| Accueil | Le Blog | SommaireBiographie | Bibliographie | Pages lyriquesManuscrits  | Galerie | Traductions
| Anthologie contemporaine  | Pages critiques sur la poésie modernePages critiques sur la prose | Cours et séminaires |

| Le Nouveau Recueil | De l'époque... | Informations | Rechercher | Liens | E.mail   |

 





Yves Bonnefoy





La voix qui espère

Yves Bonnefoy,

Les Planches courbes


Autres éléments présents sur ce site, à propos de l'oeuvre poétique d'Yves Bonnefoy :

 

par Jean-Michel Maulpoix

    article paru dans La Quinzaine littéraire du 15 novembre 2001.

En même temps qu’un nouveau livre de poèmes, Les Planches courbes, Yves Bonnefoy publie plusieurs plaquettes où ses réflexions se ramifient. Entre ces différents ouvrages, qui entretiennent un singulier dialogue, il est un point commun : le poète s’y retourne vers le passé. Nombre de ses textes sont à l’imparfait. Ils réveillent des images enfouies que l’on pourrait croire nostalgiques. Mais c’est le vif de la présence et de l’espoir que recreuse ici le travail rêveur de la mémoire.



    YVES BONNEFOY
    LES PLANCHES COURBES, Mercure de France éd, 144p., 82F — 12,5 e
    LE THÉÂTRE DES ENFANTS, William Blake & Co, éd, 56p., 70F — 10,67e
    POÉSIE ET ARCHITECTURE, William Blake & Co. éd., 48p., 68F — 10,30 e
    LE CŒUR-ESPACE (1945, 1961), Farrago éd., 64p., 90F —13,70 e
    BRETON À L’AVANT DE SOI, Farrago éd., 128p., 90F —13,72 e



    Rauques étaient les voix
    Des rainettes le soir,
    Là où l’eau du bassin, coulant sans bruit,
    Brillait dans l’herbe.

Le premier poème des Planches courbes donne, si l’on peut dire, le ton de cette lointaine voix de mémoire qu’il réveille. Nul « je », tout d’abord, mais une simple sensation sonore, issue d’une enfance perdue aux images restées vives, et grâce à laquelle, bientôt, un « nous » va se recomposer. Au plus près de ce murmure d’ombre, la vision se fait clair-obscur : le poète projette sur les empreintes d’autrefois les rayons obliques d’une heure crépusculaire. A moins que ce ne soit la clarté même, iridescente, du passé heureux qui soudain se faufile et s’impose à lui dans la pénombre affaiblie du présent, apportant avec elle la remémoration d’un âge ancien qui fut de proximité, de familiarité avec les lointains : un temps où paraissait possible, et quelquefois même évidente, au gré d’un miroir d’eau par exemple, la réversibilité du ciel et de la terre, un temps où « tout était pauvre, nu, transfigurable », où la présence, qui est l’or du temps, semblait offerte et se laissait cueillir comme une « grappe rouge ».


    « Il marchait dans les bois quand il entendit ces rires, ces exclamations, cette joie. Et que faire alors sinon s’arrêter, le cœur battant, écouter la voix des enfants à travers le rideau des branches puis se risquer vers eux, l’autre monde ? »

Ainsi s’ouvre, dans la même pénombre étrange, Le Théâtre des Enfants. Encore une fois, il s’agit de redessiner et d’interroger une enfance, comme de répéter les trouées qu’elle fait encore en nous. Ou d’obéir tout simplement à cet écho, ce « chant de rien » qui insiste et qui réclame.
Ainsi, d’un livre, d’un texte à l’autre, paraît se répéter le même geste, tel une métaphore de l’écriture même : marcher, « rouler plus loin », s’arrêter en chemin, surpris par une image ou par des voix inattendues, écarter les branches, essayer d’entrevoir et d’entendre. Répondre à des appels derrière des rideaux d’arbres. Dans l’encre, des visions phosphorent un peu — à peine quelques flocons — jetant des clartés, éclairant des noms, désenchevêtrant leur énigme. Elles font se réveiller le temps.
« La pluie d’été », première partie des Planches courbes, est à la fois chemin et succession de stations : un déplacement ponctué d’arrêts, de « pierres écrites », méditations et inscriptions, stèles aussi bien que tables d’écriture où se dépose et s’examine cela, cet appel, cette « hâte mystérieuse », cette évidence imminente d’une voix, d’une vie longtemps rêvée… Il y a toujours, dans l’univers d’Yves Bonnefoy, des arbres, de l’eau et des pierres : ce qui s’élève, ce qui s’écoule, ce qui s’immobilise.


Ce n’est donc pas avec mélancolie que le poète se retourne. Plutôt pour sentir affluer en lui des images rêveuses où le sentiment de la présence s’observe et se recreuse. L’écriture poétique cherche à voir « dans les choses d’ici le lieu perdu ». Ses mots, ses images, ses vers, palpent aveuglément les murs d’une « maison natale » qui est en définitive moins celle où l’on a réellement vécu que celle dont on transporte en soi, comme un précieux viatique, les odeurs et les chambres. Une maison qui serait comme un navire, où s’endormir l’oreille collée contre le bois. Maison de mémoire ou maison de langue, laissant encore une fois venir, mais dans la brillance d’une poignance tout autre, ce qui naguère nous fut donné aveuglément :

    Terre qui vint à nous
    Les yeux fermés
    Comme pour demander
    Qu’une main la guide

Le poème est la barque du passeur. Il traverse le rien, il cherche un rivage, noue une ombre à une illusion, mais sait avec exactitude quel poids d’espérance et de chair est une existence. Et cette barque, n’est-ce pas le ciel même qu’elle paraît franchir, lorsque celui-ci se reflète sur la rivière et se voit poussé par la rame ? Ce ciel, qui est l’inaccessible, où les hommes ont logé « le sans nom », « ce qu’ils appellent Dieu », le voici à portée du regard et de la main, comme tombé en flocons sur le monde, parmi toutes ces choses qui y brillent un peu : des graines, des herbes sèches, ou ce broc d’eau claire « posé sur les dalles sonores »…

Puisque « nous sommes des navires lourds de nous-mêmes, débordant de choses fermées », c’est « dans le leurre des mots » que s’en va cette avancée aveugle de la langue qui fraie son sens en frottant de la transparence contre de l’opacité. Comme si la poésie s’alimentait conjointement à deux sources apparemment contradictoires : la bouche d’ombre de l’inconscient et « la vie quotidienne de la lumière ». Peut-être est-ce là d’ailleurs ce qui identifie le mieux la poétique d’Yves Bonnefoy : cette proximité de la présence et du songe, de l’élémentaire et du lointain, de l’évidence sensible et de l’inconnu. Là s’établit son rapport critique à l’image, aussi bien que la fonction heuristique de celle-ci. Là se détermine le rythme même de son phrasé, oscillant entre vers et prose.


Republiant, aux éditions Farrago, Le Cœur-espace, son premier vrai poème (dans ses deux versions de 1945 et de 1961), Yves Bonnefoy nous rappelle quelle influence eut le surréalisme sur ses débuts et combien s’y ouvrit pour lui la possibilité d’une rupture et d’un seuil nouveau du langage où pouvait s’exprimer « la parole de l’inconscient ». Mais ce n’est encore, dans cette « écriture automatique », livrée toute à l’afflux des images, qu’un moment inaugural et pré-critique où étincellent des entrevisions « qui n’atteignent pas à la véritable poésie » qui est « une prise de responsabilité » et qui suppose la mise en vigueur d’un « principe d’examen ». Cette descente dans l’obscurité verbale de l’intériorité s’est poursuivie de livre en livre jusqu’aux Planches courbes, moins impensée que critique cette fois, écoutant, scrutant et déchiffrant cela dont la poésie fut tout d’abord l’enivrement. Pas à pas, le nautonier est passé de la proue à la poupe.
Il serait donc simpliste de ne voir en Yves Bonnefoy qu’un poète ayant rompu avec le surréalisme de ses débuts. L’hommage qu’il rend à la figure de proue de ce mouvement dans Breton à l’avant de soi en porte témoignage : le surréalisme fut la revendication impatiente, non pas seulement d’un absolu chimérique, mais d’une présence plus vive au monde, d’une lecture plus pénétrante du réel, d’une énergie et d’un désir, navire encore tirant sur l’amarre et réclamant de se désenchaîner…


Si solidaires les uns des autres sont les travaux poétiques et critiques d’Yves Bonnefoy, si attachés à la reprise insistante des mêmes questions et des mêmes motifs intéressant toujours la jointure de l’existence au poème, que l’image des « planches courbes » se trouve à nouveau étonnamment illustrée dans un petit opuscule intitulé Poésie et architecture où se voit imprimé le texte d’un discours prononcé à l’Université Rome III le 24 janvier 2001. Là, le poète ne développe pas de métaphore maritime, mais, comparant l’architecture romaine de l’Antiquité à celle de la Renaissance, en vient à définir la poésie comme « la voûte dans l’écriture », c’est-à-dire cet espèce de miracle de la gravité par lequel « le mur qui s’élève pierre après pierre se fait comme conscient du voisinage d’un autre mur et se penche vers lui, risque son équilibre dans le vide qui les sépare, défie la gravitation, mais reçoit alors le secours du côté opposé de l’édifice, qui semblablement s’est porté en avant, les deux murs ensemble faisant naître alors un espace, au sein duquel on peut vivre. »
Belle image que celle-là , pour dire ensemble le risque et l’ajointement, le vertige et la proximité : la poésie, « ce sont des vies qui se rapprochent les unes des autres en cet instant même où elles retrouvent chacune leur réalité infinie ». Ce sont donc encore des planches courbes, mais dressées cette fois. Abri, mémoire et promesse à la fois.


Qu’il compose des poèmes, des « récits en rêve » ou des travaux critiques, Yves Bonnefoy pose obstinément les mêmes questions qui sont ses chemins traversiers. N’est réelle pour lui « que la voix qui espère ». Ainsi travaille-t-il au maintien du poème, de la forme et de l’ouvrage poème. Aussi poignante que l’obscure mémoire qu’elle réveille est sa voix propre, qui volontiers invoque ou interpelle, précaire, semblant parfois tout près de se taire comme de prier, afin de retenir ou sauver ce qui s’enfuit, mais ne cessant à chaque fois de vérifier et de réapprendre à accepter la finitude. La tâche du poète n’est-elle après tout de nous donner à aimer cette terre provisoire et fragile et d’apaiser les feux de notre condition mortelle (en nous entretenant à la fois de l’évidence et du mystère, en croisant la beauté avec l’irrémédiable) ? Plutôt que s’écrier « que partout sur terre injustice et malheur ravagent le sens », plutôt que « disloquer la parole » et « n’être que la lucidité qui désespère », il lui appartient d’articuler, de nommer, et ainsi de chercher encore une issue à ce que Mallarmé appelait « le tunnel de l’époque ».

    Jean-Michel Maulpoix



Cette étude, plus développée, figure dans Adieux au poème de Jean-Michel Maulpoix