité d’une parole capable de faire sentir plus que toute autre chose ce qui se dérobe à elle.

· Au début de la deuxième partie, Jaccottet en appelle à l’hiver comme à la saison lucide : celle où la mort, la distance, le temps même, semblent rendus visibles. Une fois écartée la beauté des apparences, reste la conscience dure du temps. La promenade au jardin prend une valeur initiatique. Le noir même de la nuit devient une figure de la limpidité.

Le deuxième poème (p. 88) fait réapparaître une figure féminine qui semble sortie des rêves et qui n’est sans doute que la conscience même de la disparition, incarnée.

Le troisième et le quatrième poème (p. 90/91) s’en reviennent vers le paysage comme vers un lieu de connaissance où le « secret » serait perceptible, audible, visible. Ce secret est celui de notre appartenance, celui de la mystérieuse présence de la vie sur cette terre.

Il semble que la méditation ne cesse de gagner en pureté dans les poèmes suivants où l’apprentissage du consentement trouve à se formuler à travers diverses images. Les motifs sont successivement ceux de la préservation d’un souffle et d’une lumière précaires (p.92), d’une tristesse ayant une valeur que l’on pourrait dire germinative (p. 93), d’un dehors devenu lieu d’intimité (94), d’un échange amoureux entre l’en haut et l’en bas (95)

C’est finalement la neige d’hiver qui vient sublimer le paysage qu’elle enveloppe et protège. La neige qui est la figure ultime du consentement.

Conclusions

Ensemble de textes dont la cohérence et la progressivité sont manifestes :

Nous sommes au temps des débuts et de la maturation poétique de PJ : les mêmes motifs demeurent, mais vont s’approfondissant

Ensemble de pages fortement marquées par le deuil / l’apprentissage de la finitude : nécessaire détermination d’une juste posture poétique

Formellement, PJ tend de plus en plus vers la suite, en abandonnant les titres et les formes héritées (sonnet) : cette constitution en séries, en séquences poétiques, manifeste l’ouverture de la parole poétique, sa valeur de recherche, d’interrogation, sa persévérance. Il s’agit moins d’élaborer de beaux objets formellement accomplis et clos sur eux-mêmes que de moduler et de recreuser le même incessant questionnement.