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"Habiter" : présentation de la génération de poètes à laquelle appartient Philippe Jaccottet


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Éléments d'un cours sur Philippe Jaccottet

Notes pour une lecture du sonnet « Sois tranquille, cela viendra ! »

par J.-M.Maulpoix - Université Paris X-Nanterre -


Le texte :

Sois tranquille, cela viendra ! Tu te rapproches,

tu brûles ! Car le mot qui sera à la fin

du poème, plus que le premier sera proche

de ta mort, qui ne s'arrête pas en chemin.

 

Ne crois pas qu'elle aille s'endormir sous des branches

ou reprendre souffle pendant que tu écris.

Même quand tu bois à la bouche qui étanche

la pire soif, la douce bouche avec ses cris

 

doux, même quand tu serres avec force le noeud

de vos quatre bras pour être bien immobiles

dans la brûlante obscurité de vos cheveux,

 

elle vient, Dieu sait par quels détours, vers vous deux,

de très loin ou déjà tout près, mais sois tranquille,

elle vient : d'un à l'autre mot tu es plus vieux.

(L'Effraie, éditions Gallimard)

 ***

Introduction

Ce poème est le dernier du groupe de cinq sonnets qui ouvrent L’effraie.

· Comme dans les précédents, trois motifs s’y entrecroisent : la mort, l’amour et la poésie. Mais, plus particulièrement, ce poème met l’accent sur le caractère inexorablement destructeur du temps auquel nul bien ne résiste. Ni la poésie, ni l’amour ne peuvent en protéger. On observera que le temps n’est (indirectement) désigné comme assurant l’ouvrage du mourir que dans les quatre derniers mots du poèmes.

· Il incombe ici à une prosodie traditionnelle (alexandrins rimés, recours à la forme du sonnet – mais irrégulier) et à un système de reprises insistantes (anaphores, allitérations…) de souligner l’écoulement inexorable du temps, cependant qu’un jeu subtil de ruptures (rejets, contre-rejets, enjambements, césures, brusques changements de ton) manifeste la manière dont il perturbe et défait la vie, aussi bien que la vanité des tentatives humaines de s’y soustraire.

· Ce poème est à la fois une adresse et une méditation : une méditation en forme d’adresse (à soi-même, voire au couple amoureux), ou une méditation adressée. C’est dire toute l’importance qu’y prend la réflexivité lyrique, soutenue par le déguisement du « je » en « tu ». La structure d’interlocution ici mise en place est à maints égards exemplaire de la parole lyrique moderne.

 

Composition

Le texte est composé de cinq phrases. Les trois premières coïncident avec le premier quatrain qui forme un tout. La seconde correspond aux deux premiers vers du deuxième. La troisième court durant la deuxième moitié du deuxième quatrain et tout au long des deux tercets. L’amplification et la dramatisation à l’œuvre contredisent le caractère apparemment placide ou paisible de la formule initiale. Comme souvent dans l’œuvre poétique de Jaccottet, la discordance entre la mesure et les groupes syntaxiques constitue un facteur de déséquilibre

Premier mouvement (v1 à 6) : la mort (le mourir) inexorable qui ne s’arrête pas, ne s’absente pas, ne se repose pas, mais coïncide avec le temps qui passe. Ce premier mouvement correspond aux 6 premiers vers. La tonalité qui domine est plutôt familière. Le souci de dédramatiser paraît prépondérant.

Deuxième mouvement (v7 à 14) : La vaine tentative de fixation amoureuse, déjouée par la fuite du temps et l’avancée de la mort qui dénoue même les bras les plus serrés. La tonalité dominante est beaucoup plus lyrique et oratoire. Le drame se noue étroitement entre la créature humaine et la mort.

On observe donc une accélération et une dramatisation : à mesure que l’on avance dans le poème, la mort y devient principe d’enjambement et de rejet.

***

Étude de détails

· v1 / 2 : Le texte s’ouvre par deux exclamations. Qui sont aussi deux interpellations. Le poète s’adresse à lui-même aussi bien qu’à son lecteur. C’est ici un « je » lyrique qui parle en deuxième personne, comme porteur d’un savoir de la destinée auquel le « je » lui-même tenterait de se soustraire. Il semble ainsi que le tutoiement introduit la division jusque dans l’intériorité même du poète.

® « Sois tranquille » (où s’entend comme l’écho du célèbre poème de Baudelaire « Recueillement » : « Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille ») résonne comme une antiphrase, puisque le temps (qui porte la mort) va s’avérer principe d’intranquillité. (Toutefois, la tranquillité est aussi bien la qualité attendue de celui qui aura reconnu qu’il est vain de vouloir crisper ses énergies contre le travail du temps). Cette formule qui reviendra à la fin du texte signifie en vérité « sois en certain ». Elle formule un impératif. Mais Jaccottet se montre encoore soucieux à ce moment de dédramatiser son discours sur la mort.

® « cela viendra » : le pronom neutre fait valoir le caractère inconnu et immaîtrisable de cette fatalité. A ce moment du texte, il n’est encore question que d’une forme d’inconnu qui se rapproche. Le verbe « venir » inaugure une série marquée par le mouvement (« rapproches », « aille », « elle vient ») qui fait de la mort une créature mobile et inconnue : la mort dont il est ici question fait corps avec le temps qui passe. La rime équivoquée « rapproches/ sera proche » accentue cette solidarité.

® « Tu te rapproches » : Symétrie des mouvements : cependant que vient la mort (le cela), l’être lui-même s’en rapproche. Une rencontre doit fatalement avoir lieu entre ces deux entités (le « cela » et le « tu » qui se dirigent l’une vers l’autre.)

® « Tu brûles » : la formule (familière) fait penser à une partie de cache-cache. Elle pourrait dédramatiser le propos en y introduisant une dimension ludique, si cette brûlure n’était aussi l’une des figures habituelles de la consumation de la vie par le temps.

 

· v2 /4 : C’est d’abord de l’écriture poétique elle-même, en son travail, que Jaccottet rapproche le passage inexorable du temps. On sait que souvent la poésie prétend suspendre le temps, ou l’oublier en fixant des instants d’émotion et de beauté. Or Jaccottet retourne délibérément cette vision en faisant du temps d’écrire un temps comme les autres et en le traitant même en exemple d’une fugacité inexorable.

® Cette coïncidence entre le temps d’écrire et le temps de mourir dramatise la finitude en l’accélérant, puisqu’elle projette sur un espace et sur une temporalité réduite (celle d’un sonnet) la figure même du mourir. Ce sont d’ailleurs ici les mots mêmes (le premier et le dernier mot du texte) qui deviennent des sortes d’aiguilles pointant des moments successifs. Le rejet de « du poème » en tête du vers 3 fait du mot qui est à la fin un possible mot de la fin.

® Le poème devient une espèce de carte de la mort, comme il existait naguère une « Carte du Tendre ». L’emploi du verbe être au futur « le mot qui sera » affirme comme une certitude la venue de la mort.

® introduit par la conjonction « car », ce passage argumentatif et délibératif voit le poète s’adresser à lui-même et se retourner contre lui-même pour relativiser la puissance, la portée de son art. Loin de parler de la mort en général, il parle de sa mort en s’adressant à lui-même en temps que mortel.

® Cette première strophe se termine par une première personnalisation de la mort en infatigable marcheuse. Cette image sera développée par les vers suivants.

 

· v. 5/6 : Les deux premiers vers du deuxième quatrain poursuivent en effet la figuration de la mort infatigable. Tout d’abord est rappelée l’image de l’effraie (l’oiseau qui donne son nom au recueil) avec celle qui pourrait aller « s’endormir sous des branches ». Ensuite, c’est l’idée d’une course ininterrompue qui s’impose, telle que l’écriture ne saurait lui imposer de répit… En tous ces cas, la mort est placée en position de sujet : elle agit. On assiste tout au long du poème à une confrontation directe entre les verbes d’action ayant pour sujet le « tu » ou le « vous » et ceux qui ont la mort (« elle ») pour sujet.

***

 

Commence au v. 7 le deuxième grand mouvement du texte, articulé par la reprise par deux fois de « même quand », introduisant deux subordonnées circonstancielles de temps à valeur concessive qui renchérissent l’une sur l’autre. A deux reprises, l’amour est évoqué, d’abord comme douceur, puis comme force, sans pourtant empêcher ou ralentir la course de la mort.

· v.7/9 : L’amour est ici une première fois évoqué comme désaltération douce. La répétition en chiasme de l’adjectif (« douce bouche », / « cris doux »), la reprise des chuintantes (bouche, étanche, bouche) fait valoir l’idée d’une union heureuse et apaisante. Désignée par synecdoque, l’aimée fait figure de fontaine miraculeuse et semble à même de pouvoir concurrencer avec les (oxymoriques) cris doux du plaisir ce que l’on imagine être des cris d’effroi ou d’effraie… Mais si elle peut faire oublier les pires maux et satisfaire les plus forts désirs, elle s’avèrera incapable de conjurer le mourir.

· v 9/11 : Une deuxième fois, l’amour est évoqué dans sa force poignante, comme une tentative désespérée d’immobilisation de l’être dans le temps. La métaphore du nœud surdétermine l’idée de lien et d’étreinte, cependant que « la brûlante obscurité » des cheveux figure sensuellement la fièvre qui unit les deux corps mortels. On songe ici à la poésie amoureuse d’Eluard telle qu’elle survalorise l’union des corps, ou au pont que font les bras des amants au-dessus du cours du temps, chez Apollinaire : Jaccottet prend à contre-pied ces images.

· v. 12/14 : les trois derniers vers répliquent aux cinq précédents : à la reprise de « Même quand », répond celle de « elle vient ». La mort en effet se contente de venir. Elle ne fait rien d’autre que cela. Et c’est en cela que réside sa cruauté, son indifférence à l’amour, à l’effort, au travail ou au chagrin des hommes. Placée par deux fois en tête de vers, la formule « elle vient » retentit comme une menace, celle d’un tiers inexorable, un « elle » désireux de défaire le « vous ». On remarquera que tout le texte fonctionne à partir de couples symétriques, conjoints ou opposés : l’un de la mort s’oppose au deux du couple qu’il contribue cependant à lier pathétiquement.

® « Dieu sait par quels détours » : l’idée du cheminement fatal est ici approfondie par celle d’un itinéraire imprévisible et invisible que seul Dieu saurait connaître.

® « de très loin ou déjà tout près » : l’heure de la mort est inconnue, la distance qui nous en sépare impossible à connaître. Le sentiment d’insécurité du couple s’accroît, autant que sa précarité.

®    « mais sois tranquille » : définitivement cette formule qui ouvrait le poème et qui revient pour le clore prend le sens de « sois en certain »

®    « d’un mot à l’autre tu es plus vieux » : la boucle se referme. La clef du mourir est livrée : LE TEMPS, désigné par la formule « tu es plus vieux ». Un retour brutal vers le « tu » (après l’usage du vous) renvoie le sujet à sa solitude.

®    On revient au temps de l’écriture évoqué dans la première strophe. Loin de pouvoir s’échapper du temps, la poésie s’y plie comme l’amour. Le poème se referme ainsi sur le passage, voire sur la finitude de sa propre écriture.

 

Conclusion

· Exercice de lucidité, telle est dès L’effraie la poésie de Jaccottet. Il s’agit ici de réajuster la conscience de la finitude et de remettre poésie et amour à leur place. Ce poème est une méditation.

· Ainsi que l’observait Michaël Sheringham, ce poème qui affirme la prééminence du temps et son caractère destructeur ne se contente pas de réduire vis-à-vis de lui les pouvoirs de l’amour et de la poésie, il en opère la « réorientation » :

« d’une part la poésie elle-même est rendue, de façon explicite, à sa condition de discours, impliquant une certaine durée. D’autre part, l’expérience amoureuse, guérie de son idéalisation immobilisante par la poésie, retrouve sa force et sa vérité, qui est aussi de l’ordre d’une intensité vécue au sein d’un temps et d’un mouvement vers la mort. »

. Loin de se poser comme oubli ou déni de la mort, la poésie sera « voix donnée à la mort » (La Semaison, p. 28)

· Ce sonnet illustre la manière dont Jaccottet pratique le « poème-discours » et assouplit la prosodie : c’est ici curieusement le discours qui paraît assouplir le vers et la strophe en leur imposant ses enjambements et ses coupes.