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                                      Présentation du recueil L'ignorant


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"Habiter" : présentation de la génération de poètes à laquelle appartient Philippe Jaccottet


 

 

 

 

Lecture d'un poème 

« L’ignorant »

de Philippe Jaccottet


L'ignorant

Plus je vieillis et plus je croîs en ignorance,

plus j'ai vécu, moins je possède et moins je règne.

Tout ce que j'ai, c'est un espace tour à tour

enneigé ou brillant, mais jamais habité.

Où est le donateur, le guide, le gardien ?

Je me tiens dans ma chambre et d'abord je me tais

(le silence entre en serviteur mettre un peu d'ordre),

et j'attends qu'un à un les mensonges s'écartent :

que reste-t-il ? que reste-t-il à ce mourant

qui l'empêche si bien de mourir ?  Quelle force

le fait encor parler entre ses quatre murs ?

Pourrais-je le savoir, moi l'ignare et l'inquiet ?

Mais je l'entends vraiment qui parle, et sa parole

pénètre avec le jour, encore que bien vague :

« Comme le feu, l'amour n'établit sa clarté

que sur la faute et la beauté des bois en cendres... »  

(L'ignorant, Editions Gallimard, 1957)

 

Introduction

  • Motif essentiel chez P.J de l’absence de savoir du poète. Ici aggravé par sa conjugaison au motif de la finitude. L’ignorance entre en correspondance dans l’œuvre avec d’autres motifs voisins, tels que l’effacement (JP.Richard parle à son propos de « morale de l’effacement »), l’effarement (que l’on peut entendre dans l’effraie), le retrait, la retenue, la discrétion…

  •  « Seule demeure l’ignorance », affirme « Le livre des morts » (p. 90)

  • Le texte suit un mouvement rhétorique et méditatif qui conduit vers une conclusion, en forme de citation, où vient se résoudre l’opposition du négatif (moins, jamais…) et du positif (encore, vraiment) qui est à l’œuvre au fil du texte. De même on y assistera à un double retournement de la parole en silence et de la bouche en oreille (du parler en écoute). C’est à travers ces retournements que se construit (comme en sourdine) la réflexion.

  • L’on pourrait parler à ce propos d’un travail de l’ignorance : elle constitue dans ce poème un principe et un processus de connaissance ; elle délivre un savoir paradoxal qui est d’abord de se connaître et de se reconnaître elle-même (On lire à ce propos avec profit l’article de Jérôme Thélot « L’ignorance à l’infini » dans le Cahier Jaccottet des éditions « Le temps qu’il fait »).

  • On y observe une abondance de questions (5), un usage de la parenthèse, de l’antithèse, du paradoxe, des répétitions : autant de manifestations de la réflexivité à l’œuvre dans ce texte. Le mot du titre est repris par deux fois, sous deux formes : « ignorance » et « ignare », mais il est également présent à travers des termes ayant valeur d’antonymes (« donateur », « guide », « gardien ») ou, comme en échos plus ou moins lointains , à travers la reprise phonétique des sons R et AN : « mourant », « vraiment », « cendres »...

  • Ce texte pose une espèce d’énigme : quel est ce « il » que l’on entend parler au 13 vers et dont les propos nous sont ensuite rapportés aux vers 15 et 16 ? Ce ne peut être que le mourant en lequel le poète glisse sa voix. Un mourant que sa voix même retient aux branches de la vie…

  • Au plan formel, c’est un poème en 16 alexandrins, dépourvu de rimes. Mais on observera que Jaccottet respecte la métrique au point d’avoir recours à la vieille orthographe d’encor qui permet d’élider le e muet. Toutefois, le privilège ici accordé à la voix qui questionne conduit à privilégier la phrase par rapport au vers et donc à effacer ces marques distinctives de la métrique que sont les majuscules en tête de vers.

Construction

· Le corps du poème est composé d’une suite de questions, d’abord abruptes et comme angoissées (« Où est… ? v 5), puis que l’on peut dire lestées d’étonnement et d’une espèce de "savoir" interne qui vient faire réponse dans le vif du questionnement même (v.9 à 12). Entre ces deux types de questions vient se loger une scène qui tient du rituel : la scène de l’écriture est ainsi posée comme un temps d’attention, de méditation, de disponibilité et de questionnement. Cet ensemble forme le cœur du poème (v.5 à 12).

· Cette partie est précédée par quatre vers marqués par les motifs insistants de la réduction et de la dépossession. D’abord formulés par un paradoxe (v1) et une antithèse (v2), ces motifs donnent lieu à une image de froidure, d’espace désert (qui pourrait évoquer la page blanche) où le sujet paraît en attente d’une présence. Un effet de suspens est ainsi produit, que prolongent les questions qui suivent.

· Le texte s’achève par le moment de l’écoute, de la réception, où la parole et la lumière entrent de concert : en même temps que le silence, c’est la lumière du jour qui apporte avec elle sa réponse, voire sa sagesse : les deux vers qui terminent le texte lient la beauté au manque, la clarté à la finitude…

Lecture commentée

· v.1 : vieillir = croître en ignorance. La formule se retrouvera dans La Semaison : « Il reste l’ignorance croissante ». Elle est quelque peu paradoxale. Elle dit nettement l’augmentation du manque, de la dépossession, de l’incertitude… Cependant, le verbe « croître » donne aussi à entendre une fructification de l’ignorance. Ne pas savoir, ne pas connaître, cet état blâmable (en latin chrétien ignorantia désignait l’ignorance de la religion de Dieu) est ici susceptible de devenir comme l’amorce paradoxale d’une sagesse… Observons qu’un simple accent circonflexe distingue croître de croire… Mais seule la relecture du poème accèdera à ce sens qui est encore dissimulé à qui découvre ce poème. La répétition de « plus » marque pour l’heure le caractère inexorable, fatal, quasi-mécanique de cette perte de connaissances.

· v2 : « plus j’ai vécu » reprend au passé le motif du vieillissement, comme pour marquer à la fois une accélération du passage du temps et son échéance prononcée : une proportion ou disproportion curieuse se trouve ainsi établie entre la quantité d’expérience accumulée et la dépossession éprouvée. C’est alors aussi bien la maîtrise qui est perdue (« moins je règne ») et le motif classique du vieux roi sage autant que riche se trouve contesté, retourné, au prix d’une violente antithèse renforcée par l’opposition du passé et du présent.

· v.3 et 4 : « Tout ce que j’ai » reprend « moins je possède », pour évoquer cette fois par une image qui reste délibérément vague l’espace (mental) du poète, marqué par le froid, la brillance et le vide. Le « Je » paraît ne pas avoir trouvé de lieu autre que celui, désert, d’une attente indéfinie, tantôt froide, tantôt lumineuse, mais en tous cas sidérante, immobile, radicale. Dans le qualificatif « brillant » s’entend en sourdine la finale du mot-titre.

· v. 5 : Une question portant sur trois termes complémentaires renforce l’effet de solitude des vers précédents. Le maître est absent. Il n’y a pas de donateur : quelqu’un qui ferait don du sens, du savoir, du pouvoir, de la beauté, de la richesse, ou du poème. Il n’y a pas de guide pour conduire à travers cet espace et le connaître aussi bien que pour traverser la condition humains jusqu’à la mort. Il n’y a pas de gardien qui protège ou qui délimite cet espace indéfini… Tous ces termes induisent conjointement l’idée d’un défaut de transcendance. A tout le moins s’agit-il ici d’un questionnement insistant (trois termes pour une même notion) où s’entend l’accent pascalien sur l’absence de grand référent.

· v.6 : Avant de rebondir dans les vers 9 à 12, le questionnement est momentanément suspendu pour céder la place à une scène d’intérieur (Cf le poème de Valéry portant ce titre) où une conduite choisie, déterminée, résolue, fait une première fois office de réponse ou de réplique à cette absence d’un Maître. « Tenez-vous bien dans votre île à vous », réclamait Michaux en relayant un précepte du Bouddha. Ici le parti-pris du dedans est souligné par la quintuple reprise des marques personnelles ( je, me, ma, je, me). La chambre est chambre d’écriture autant que lieu de recueillement d’une intimité. « Je me tiens dans ma chambre » signifie « je me tiens en moi-même ».

Je me tiens, je me tais, j’attends : trois verbes vont déterminer successivement les éléments d’une conduite (marquée par une apparente passivité) qui est de pacification intérieure et d’installation dans un état propice à l’accueil du silence.

· v7 : Le silence est allégorisé en serviteur venant mettre de l’ordre dans la chambre de l’intériorité. Il prend en quelque façon la place laissée vide par le donateur (l’insistante allitération en r assure pour une part l’unité avec les deux vers précédent : donateur, gardien, chambre, d’abord…). Lorsque le sens n’est pas donné, garanti, il incombe au silence de porter avec lui un juste rapport au sens et au langage. C’est le silence qui autorise ce que PJ appelle « le langage réduit à l’essentiel ».

· v.8 : Atteindre la justesse, tel est le principal vœu de l’ignorant, moins en quête d’un savoir que d’une vérité. Ici, l’écriture poétique consiste pour une large part en un travail d’élimination, de purification, de resserrement sur l’essentiel. Les « mensonges » sont à leur tour pareils à des personnages dont il s’agit de décourager la présence. Ce motif du mensonge est, on le sait, très insistant sous la plume de P. Jaccottet qui écrit par exemple dans La Semaison : « Pour moi, de plus en plus, j’entends le mensonge des paroles, ce qui me paralyse. Je voudrais que la misère les dénudât. » (P. 96).

L’opération en cause est d’authentification de ce à quoi tient réellement une vie humaine. Valéry se demandait obstinément, à travers Monsieur Teste « Que peut un homme » ? Jaccottet pose une autre question « Qu’est-ce qui tient un homme en vie ? ».

· v.9 /10 : Débute au neuvième vers une série de questions portant sur le reste, la subsistance, le maintien : une fois le monde (la chambre, l’esprit, le langage) débarrassé de l’illusoire et du mensonger, que reste-t-il qui tienne en vie. La poésie évalue les raisons d’être, les raisons de poursuivre. Elle est présentée comme une œuvre de persévérance.

Curieusement, une nouvelle instance est introduite par un démonstratif qui lui confère une présence forte, dramatiquement accentuée par la répétition de la question « que reste-t-il ? » : ce mourant. (terme où s’entend en écho le mot « ignorant »)

De qui s’agit-il, sinon du poète lui-même cette fois réduit à sa situation existentielle, ontologique, la plus radicale d’être-pour-la-mort. Déshabillé par le silence, pourrait-on dire, de son titre ou de sa fonction, ramené à la plus grande humilité. Un mourant, voilà ce qu’il reste de la créature une fois écartés les mensonges. Mais un mourant auquel reste aussi étrangement quelque chose qui le tient en vie, qui l’attache à la vie.

· v.10/11 : C’est la nature de la force de vivre et de parler (encore) à l’intérieur de la prison de la finitude (quatre murs) qui se trouve interrogée. A cette question, la réponse sera apportée (indirectement, métaphoriquement) par les deux derniers vers du poème. Pour l’heure elle reste en suspens et c’est comme la présence même du poète qui se trouve ainsi mise en abyme dans sa voix : dans ce texte parle un je qui dit se taire mais qui interroge la force même qui maintient sa parole. Ainsi se complexifie peu à peu la figure de l’ignorant.

· v.12 : La dernière question reprend en le redoublant (voire en le triplant si on ajoute le mot « savoir ») le motif de l’ignorance : « moi l’ignare et l’inquiet » cette fois conjuguée à l’inquiétude qui est questionnement, absence de repos, fièvre de l’esprit, ce qui complète la mise en place de cette espèce d’autoportrait en creux, en négatif, tout entier placé sous le signe de l’effacement et de l’impossible savoir. Il y a ainsi souvent, chez Jaccottet, ce que j’appellerais une poésie de la prétérition, marquée par le fait que le poète « dit qu’il ne dit pas ce que néanmoins il dit » ou plutôt ne parle qu’en accusant le défaut, l’insuffisance de la parole.

En se désignant cette fois comme « ignare », le poète aggrave, durcit le motif de l’ignorance, puisque l’ignare est une personne d’une ignorance complète (péjoratif depuis le XIXe)

· v.13/14 : Ici, l’on observera même que le texte conduit précisément d’un « je me tais » à un « je l’entends vraiment qui parle », c’est-à-dire d’une suppression de la parole à une restauration de la parole. Encore celle-ci a-t-elle changé de situation, et, pourrait-on dire, de bouche : elle est passée de la bouche de l’ignorant à la bouche du mourant (on pourrait dire de la voix fébrile de l’inquiétude à la voix qui dit la finitude). Le je qui parlait est devenu un je qui entend, et c’est sa propre voix devenue celle d’un autre (ce mourant qu’il refusait d’être ?) qu’il écoute, impersonnelle à présent, fondue avec la lumière du petit jour qui apporte avec elle la conscience de mourir. Une voix vague mais vraie, seule donation possible…

Curieux dédoublement de l’ignorant qui est à la fois celui qui ignore et celui qui meurt, celui qui parle et celui qui écoute, le maître et le disciple… autant dire qu’il est une conscience avant tout, faute de porter un savoir.

· v.15/16 : Deux vers détachés, au style direct, entre guillemets. Procédé fréquent chez Jaccottet de délégation de la parole ou de mise en voix de la pensée (on retrouverait chez Y.Bonnefoy ces distributions de voix).

Ces deux vers posent un problème de compréhension : il s’agit d’une pensée cryptée dans l’image : se tenant en réserve, sur la réserve, ou réservant sa traduction (pour reprendre une formule de Rimbaud). Une pensée-image qui appelle à être méditée.

Elle repose sur une comparaison (classique) entre le feu et l’amour (deux termes souvent synonymes dans la langue classique) : mais on voit bien qu’ici « le feu » est pris au sens propre et que s’il figure quelque chose c’est la combustion du temps, ou l’énergie de la vie et du langage plutôt que celle du sentiment.

Feu et amour n’éclairent tous deux que de consumer quelque chose. Et si l’on devait résumer le sens de ces deux vers ce pourrait être en reprenant un vers de l’effraie : « Que la fin nous illumine ». Il faut accepter tout simplement de mourir pour exister. Il faut que quelque chose s’efface pour que quelque chose resplendisse.

Encore l’image est-elle autrement précise, puisqu’il est question de « la faute et la beauté » des « bois en cendres »… Le mot « faute » surprend : il convient d’y entendre l’idée de manque et d’absence plutôt que celle d’erreur ou de culpabilité.

Le motif de ce dernier vers est repris tel quel dans le dernier vers de la première partie du « Livre des morts » (p. 88)

 

Conclusions

· P. Jaccottet détermine conjointement dans ce texte une posture poétique et une posture existentielle, une morale de l’écriture et une éthique personnelle.

On mesure l’importance de l’ombre portée par la mort sur l’expérience poétique, aussi bien que du soupçon portant sur le langage, ses leurres et ses déficiences… De cela résulte une poétique du moindre mot (et de la prétérition) où rien n’est avancé sans prudence ni retenue.

La poésie rapproche la parole de la mort. La finitude est posée nettement, en conclusion du passage comme condition de la beauté, de la parole et de l’amour. C’est bien « la fin » qui « illumine » et rien d’autre. « Cette splendeur semble avoir sa source dans la mort, non dans l’éternel ; cette beauté paraît dans le mouvant, l’éphémère, le fragile » écrit PJ dans La promenade sous les arbres.

Mais dans d’autres textes, P.J exprime la réciproque à cette « production » de clarté par le sentiment de la finitude, à savoir que la clarté et la transparence (dans le style, dans l’expression) fait paraître la finitude (au lieu de la dissimuler, de la voiler). Ainsi écrit-il à propos de Mozart dans La semaison : « Plus sa musique est transparente, plus la mort y est sensible. »

· On parlera volontiers d’une puissance ou d’une fécondité de l’ignorance : c’est parce que l’homme ne sait rien de sa fin (dans les deux sens du mot) que la poésie qui est un non-savoir existe : ou plutôt vient elle occuper la place laissée vide par le savoir. Elle est « métier d’ignorance », pour reprendre une formule de Claude Royet-Journoud.

· On pourrait citer, pour conclure, parmi beaucoup d’autres textes, ce poème de La Semaison :

« Nourri d’ombre, je parle

et remâchant maigre pâture de ténèbres,

pauvre, faible, adossé aux ruines de la pluie,

je prends appui sur ce dont je ne puis douter,

le doute, et habitant l’inhabitable je regarde

je recommence à marmonner contre la mort

sous sa dictée (…) » (p. 25)