Autre article sur les Cahiers (T.VII) et sur Alphabets de Paul Valéry

 

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RIGUEUR DE PAUL VALERY


Le huitième tome des Cahiers de Paul Valéry rassemble, pour à peine deux années (1905-1907), quatre cents pages de notes. Le penseur est alors au plus vif du travail intellectuel entrepris en 1894 : une scrupuleuse observation de la vie mentale se conjugue à quelques notations plus concrètes, issues du vécu quotidien, et à des fragments de « poésie brute ». Ceux-ci, qui aèrent l’austère espace réflexif des Cahiers, se trouvent à présent réunis en volume séparé, sous le titre de Poésie perdue.

PAR JEAN-MICHEL MAULPOIX

article paru dans le numéro 810 de La Quinzaine littéraire, daté du 16 juin 2001.
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PAUL VALERY
CAHIERS VIII (1905-1907)
Edition établie sous la responsabilité de Nicole Celeyrette-Pietri et Robert Pickering.
Gallimard, éd., 520p.kk

POESIE PERDUE
Edition de Michel Jarrety
Gallimard, éd., collection « Poésie », 300p.
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A Gênes, une certaine nuit de 1892, Paul Valéry s’est lui-même condamné aux travaux forcés de l’esprit. Les quotidiennes notes matinales de ses Cahiers, tels seront ses travaux d’Hercule, en vérité moins labeur forcé qu’exercices sévères de « renforcement » : « j’ai détruit mes charmes. J’ai cherché la rigueur — parce que le naturel ne m’importe pas. »

La rigueur de Paul Valéry fut sa vertu. Obstinément à l’affût des leurres, des perturbations et des niaiseries qui menacent l’intellect, il remet en cause tout fait de conscience instable, toute notion abstraite « dont la génération est obscure ». Pour ce disciple de Léonard et de Descartes, il n’est rien d’acquis ni de fiable a priori. Le dedans de l’homme est rempli d’ennemis insidieux. La tâche scrupuleuse, le devoir éthique du penseur sera, parmi ces ombres, de refaire du jour.

D’où cette rituelle séance matinale de mise en tension du système nerveux. Rêve, sensation, mémoire, Valéry observe les formes variables de l’exister : l’excitation et le sentiment changeant qu’on en a. La machinerie complexe de l’esprit, Valéry l’entend comme un « système de différences », un « système différentiel ». Le travail de la réflexion consistera donc à séparer, redresser et stabiliser. L’intellect fabrique des intervalles et des nombres. Il s’en prend aux centres illusoires, comme à ce que l’on nomme « ineffable » ou « indicible » : tout l’indistinct et le confus dont l’humain fait sa nourriture. Penser, c’est discerner. Pour Monsieur Tête le clairvoyant, « la puissance de l’homme est dans son regard ».

Ainsi prend-il soin par exemple de distinguer scrupuleusement de la personnalité constituée ce nid d’idées fausses qu’est le « moi ». Si celle-là est construite, celui-ci est mobile. C’est un changeant point de convergence et d’équilibre, un carrefour et un groupement variable de possibles. « Moi », qui « se fait de tout », n’est qu’un cumul ou un produit d’actions et de circonstances diverses, momentanément convergentes, qui laisseront plus tard la place à d’autres, composant l’éphémère figure d’un nouveau « moi », également éphémère, aussi étranger à celui qui l’aura précédé qu’à ceux qui le suivront. Expressif, impressif, le moi est défini en termes d’énergies et de lacunes. Il est aussi « le nom de ce qui parle », une « synthèse de fonctions », le centre où se nouent les figures, s’effectuent les coordinations.

A ce moi incertain, comme à la « frêle architecture faite et défaite » de la conscience, le travail de l’attention permet momentanément de substituer le « moi pur », délié de la circonstance, et qui ne serait plus qu’une « sorte de potentiel », c’est-à-dire « la sensation propre de l’activité cérébrale ». Ouvert par le travail de l’esprit au sentiment de l’universel, l’être valéryen s’afflige et « s’étonne de se voir particulier ».

Comment relier la contingence circonstancielle qui affecte le moi à la pureté de l’intellect ? Telle est l’une des questions qui obsède Valéry dont la réflexion travaille sans relâche à préciser les liens entre le particulier et l’universel, voire à géométriser les rapports entre la partie et le tout. Transformer la multiplicité informe du divers en groupements intelligibles, tel est aussi bien le travail de l’esprit que le travail de l’art. Chercher la logique cachée des incohérences apparentes : « En toute matière ce qui m’intéresse, c’est cette transformation par laquelle le chaos devient maniable par l’homme. »

Mais l’observation aiguë n’est pas tout. Elle réclame une langue. « Il ne me suffit pas de comprendre, il me faut éperdument traduire. » En même temps qu’il procède au double « nettoyage de la situation verbale » et de la situation mentale, retraçant des chemins et forgeant des notions qui lui sont propres, Paul Valéry essaie des formes. A celui qui a déclaré l’amour « chose mentale » et qui voudrait tant se débarrasser des émotions, il ne suffit pas de les analyser, il faut encore créer des objets susceptibles de rivaliser avec elles, qui les transposent et qui s’y substituent. Le recours à la poésie brute esquisse cette recherche.

Cette « poésie brute » s’écrit en prose brisée. Ainsi que l’observe Michel Jarrety dans sa préface à Poésie perdue, « à un moment où l’exercice du vers s’est pour près de vingt ans suspendu, le poème en prose au contraire se préserve ». Car à la différence du poème en vers, constitué en objet accompli, fruit mûr offert à la jouissance du lecteur, le poème en prose est « tourné vers soi-même » : c’est pour Paul Valéry un espace de recherche « privée ». Un bourgeon, un fruit vert.

Pour la première fois, voici donc rassemblée la totalité des poèmes en prose des Cahiers, sous un titre repris à Tel Quel, évoquant la dispersion même de ces fragments de poésie dans l’océan des trente mille pages d’un laboratoire mental : « trouées de l’affect dans un espace voué à l’intellect ». Aérations et éclaircies sans doute, mais également poursuite par des moyens poétiques, de l’effort intellectuel. Autre rythme, autre portée, autre sollicitation du langage. De même que les fragments de pensées scrutent obstinément l’intellect, ces morceaux de poésie brute suivent les sensations du plus près. Ils affrontent la confusion des sens, ils disent les impressions mêlées.

Chantier des sens et chantier du langage, telle est la « poésie perdue » des Cahiers. Ce n’est pas ici le désir de « faire » un poème qui l’emporte, mais le seul souci de noter au mieux cela qui appelle la parole et la défie : fixer des vertiges, comme le souhaitait Rimbaud. Aube, éveil, crépuscule, endormissement : tous ces moments où les sens accueillent puis congédient le monde sollicitent de concert l’attention et l’écriture.
Par surcroît, poèmes ou pensées en bribes ont en commun de procéder par impulsions et courts-circuits, comme de s’arrimer à la vision, la pensée ou l’affect qui les a suscités. Entames, impulsions, découpes, soulèvements ou condensations, le lecteur pénètre dans le théâtre de l’esprit et de la sensibilité valéryennes. Il participe à leur effort respiratoire.

A l’arrière-plan de ces travaux, quoi d’autre que le vide et l’inconnu, toujours ? Au fil de ces pages innombrables, où chaque fragment fait un effort et livre une espèce de combat, le lecteur vérifie quelle conscience suraiguë Paul Valéry a prise du fond de néant sur lequel jouent nos gestes, nos vies, nos pensées et nos voix. Pour l’auteur des Cahiers, « tout le temps n’est qu’un léger défaut dans le bloc éternel, comme tout l’univers n’est qu’une bulle dans la pureté générale de l’espace. L’univers n’est qu’un oiseau dans l’étendue. »

Contre ce vertige, Valéry trouve une espèce de refuge dans le concept, comme dans l’exercice de la raison pure qui pourtant ne fait guère entendre en l’homme qu’un écho de ce néant même, devenu terrain de manoeuvres, alphabet d’une discipline : au contact du nonsense, la pensée doit se faire précise.

Ainsi, passionnément, poésie et pensée observent l’énigme et gardent le contact avec la question. La poésie s’en va puiser ses eaux très pures là où creuse la pensée. C’est donc bien le même homme, poète ou penseur, amoureux d’une chimérique « demoiselle de cristal », qui peut écrire « Je suis de verre ». Il a fait de son esprit un espace de réfraction, « un foyer ardent d’attention » où se consume tout objet, toute idée. Une machine à brûler l’obscur, tel est le penseur-poète.


© Jean-Michel Maulpoix