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Éléments d'un cours sur l'oeuvre poétique de

Philippe Jaccottet

par Jean-Michel Maulpoix - Université Paris X-Nanterre - 2003-2004

Observation à propos de la mise en ligne de ces notes de cours


Etude d’un texte : « le travail du poète » (Poésies, p. 64)

 

Introduction

Poème extrait de « L’ignorant ».

Composé de 27 alexandrins, distribué en trois parties de longueurs inégales, que ne fait pas apparaître la disposition du texte dans l’édition de poche, puisque le blanc qui sépare le 19e et le 20e vers n’est pas sensible à l’oeil.

Ce texte définit « le travail du poète » en ayant successivement recours à une définition (v 1 à 4), un bref récit à valeur d’exemple (v 5 à 11), un questionnement hypothétique suivi d’une adresse imaginaire (v 12 à 19) et une conclusion-déduction qui se clôt par une ultime image (v 20 à 27).

On observera que Jaccottet mêle dans ce texte, comme souvent, la méditation à des éléments de narration, de description et de dialogue et que sans aller jusqu’à l’allégorie il se plaît à donner figure symboliquement à des entités abstraites.

 

« L’ouvrage d’un regard »

De façon surprenante, et comme en prenant à contrepied l’effet d’attente induit par le titre, le début du poème substitue à l’attendu « travail du poète » l’ouvrage d’un regard : une équivalence implicite est proposée entre « ouvrage d ‘un regard » et « travail du poète ». Un sens est donc élu entre tous, le poète est identifié par synecdoque à son regard. Encore n’est-il pas ici question d’une identification absolue ou restrictive, puisque le caractère indéterminé de la formule (« un regard ») conduit aussi bien à entendre qu’il sera ici question du regard humain en général. Voici qu’en poésie, ce regard devient artisan : il travaille.

Les quatre premiers vers définissent la tâche ou le devoir du poète comme « ouvrage d’un regard », c’est-à-dire travail de l’œil, et plus spécifiquement maintien d’une attention en dépit de la fatigue (« d’heure en heure affaibli ») à la fois due au temps de l’existence et à la situation propre du « poète tardif » qui ne saurait se prétendre visionnaire ou voyant à la façon de ses prédécesseurs (Hugo, Rimbaud…). Ce regard s’inscrit directement dans la temporalité : c’est un regard dans le temps, voire qui coïncide avec le temps même de vivre. Ce n’est pas un regard illuminé ou surplombant. Quatre infinitifs, ayant une valeur définitoire forte ( « rêver », « veiller », « former », « appeler » vont préciser la nature, le travail et la portée de ce travail de l’œil.

Cet « ouvrage du regard » est précisé d’abord par une double négation : il n’est ni celui de la rêverie ni celui de l’élégie. « Rêver », ce serait en effet se détourner de la vie réelle au profit du songe. S’égarer donc, se perdre, se fuir… L’expression « Former des pleurs » use d’un verbe d’ordinaire propre au vocabulaire du dessin ou de l’architecture pour suggérer le travail propre à l’écriture élégiaque telle qu’elle met en forme la plainte. Ecrire un poème serait alors se retourner mélancoliquement vers le passé et se désespérer du passage du temps : à cela Jaccottet se refuse. Si sa poésie considère la finitude, ce n’est jamais pour en faire entendre la plainte ; c’est toujours pour y déterminer une conduite, une tenue.

Un troisième infinitif, « veiller » vient définir positivement cet « ouvrage du regard » : rester ouvert et attentif, à la façon de l’œil du berger ayant en charge quelque troupeau. Cette figure de la veillée, voire de la veilleuse, est souvent présente sous la plume de PJ qui terminait par exemple son discours de remerciement pour le prix Rambert par l’évocation d’un poète installé dans une cave obscure et « ne parvenant qu’à grand-peine à préserver la flamme d’une bougie de quelque tempête soufflant jusque dans son souterrain avec rage et sans relâche » (Une transaction secrète, p. 296). Cette image se retrouve, quasiment telle quelle, à la fin de ce poème.

Encore ne s’agit-il pas seulement d’un regard qui veille, mais également d’un regard qui appelle. La formule paraît curieuse : elle fait valoir un regard-voix qui devient bien par là-même comme l’organe même de la poésie, laquelle est à la fois ouverture de l’œil et de la parole, une forme d’attention qui parle, ou mieux qui rappelle à soi cela qui s’éloigne ou se disperse.

La métaphore du poète-berger est donc filée (veillée + appel), moins pour poser quelque nouvelle figure de « pâtre promontoire » chère à Victor Hugo, ou pour désigner le poète comme « berger de l’être » à la façon de Heidegger, que pour évoquer plus modestement l’idée d’une fidélité d’attention. C’est en vérité le regard qui veille « comme un berger », plutôt que le poète qui se voit allégorisé lui-même directement en berger : l’usage de la comparaison (« comme ») affaiblit ou restreint volontairement la métaphore. De même l’indétermination dans laquelle se trouvent maintenus les éléments susceptibles de constituer le troupeau de ce berger (« tout ce qui risque de se perdre ») contribue aussi bien à étendre le champ de ce regard qu’à restreindre son « pouvoir ».

Ces quatre premiers vers proposent ainsi en une seule phrase une définition paradoxalement à la fois étendue et restrictive du « travail du poète ». Il s’agit de ne pas fermer l’œil. De faire office de sentinelle. La valeur en cause est le maintien.

 

« Je vous regarde »… « Je vous appelle »…

Les vers 5 à 11 constituent le premier moment du développement central qui se distribue en deux parties de longueurs sensiblement égales.

L’adverbe « Ainsi » introduit nettement le moment de l’exemple et de l’illustration. C’est aussi le moment de ce que Jaccottet appelle lui-même « un bref récit » (ne pas oublier la définition qu’il donne de son art propre : « le poème-discours qui a toujours été le mien, tel un bref récit légèrement solennel, psalmodié à deux doigts au-dessus de la terre. » La Semaison, p. 47). En effet, la définition initiale se trouve mise en situation, localisée et comme concrétisée par une conjonction d’éléments descriptifs et narratifs.

Cette situation est celle d’un « poète » au jardin (le « je » ici survient comme acteur d’une scène) qui regarde et qui appelle dans une lumière particulière des éléments relativement indéterminés (« voix ou lueurs ») qui s’éloignent et qui fuient. Un poète qui donc s’efforce de retenir (comme on retient physiquement ou mentalement, par apprentissage) ce que le temps emporte.

« Le mur éclairé par l’été » n’est pas un élément anecdotique ou secondaire, un simple décor pour cette scène : la parenthèse du vers 6 dote cet élément concret d’une soudaine profondeur mentale, puisque c’est aussi bien le souvenir de l’été qui éclaire cet écran auquel paraît s’appuyer le poète et sur lequel semble se projeter la scène. Il semble ici que le regard et la parole poétique prennent appui sur le souvenir d’une lumière pour en préserver à la fois l’éclat et les détails. C’est moins dans la lumière réelle présente que dans la lumière du souvenir que veille le regard du poète. Son univers apparaît double : il est à la fois celui d’un être paisiblement installé « dans la tranquillité du jour » et celui d’une remémoration relativement confuse.

P. Jaccottet module et modalise son propos en ayant souvent recours à des parenthèses qui mettent en question la sûreté ou l’autorité du discours. Loin de s’imposer avec éclat, il semble que l’écriture poétique tâtonne, se cherche, veuille parvenir à la plus grande justesse. Elle rectifie, corrige, précise, atténue, restreint… Loin d’en rajouter et de charger la lettre, elle multiplie les effets d’assourdissement.

Ces atténuations n’empêchent nullement la parole d’interpeller directement, à la façon d’êtres réels, les « voix » et les « lueurs » confuses du passé. Par trois fois répété aux vers 7, 8 et 9, le pronom « vous » se fait pressant, cependant que le rythme des vers s’anime pour marquer la fuite et la perte de ces instances fragiles aussi difficiles à retenir qu’à identifier : « voix ou lueurs (nul ne le sait) ». Les segments de forme et de longueur identique « je vous regarde », « je vous appelle » accentuent la force lyrique du passage.

Toujours est-il que ces « voix » et ces « lueurs » correspondent évidemment aux deux caractéristiques de « l’ouvrage » évoqué dans le premier mouvement : être à la fois un œil et une parole, veiller et appeler. Il s’en déduit que le travail du poète consiste précisément à voir des lueurs et à appeler des voix, voire que son regard et sa voix se confondent entièrement avec leur objet.

« L’herbe obscure » dans laquelle fuient, s’éloignent et brillent tout à la fois ces voix et ces lueurs suggère aussi bien le temps où le vivant se perd que l’écriture même qui en recueille présentement la trace. Le travail du poète consiste aussi bien à retenir ou à fixer qu’à s’efforcer de discerner et de relier le présent au passé. Il s’avère le gardien d’une mémoire. Les « voix ou lueurs » qui le préoccupent sont tout à la fois les restes d’une enfance et les marques d’une finitude : elles disent la disparition, mais au plus près de l’origine, et comme en nouveauté. L’écriture poétique noue la naissance à la disparition.

La scène évoquée par ces quelques vers vient donc illustrer un travail mental, de mémoire et d’écriture, en proposant une illustration à la fois concrète et relativement mystérieuse en ce qu’elle sait préserver un important coefficient d’indécision. En vérité, la cohérence du poème se livre peu à peu : à mesure que l’on avance dans sa lecture attentive la cohésion des motifs se précise.

 

« Telle dame sous le buis »

Le second moment du développement central est tout entier inscrit entre parenthèses. Il apparaît comme un nouveau rebond illustratif de l’évocation, cette fois portée jusqu’à l’interpellation imaginaire d’une créature disparue. Mais il constitue également comme un développement fantasmagorique des points de suspension par lesquels s’achevait le onzième vers : c’est bien en effet une défunte qui se lie à l’enfance à travers l’évocation de cette dame que l’on croirait sortie d’un ancien livre de contes plutôt que de la tombe. Et c’est ainsi comme un poème venant s’écrire dans le poème (entre les parenthèses du poème), un rebond de la poésie sur elle-même…

La question « Est-elle morte » (dont l’écho se propage à travers la répétition du phonème « telle »), vient interroger le caractère irrémédiable ou non de la perte de ce qui fut vécu ou rêvé naguère : elle s’applique à une créature qui reste indéfinie « telle dame », mais que désigne un substantif noble, puisque ce terme issu du latin « domina » désignait à l’origine une femme détentrice d’un droit de souveraineté ou de suzeraineté. C’est un mot d’un autre temps pour un être d’un autre âge. A présent sous le buis elle est ensevelie sous l’arbuste même que l’on bénit le jour des rameaux et cette situation évoque à la fois quelque nécropole et la fidélité religieuse du souvenir. L’idée d’une disparition irrémédiable s’impose cependant avec la « lampe éteinte » où se manifeste la fugacité de la vie et le bagage dispersé qui reprend le motif présent aux vers 4 et 9 (il reviendra au vers 23) d’une existence défaite et comme éparpillée par le temps. Le bagage, ce sont les affaires de la vie humaine telles qu’à la mort elles s’éparpillent.

Le vers suivant, cependant, oppose à cette évocation de l’inexorable l’alternative d’une résurrection. Jaccottet introduit ici un élément irrationnel et chimérique (procédé de l’adynathon, consistant à évoquer quelque chose qui est impossible), afin d’ouvrir la possibilité d’une adresse à ces « voix ou lueurs » qu’évoquait le passage précédent : le poète évoque au conditionnel, à la façon d’une scène que l’on pourrait qualifier de mythologique, ce qui constitue l’objet même de son travail : la résurrection des présences perdues. Au vers 15, c’est la silhouette d’Orphée que laisse transparaître le texte lorsque le poète imagine partir à la rencontre de la morte qui revient pour la ramener au vers 19  parmi les vivants.

Placées entre guillemets, les deux interrogations et la supplique invocative qui courent au long des quatre derniers vers de ce mouvement interrogent ce que l’on pourrait appeler l’exister de la morte : ils lui demandent à quoi fut occupée son absence et comment comprendre une disparition si peu annoncée. La mort est ici définie (ou modulée) par périphrases qui l’euphémisent « tout ce temps qu’on n’entendait / ni vos rires ni vos pas dans la ruelle » : autant dire qu’elle est apprivoisée, à la fois dédramatisée par l’expression et rendue plus cruelle par l’expression en creux de ce que fut avant elle le temps de vivre : des rires et des pas. A un temps heureusement dépensé s’oppose un temps perdu inconnu. La seconde question résonne comme un reproche et poursuit la définition par euphémisme de la mort qui se voit réduite au seul verbe « s’absenter ». Encore s’agit-il d’une forme d’absentement hors de toutes formes, presque d’une impolitesse par défaut d’explication…

A ces trois vers de fausses retrouvailles exprimées dans un langage à l’accent courtois, légèrement archaïsant par les tournures syntaxiques « tout ce temps que… » ou le lexique « ruelle ») succède unhypothétique apostrophe lyrique qui résonne comme une supplication que le présent adresserait au passé : revenir, tel est ici le verbe-clef. Il convient, pour bien l’entendre, de se souvenir du début du poème, aussi bien que des vers 8 et 9 : la dame évoquée est l’exemple de ce ou de ceux qui s’est ou se sont perdus ; si la poésie ne peut rien prétendre ressusciter, au moins parvient-elle à garder mémoire, à éviter l’oubli.

 

« Garder encore… »

Le dernier développement du poème, bien que séparé par un blanc du précédent, enchaîne directement sur cette image de la morte restée présente, sous la forme cette fois d’une « ombre d’hier » cachée « dans l’ombre et l’heure d’aujourd’hui ». Il met en valeur le motif d’une persistance fragile, menacée, mais à laquelle le poète lui-même applique tous ses efforts avec une espèce de dévotion désespérée.

Les vers 20 et 21 assurent la transition entre la scène exemplaire qui vient d’être évoquée et sa portée ou sa valeur générale : la dame symbolisait la persistance d’une lumière ancienne, quoique réduite à l’ombre qui est son contraire, dans le temps d’aujourd’hui. « Tel est le monde » : tout habité d’ombres secrètes et silencieuses, une présence pleine d’absences, ou de présences autres. C’est bien là l’objet ultime du travail du poète : dire ce qu’est le monde, y évaluer la part de l’ombre, y discerner la subsistance de ce que l’on pouvait croire à tout jamais perdu et effacé. La construction des vers 20 et 21 referme en boucle l’ombre sur l’ombre et affirme contre le passage du temps (« l’heure d’aujourd’hui ») la persistance de la présence.

Il apparaît que l’un des motifs essentiels de ce développement est la lutte engagée entre temps et présence. Au vers 22, « l’ouvrage du regard » est de nouveau sollicité, dans sa finitude et sa précarité même, comme un travail de sauvegarde du lumineux et du périssable. Un appel insistant et désespéré se fait entendre « encore et encore », en direction d’une lumière en voie d’extinction qui n’est après tout que la lumière ou la flamme même de vivre, puisque la peur de « ne plus voir » évoque l’image des yeux clos d’un défunt.

Le poème s’achève sur une dernière image qui rappelle celle du berger veillant à côté de son feu. C’est une figure d’être démuni, privé de bien et de ressource, luttant contre une force démesurée « le vent » avec des moyens bien faibles. Loin d’être l’homme d’un pouvoir assuré, le poète est une figure précaire.

 

Conclusion

Veiller sur ce qui va s’éteindre, tel est finalement le travail du poète en ce qu’il prend soin de la disparition. Entre ce qui existe et ce qui a disparu, peu de différence : ce poème insiste sur la confusion des temps. Le présent et le passé s’y recouvrent.