LIEUX
D'ÉCRITURE |
|
LE PASSAGE
COUVERT COMME MOTIF LITTÉRAIRE
par
Christine Rheys
Texte paru
dans le numéro
40 du Nouveau recueil, septembre,
novembre 1996.
Cette
maison sur la hauteur, qui est bâtie avec les
lettres d'une phrase ancienne, trop longue
pour ma mémoire.
Louis
Aragon, Le Passage de l'Opéra.
MODERNITÉ
Les
receleurs de plusieurs mythes modernes
Nés au tout début
du dix-neuvième siècle, les passages couverts
ont proliféré des années 1820 aux années
1850, époque où ils présentaient une série
de prouesses architecturales, comme la
construction en fer et en verre nécessaires à
l'édification de leur élément fondamental, la
verrière. La nouveauté urbaine constituée par
la possibilité de se déplacer à pied sec dans
un Paris inondé de boue, l'innovation de l'éclairage
au gaz en contraste avec les rues sombres,
allait de pair avec une nouvelle définition de
la ville, dont les passages étaient en quelque
sorte le joyau et la miniature. Luxe, richesse,
éclairage, étalages, miroirs : la foule s'y
donnait à elle-même en spectacle.
Contemporains de la flânerie et du dandysme,
conceptions tout autant sociales que
culturelles, ils incarnaient aussi l'avènement
du commerce élevé au rang d'art.
Les passages
ont été l'objet de nombreux commentaires,
fluctuant selon les effets de mode, et leur
mention dans la littérature s'accompagne d'une
vision contemporaine ou d'une fonction
narrative. Lorsque Balzac, dans Les Illusions
perdues décrit les galeries de bois du
Palais-Royal, il contribue à sa gigantesque
peinture des moeurs en plaçant le jeune Lucien
de Rubempré dans l'un des endroits les plus fréquentés
de l'époque ; quand Zola entreprend, avec Thérèse
Raquin ou Nana une peinture des passages, c'est
dans la ligne directe de la théorie qu'il développera
pleinement dans le Roman Expérimental, à
savoir l'adéquation d'un milieu et d'un
personnage. En effet, le sujet principal de Thérèse
Raquin c'est le passage du Pont-Neuf,
"corridor étroit et sombre, [...] suant
toujours une humidité âcre, [...] laissant échapper
des souffles froids de caveau". Omniprésent,
il préfigure le crime par noyade qui fait
l'objet du roman et déteint peu à peu sur les
personnages qui vont devenir eux-mêmes
"froids comme la mort". Pour le projet
de série des Rougon-Macquart, Zola précise que
son but n'est pas de "peindre la société
contemporaine, mais une seule famille" et
justifiant le choix du Second Empire il ajoute
"si j'accepte un cadre historique, c'est
uniquement pour avoir un milieu qui réagisse ;
de même le métier, le lieu de résidence sont
des milieux." Ce milieu agissant, on le
retrouve dans Nana, neuvième volume des Rougon-Macquart, avec l'un des passages les plus
anciens et les plus en vogue, le passage des
Panoramas. La sortie des artistes du Théâtre
des Variétés, où survient l'avènement tant
charnel que théâtral de Nana, s'effectuant
directement dans le passage, ce dernier va
devenir non seulement son lieu de rendez-vous, où
une foule de galants viennent l'attendre à la
sortie, mais aussi la promenade préférée où
elle traîne le comte Muffat. Nana "adorait
le passage des Panoramas" écrit Zola,
"quand elle traînait, elle ne pouvait
s'arracher des étalages". Le règne du
faux-semblant, du clinquant, des bimbeloteries
est établi comme son domaine, et presque comme
le miroir du personnage. "Le passage n'est
que la rue lascive du commerce" , cette
phrase de Benjamin conviendrait à merveille au
roman puisque la prostitution y est considérée
comme mythe constitutif de la société du
Second Empire.
|
Emile
Zola |
Mais au-delà
du passage, le milieu agissant c'est Paris. Le
Paris de Baudelaire
est une ville minée, remarquait Benjamin dans
son essai sur les Tableaux Parisiens ; celui de
Zola ne l'est pas moins, le deuxième volume des
Rougon-Macquart, La Curée, étant
consacré aux spéculations financières et aux
décombres de Paris. Les travaux d'Haussmann
sous le Second Empire, produisent une métamorphose
radicale de la ville dont les passages couverts
ont été en quelque sorte le premier acte. Acte
pacifique pourtant, dans le sens de cette volonté
de rénovation, puisque les passages s'inséraient
parfaitement dans le tissu urbain en se glissant
dans les creux et les espaces vides. Ils se
situaient précisément à la charnière de deux
villes et comme le souligne Bertrand Lemoine,
"ils se rattachent essentiellement à la
ville ancienne par opposition à la ville
moderne post-haussmannienne." Après avoir
été l'épicentre de la capitale, les passages
sont désaffectés et beaucoup seront détruits
à la fin du 19ème et au début du 20ème siècle.
Curieusement, c'est aussi sous le signe
d'Haussmann que s'ouvre Le Passage de l'Opéra
d'Aragon, écrit en 1924, au moment où la
destruction du passage du même nom est prévu
pour permettre le tracé du Boulevard Haussmann
: "le grand instinct américain, importé
dans la capitale par un préfet du second
Empire, qui tend à recouper au cordeau le plan
de Paris, va bientôt rendre impossible le
maintien de ces aquariums humains déjà morts
à leur vie primitive et qui méritent pourtant
d'être regardés comme les receleurs de
plusieurs mythes modernes, car c'est aujourd'hui
seulement que la pioche les menace, qu'ils sont
effectivement devenus les sanctuaires d'un culte
de l'éphémère, qu'ils sont devenus le paysage
fantomatique des plaisirs et des professions
maudites, incompréhensibles hier et que demain
ne connaîtra jamais". C'est "l'explosante
fixe" du livre d'Aragon. On peut d'ailleurs
se demander si ce n'est pas la notion de
"mythe moderne" qui a tellement ébranlé
Benjamin - le livre d'Aragon étant pour lui le
révélateur qui va déterminer le début des
recherches sur les passages en 1927/28 - puisque
c'est à cette tâche harassante de "penser
l'existence simultanée de la modernité et du
mythe" basée sur l'histoire de Paris au 19ème
siècle, qu'il va se livrer dans Le Livre des
passages, dont une grande section sera consacrée
au premier théoricien de la modernité,
Baudelaire : "la modernité, c'est le
transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié
de l'art dont l'autre moitié est l'éternel et
l'immuable".
|
Louis
Aragon |
La modernité,
attachée au passage, est aussi la quête qui
sous-tend le premier roman d'Aragon, Anicet ou
le Panorama, roman, écrit de 1918 à 1920.
L'argument décisif du recours au passage,
"lieu impersonnel, neutre, où tout peut
advenir", va être la règle des trois unités,
prélevée au théâtre et aux réminiscences
scolaires du jeune Anicet : elle commence le
roman, sert à la critique du récit d'Arthur
dans le premier chapitre, précise la nécessité
de son application avec l'emploi du présent de
l'indicatif et enfin définit le passage comme
le lieu idéal où elle peut advenir. "Un
seul décor", "une seule femme",
"une unité de temps", ces préceptes
du classicisme sont là pour se démarquer,
comme une boutade - le récit d'Anicet sera pure
exagération - de l'anarchie et de "la tempête
romantique", mais aussi pour affirmer le présent
: filiation littéraire et prise de distance
avec le passé puisque le récit d'Anicet, sur
fond de Second Empire, est fait au fantôme
d'Arthur - Rimbaud
dit Aragon dans la préface de 1964, alors que
celle de 1930 s'orientait vers une ressemblance
avec Goethe. C'est donc bien une proposition
esthétique qui prend comme lieu d'écriture le
Passage.
La volonté
expresse de condensation, liée au contexte
architectural du passage, est renforcée par le
choix synthétique de description d'Aragon et
constitue le point primordial autour duquel
s'agence le roman en exprimant l'apparition d'un
théâtre intérieur essentiellement mental.
"Mes personnages n'étaient point des
symboles à mes yeux mais le guignol de mes idées"
précise Aragon, "sous les traits de
Mirabelle, c'est une idée qui se cache : la
beauté moderne". Tenant une place
essentielle dans la structure narrative,
puisqu'elle débouche sur la quête de cette
femme-idée, la traversée du passage
s'accomplit comme un passe-âge pourrait-on
dire, car au mélange des temps succède bientôt
une rupture fondamentale avec le passé, conséquence
du voyage initiatique du jeune Anicet. Théâtre
moderne, donc, que n'aurait sans doute pas renié
Baudelaire :
"C'est à la peinture des moeurs du présent
que je veux m'attacher aujourd'hui. [...] Le
plaisir que nous retirons de la représentation
du présent tient non seulement à la beauté
dont il peut être revêtu, mais aussi à sa
qualité essentielle de présent." Le présent
de l'indicatif comme temps de la modernité dans
Anicet devient un présent absolu dans Le
Passage de l'Opéra : écrit dans le presque
d'une disparition, entre un hier et un demain
compromis.
PARCOURS
La
métaphysique des lieux
1919/1924 : ces
années qui marquent une période décisive dans
l'histoire du surréalisme sont aussi celles de
"l'installation" dans le passage de
l'Opéra. Fin 1919, Tristan Tzara arrive à
Paris, Breton et Aragon transfèrent leurs réunions
au café Certa par goût de "l'équivoque
des passages", goût clairement défini par
Aragon dans Anicet ou le Panorama, roman, mais
que l'on trouve aussi dans Les Champs magnétiques,
écrit par Breton et Soupault au printemps de la
même année. Ainsi le lieu déjà présent dans
les écrits devient le véritable lieu de
rencontres. 1924, année de
"l'officialisation" du surréalisme
avec le Manifeste, est aussi la date figurant en
ouverture du Passage de l'Opéra, qui est en
quelque sorte, l'officialisation du lieu.
La source première,
le filon précieux du surréalisme, c'est l'expérience
des Champs Magnétiques, "premier ouvrage
purement surréaliste" auquel se réfère
Breton dans le Manifeste : "je résolus
d'obtenir [...] un monologue de débit aussi
rapide que possible, sur lequel l'esprit
critique du sujet ne fasse porter aucun
jugement, qui ne s'embarrasse, par suite,
d'aucune réticence, et qui soit aussi
exactement que possible, la pensée parlée."
Dans cet abandon à la spontanéité du verbe
intérieur surgissent de-ci, de-là, "des
crachats de verrière" et bien que le lieu
ne soit pas un cadre permanent, sa présence est
effective : "J'aimerais connaître ce jeune
homme qui nous suivait. Il marchait résolument
sur notre ombre et nous étions fous de vouloir
courir. Un courant d'air s'approchait et nous
entrions dans le passage et nous regardions le
ciel à travers un vitrage poussiéreux. Ce même
personnage nous guettait en riant." Le
personnage étrange de Barrières dont la
vitesse de parcours rivalise avec celui de la
parole - "il va plus vite que les mots les
plus brefs" - ressemble au voyageur d'En 80
jours dont la trajectoire, ponctuée de quelques
arrêts, ne fait que s'accélérer. Les mots
tombent, les paroles passent et il n'est pas
difficile d'y reconnaître la vitesse de
l'automatisme.
"Il va
porté par ces images qui le ravissent, qui lui
laissent à peine le temps de souffler sur le
feu de ces doigts. C'est la plus belle des
nuits, la nuit des éclairs : le jour auprès
d'elle, est la nuit." Pour le voyageur d'En
80 jours, ayant quitté le rivage rassurant des
animaux domestiques, "la nuit des éclairs"
laisse paraître myriade d'animaux dont certains
parlent, tel ce papillon qui dicte des équations,
ou ce chien aux propos apocalyptiques qui est le
premier à définir le passage comme un lieu :
"Passage de la Bérésina". La pensée
qui se forme dans l'infiniment petit de la
vitesse, appelant à la présence les plus
infimes détails, habitée de fragments que le
scripteur ne se sait plus savoir, ou qu'il n'a
jamais su révèle que le sujet n'est pas seul
à l'intérieur de lui-même. Le passage à la
contrée inexplorée, celle du voyageur ou
celles des ténèbres explorées à la vitesse
de la main, s'exprime par la voix des animaux.
Nuée fantomatique ou multitude créatrice
d'images, elle provoque une exploration au présent
des régions éloignées de la mémoire ou de
l'inconscient. "Dans certains passages
fameux, on sait que des animaux sans nom dorment
sans inquiétude." Le passage est dorénavant
l'antre des animaux. C'est aussi une jungle
folle qu'a frôlé le jeune Anicet en traversant
son passage des Cosmoramas, non pas en écoutant
courir les mots mais en les regardant à l'arrêt
: les multiples inscriptions aux devantures des
magasins sont littéralement les pré-textes à
l'entrée et à la sortie de la forêt. Langage
et parcours, arrêt et cristallisation poétique,
ce sont les ingrédients que propose le passage
aux poètes du "stupéfiant image".
L'Arthur d'Anicet se révélait clairement comme
le fantôme d'un poète, "le héros des
grandes expéditions", lui, ressemble étrangement
à Rimbaud, et la recherche de l'inconnu où
l'action poétique est associée à une marche,
devient ici une course. Non pas vagabonds mais
de passage, "pressés de trouver le lieu et
la formule".
Comme dans la
topographie du Nâ-Kojâ-Abâd , dont le lieu médian
est le jardin, à la fois intérieur et extérieur,
le passage est un espace réversible :
"c'est une rue qui se recueille ou un intérieur
qui se défait toujours" écrivait Jules
Romains. Mais il est aussi cette zone de
transition entre deux rues, qui le rend propice
à devenir l'espace de marge des rites de
passage tel qu'il a été défini par Van Gennep.
Dans Le Paysan de Paris, Aragon va
utiliser ces éléments comme une palette
infinie de retournements. Le passage de l'Opéra
était constitué de deux galeries (Baromètre /
Thermomètre), et dès lors qu'il propose au
lecteur l'entrée "dans ce double
tunnel", Aragon ne l'en fait plus sortir
une seconde. L'ambivalence propre au passage se
double littéralement et le texte entier est
travaillé par la dualité. La rue lointaine est
perçue comme le monde de la réalité ; mais le
passage n'est pas l'endroit du rêve, il serait
plutôt le souvenir du rêve, point de rencontre
entre l'activité inconsciente et la conscience
éveillée, ce dont la rue est privée. La réalité
pure n'existant pas puisqu'elle est toujours
interprétée par une conscience, le passage
devient aussi le lieu de jonction entre réalité
et conscience.
Il ne s'agit
plus d'écrire du coeur de la nuit, ou du coeur
du théâtre imaginaire, mais d'explorer
l'irruption du quotidien dans la psyché
"comme un homme qui se tient au bord de ses
abîmes, sollicité également par les courants
d'objets et les tourbillons de soi-même".
L'écriture du passage tente de dire à la fois
le lieu, sa description, et le déplacement du
sujet, physique et mental. Dans la marche
effectuée par Aragon se situe aussi une
analogie entre penser et passer, non plus dans
l'extrême vitesse de l'automatisme comme c'était
le cas pour le voyageur des Champs Magnétiques,
mais par la "métaphysique des lieux",
en prenant la mesure du balancement continu
entre les lieux et l'être, passer, penser en
associant des fragments, des objets, des
visions, des passants, des lieux, des mots, des
souvenirs. Il s'agit de révéler le présent
tel qu'il advient, voir l'éclat fugitif de ce
qui ne laisserait pas plus de traces qu'un
flottement de présence dans un rêve, révéler
que la psyché est habitée de ces éclats de présence
oubliés : la métaphysique des lieux consiste
aussi à s'interroger sur la création psychique
de l'espace. Dans cette grande entreprise de
fixation qu'est l'écriture, le passeur
fondamental est "l'échelle de soie
philologique" de l'éphémère posant
langage et lieu entre oubli et cristallisation.
C'est non
seulement l'aspect intérieur/extérieur du
passage dû à sa verrière qui permet
l'affrontement ou la fusion de deux réalités,
mais aussi l'abondance des inscriptions et des
choses qu'il présente en regard, fragments
susceptibles d'être assemblés comme
producteurs de sens. "Il y a tant à lire
dans ces passages", disait le Pagure . Les
noms des boutiques, les affiches du passage sont
collés au coeur même du livre. Créateur de
chocs au sens de Dada créateur d'images au sens
surréaliste, le collage ici est surtout
transport du lieu dans le texte. Avec la
disparition du passage, le déplacement est
total : Le Passage de l'Opéra n'est plus un
lieu, mais un livre. C'est ce mot de passe que développe
Benjamin et c'est d'abord dans Einbahnstrasse
que la méthode affleure, collage de titres prélevés
aux journaux sans rapport avec le contenu des
textes. La forme fragmentaire subsistera, sans
effet de collage, dans Enfance Berlinoise,
et dans le Livre des passages,
"recueil" de citations du 19ème siècle.
Sa forme actuelle tient peut-être à l'inachèvement
du livre mais elle dénote une volonté antérieure
de travail et bien que Benjamin ait remis en
question "le caractère rhapsodique"
qu'il souhaitait donner à l'ouvrage, il faut
sans doute y voir un aspect essentiel du Livre
des passages, visant à une nouvelle
philosophie de l'histoire. Contrairement à
l'historisme qui considère l'histoire comme une
suite d'événements enchaînés les uns aux
autres par une causalité sans défaut et dans
la continuité d'un concept, la tâche de
l'historien matérialiste va être de
"faire éclater la continuité historique
pour en dégager une époque donnée". Tout
en cherchant la concrétude de l'histoire,
l'architecture du Livre des passages répond à
cet éclatement, fragments des citations du 19ème
ou des réflexions de Benjamin où le fil
conducteur du concept est interrompu par les
blancs de l'alinéa comme dans une oeuvre poétique.
La lumière de l'image, écrivait Breton est
survenue du rapprochement de deux termes, ici la
pensée fonctionne aussi dans le rapprochement
de termes, mais complexes, qui ne sont plus à
proprement parler des termes mais des fragments
de textes. La "lumière de l'image",
qui a lieu dans le blanc, semble mettre en
relief que la pensée fonctionne tout autant
dans le vide que dans le plein, mais surtout
elle provoque une infinité d'associations à
partir de textes du passé.
|
Walter
Benjamin |
A partir de ces
éléments, Benjamin a élaboré la notion
d'image dialectique, où l'Autrefois et le
Maintenant se rencontrent dans un éclair pour
former une constellation : "l'image
authentique du passé n'apparaît que dans un éclair.
Image qui ne surgit que pour s'éclipser à
jamais dès l'instant suivant. La vérité
immobile qui ne fait qu'attendre le chercheur ne
correspond nullement à ce concept de la vérité
en matière d'histoire. Il s'appuie bien plutôt
sur le vers de Dante qui dit : c'est une image
unique, irremplaçable du passé qui s'évanouit
avec chaque présent qui n'a pas su se reconnaître
visé par elle." La forme fragmentaire du
livre n'est autre que cette suite d'images
uniques du passé. La concrétude de l'histoire,
comme une suite d'instants matériels envisagés
dans un éclair, c'est sans doute ce vertige que
Benjamin ne pouvait se résoudre à mettre en
discours, contradiction fondamentale qui aurait
amené ces citations dans le tissu d'un texte,
leur ôtant tout facteur créateur d'image,
amenant aussi à leur destruction. L'éclair de
l'histoire est hanté par une disparition, celle
que Le Passage de l'Opéra ou A une passante
rendait fulgurant, celle de l'éphémère :
"incompréhensible hier et que demain ne
connaîtra jamais".
Flâneur infini
de livres, Benjamin a écrit aussi beaucoup sur
la ville et son immense travail sur les passages
couverts établit un lien entre ces deux aspects
importants de son oeuvre. Passage, ce mot
abstrait dédié au temps et à l'espace, en se
concrétisant architecturalement pour un
parcours met en lumière de manière exemplaire
le rapport du lieu, de l'écriture et de la mémoire.
Christine Rheys